b. L’averroïsme dans la prédication

Averroès 319 , le Commentateur par excellence des œuvres d’Aristote, a produit entre 1160 et 1198, date de sa mort, un grand nombre de commentaires sur presque toute l’œuvre d’Aristote, à l’exception de la Politique. Le succès du philosophe arabe tient à son lien avec l’œuvre d’Aristote : il offre un guide de lecture cohérent et complet de toute l’œuvre du philosophe antique. Il est malaisé de repérer chez Guillaume les traces d’une pensée teintée de questions averroïstes. Nous avons vu que la philosophie est présente dans la collection de sermon, mais de manière assez discrète. Que pouvait-il reprocher à Averroès ? On ne peut que supposer les griefs de Guillaume à l’encontre de la doctrine averroïste, c’est-à-dire les critiques développées depuis Bonaventure, Thomas d’Aquin, puis partiellement reprises dans la condamnation de 1277, sur des points incompatibles avec la doctrine chrétienne : la théorie que l’historiographie nomma monopsychisme, à la suite de Leibniz, et qui démontre l’éternité et l’unité de l’intellect agent et de l’intellect possible pour l’espèce humaine ; la théorie dite de la double vérité, mettant en opposition foi et philosophie, et qui fut directement visée par la condamnation de 1277.

Dans le domaine précis de la prédication, les traces de l’influence d’Averroès sont encore peu signalées. A l’université, pour la période antérieure à la condamnation de 1277, les exemples sont nombreux dès le premier quart du XIIIè siècle et témoignent de la progression de la connaissance de l’œuvre d’Averroès, mais il ne s’agit pas d’œuvres concernant directement la prédication. Ainsi Thomas d’Aquin cite Averroès dès les années 1252-1256. Ailleurs, chez les théologiens, Guillaume d’Auxerre dans ses gloses sur l’Anticlaudianus (1225-1232), Philippe le Chancelier dans sa Somme de théologie (1232) connaissent Averroès. Mais lorsqu’on pousse l’enquête dans les sermons, les exemples se font rares 320 . Les sermons n’ont pas été, semble-t-il, les témoins privilégiés de la pénétration des idées averroïstes en Occident 321 . Néanmoins quelques traces ont pu être repérées 322 . On connaît par exemple un sermonnaire 323 anonyme originaire de Padoue et daté des années 1300 où l’on peut lire une condamnation de la thèse de l’intellect unique. En revanche, nulle trace d’Averroès dans les Sermones de beata Virgine de Bartolomeo da Breganze 324 (datés de 1266), ni dans ceux de Federico Visconti, prêchés entre 1253 et 1277. On peut aussi retrouver la présence d’Averroès utilisé comme auctoritas dans les sermons 325 . Parmi les instruments de travail proposés aux prédicateurs, les florilèges offrent des séries de citations puisées chez des auteurs très variés. Ainsi le Manipulus florum, recueil de citations d’auteurs patristiques et médiévaux composé à Paris par Thomas d’Irlande achevé en 1306, ne cite pas nommément d’Averroès, sur un ensemble de 6000 citations 326 . Les exempla ne nous renseignent pas plus sur la présence d’Averroès dans les sermons. Si les répertoires modernes 327 signalent bien des exempla mettant en scène Aristote, notamment en présence d’Alexandre, on ne trouve en revanche aucun exemplum mettant en scène son Commentateur. Les concepts d’éternité du monde, d’immortalité de l’âme n’apparaissent pas non plus. Le dominicain Guillaume de Tocco 328 , biographe de Thomas d’Aquin, rapporte l’histoire d’un chevalier parisien à qui on demandait s’il voulait confesser ses péchés. Celui-ci répondit que si l’âme de saint Pierre était sauvée, la sienne le serait aussi puisqu’ils possédaient tous deux le même intellect et devaient donc connaître la même fin. La prédication semble donc s’orienter davantage vers le combat que vers le débat philosophique. Nous reprendrons donc la conclusion de Nicole Bériou 329 , qui estime que « la prédication a dû limiter son rôle à celui de la dénonciation sommaire de l’adversaire, quand elle ne choisissait pas la voie plus sûre d’un silence prudent ».

Notes
319.

A. de Libera et M. Hayoun, Averroès et l’averroïsme, Paris : PUF, 1992 (Que sais-je, 2631). M.-D. Chenu, « Averroès et l’averroïsme », dans Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Age, Paris : Fayard, 1993, p. 115-118. A. de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1991.

320.

Nicole Bériou note ce fait dans la conclusion du livre : Averroès et l’averroïsme (XIIè-XVè siècle). Un itinéraire historique du Haut Atlas à Paris et à Padoue. Actes du coll. int. Lyon, 1999, éd. A. Bazzana, N. Bériou et P. Guichard, Lyon : Presses universitaires de Lyon, 2005, p. 332. Elle utilise l’exemple du sermon 39 de Guillaume de Sauqueville.

321.

La recherche dans les corpus de sermons est particulièrement complexe, il n’existe en effet aucun instrument de recherche commode et les éditions modernes de sermons sont encore rares pour la période postérieure à 1300. De plus, les études existant sur la postérité d’Averroès se sont concentrées sur le domaine de la philosophie et de l’histoire des idées, non pas sur l’image du Cordouan au fil des siècles.

322.

L’évolution de l’averroïsme dans le royaume de France a suivi un chemin qui lui est propre, la chronologie de la pénétration dans les autres pays d’Europe ne se présente pas de la même manière. Pour préciser cette progression, voir : Z. Kuksewicz, « L’influence d’Averroès sur des universités en Europe centrale (l’expansion de l’averroïsme latin) », dans Multiple Averroès : actes du colloque international organisé à Paris à l’occasion du 850e anniversaire de la naissance d’Averroès (Paris sept. 1976), Paris : Belles Lettres, 1978, p. 275-282. Le choix que nous avons fait parmi les prédicateurs tient davantage compte des éditions disponibles que de la cohérence géographique et chronologique.

323.

Francesca Lucchetta, « La prima presenza di Averroè in ambito veneto », dans Studia islamica, 46, 1977, p. 133-146.

324.

Bartolomeo da Breganze, I Sermones de beata Virgine, ed. L. Gaffuri, Padova : Antenore, 1993. Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti, archevêque de Pise (1253-1277), ed. critique sous la dir. N. Bériou, Rome : Ecole française de Rome, 2001.

325.

Voir G. Fioravanti, « Sermones in lode della filosofia e della logica a Bologna nella prima metà del XIV secolo », dans L’insegnamento della logica a Bologna nel XIV secolo, a cura di D. Buzzetti, M. Ferriani et A. Tabarroni, Bologne, 1992 (Studi e memorie per la storia dell’università di Bologna, nuova serie, 8), p. 165-183.

326.

Voir l’édition électronique du texte par Chris Nighman (université Wilfried Laurier, Ontario) à l’adresse suivante : http://www.manipulusflorum.com .

327.

F. C. Tubach, Index exemplorum. A handbook of medieval religious tales, Helsinki : Academia scientiarum fennica, 1981 (FF Communications, 204). Complété par la base de données ThEMA.

328.

Nam preter predicta magna volumina, quasi fidei christiane in sanctis montibus posita fundamenta, in quibus antiquas hereses confutavit, suo etiam exortas tempore divino Spiritu revelante destruxit, quarum heresum prima fuit Averrois, qui dixit unum esse in omnibus hominibus intellectum. Qui error malorum favebat erroribus, et Sanctorum virtutibus detrahebat : dum uno existente in omnibus intellectu, nulla esset differentia hominum, nec distantia meritorum. Qui tantum invaluit etiam in simplicium mentibus, sicque se periculose infudit, ut requisitus quidam miles Parisiis, utrum de suis criminibus se purgare vellet, responderit : si anima b. Petri est salva, et ego salvabor : quia si uno intellectu cognoscimus, uno fine exitii finiemur. Quem errorem cum essent scolares Goliarde imitantes, qui Averrois erant communiter sectantes ; poterat predictus error plures inficere, quibus potuissent predictum errorem sophisticis rationibus persuadere. (Acta sanctorum, mars, t. 1, Paris, 1865, p. 664. Vita sancti Thome Aquinatis auctore Guilielmo de Thoco op, chap. IV, 19, p. 664).

329.

« Conclusions », dans Averroès et l’averroïsme…, p. 333.