c. Jean de Jandun, encore lui

La présence, à l’appui des critiques de Guillaume de Sauqueville, d’une citation de Grégoire le Grand, n’est pas anodine. La citation en elle-même fait partie des lieux communs sur la foi et sur le meritum fidei ; elle a été utilisée très souvent par les auteurs médiévaux. Guillaume de Sauqueville l’a très certainement choisie dans le Manipulus florum 348 , dans la rubrique Fides. On voit bien quelle est la logique suivie par Guillaume et pourquoi il insère cette citation : ceux qui usent de leur raison, et non pas de leur foi, pour approcher du mystère divin, rabaissent en réalité la foi puisque, comme le dit Grégoire, la foi n’a aucun mérite quand la raison lui apporte l’expérience. C’est peut-être prendre un peu trop au pied de la lettre la phrase de Grégoire, et en tirer une conclusion excessive sur le rôle de la foi 349 . Grégoire propose une lecture de l’évangile de Jean (20, 19-31) et s’interroge sur la réalité du corps du Christ après la Résurrection. Le raisonnement de Grégoire montre en réalité que l’on ne peut appliquer une logique rationnelle à tout type de question, puisque parfois elle se trouve dépassée, comme dans le cas de la Résurrection : juxta humanam rationem sibi valde contraria ostendit. Cependant la réalité de la Résurrection ne saurait être contestée, elle dépasse donc la raison et ne peut être saisie que par la foi. Guillaume a très certainement utilisé le Manipulus florum sans se référer au texte de Grégoire.

Comme cela a été dit, cette citation de Grégoire fait partie des lieux communs de la pensée scolastique. Raimond Lulle lui-même a cité à de très nombreuses reprises cette phrase de Grégoire : ses conceptions personnelles sur le meritum fidei et sur la relation entre foi et raison ont été souvent l’objet de critiques de la part de ses contemporains, qui visaient sa forte confiance dans le rôle de la raison. Raimond s’en est souvent défendu et a souvent débattu cette question, avec la phrase de Grégoire le Grand en arrière-plan 350 . L’un des commentateurs de Grégoire et de son homélie 26 connut tout de même un retentissement plus important que les autres : il s’agit de Jean de Jandun, qui, dans ses Questiones de anima, commente le traité du Stagirite et expose ses conceptions aristotélistes, voire averroïstes, sur l’immortalité de l’âme, la Résurrection, la raison. La troisième partie de ses Questiones, rédigées entre 1315 et 1318 351 , comporte une série de questions consacrées à l’intelligence, dont la cinquième est intitulée : utrum anima intellectiva sit forma substantialis corporis humani. C’est là que Jean prend position, en philosophe aristotélicien, sur la question de la foi et de la raison, en s’appuyant sur l’extrait de l’homélie 26 de Grégoire 352 . Jean de Jandun s’interroge sur les liens entre l’intellect et le corps s’appuie sur de très nombreuses citations d’Averroès et d’Aristote, il cite rarement d’autres auteurs. Dans sa cinquième question cependant, voici comment il s’exprime sur le rôle de la raison et celui de la foi :

‘Dico etiam et teneo firmiter hanc substantiam habere virtutes quasdam naturales que non sunt actus aliquorum corporalium organorum, set fundantur immediate in essentia anime, et sunt intellectus possibilis et agens et voluntas. Iste quidem virtutes sunt elevate supra materiam et capacitatem materie corporalis superexcellunt et facultatem ejus superegrediuntur ratione substantie anime quam consequuntur que non potest totaliter includi a materia ; et quamvis ipsa sit in materia, tamen remanet ei aliqua actio in qua materia corporalis non communicat. Et omnia talia attributa ei secundum fidem nostram verissima sunt simpliciter et omnino. Et quod ipsa pati potest ab igne corporali et reuniri corpori post mortem jussu Creatoris Dei. Horum autem demonstrationem inducere non intendo neque scio esse possibile, set simplici fide hec puto esse credenda, ut et alia multa que credenda sunt sine ratione demonstrativa, sola auctoritate Sacre Scripture et divinis miraculis approbata, et sic recipiendo talia nos meremur. Dicunt tamen doctores fidem non habere meritum ubi humana ratio prebet experimentum.’

Ce passage a été souvent analysé 353 . Il eut également un certain retentissement au début du XIVè siècle, par la position étonnante qu’adopte Jean de Jandun, par la « nuance d’incrédulité railleuse » qu’il adopte, comme le soulignait E. Gilson 354 . Tout en ne reconnaissant que les vertus de la raison, Jean de Jandun affiche de manière volontairement passive les droits de la foi : il renonce à démontrer les capacités de l’âme (Horum autem demonstrationem inducere non intendo neque scio esse possibile), tout simplement parce que cela lui semble incompréhensible, au-delà de sa raison, laisse-t-il entendre. Tout en démontrant son accord complet avec les thèses aristotéliciennes et averroïstes, Jean fait preuve d’une soumission détachée au dogme chrétien, qui souligne de manière inévitable la contradiction des deux postures, des deux systèmes de pensée. Il est un pur produit de la condamnation de 1277 poussée jusqu’à l’absurde : il peut professer des doctrines philosophiques contraires à la foi tout en préservant le rôle de la foi chrétienne. Il souligne aussi que la foi (simplici fide) permet de croire ce qui est assuré par l’Ecriture et les miracles. Guillaume de Sauqueville, lui, insiste sur le fait qu’Averroès n’a aucun miracle à son crédit (Averoys miracula non fecit).

Notes
348.

Le sermon 11 est particulièrement fourni en auctoritates : on compte 21 citations à l’appui du raisonnement de Guillaume, dont 14 issues du Manipulus florum (rubriques Ecclesia, Amor, Caritas, Honor, Fides et Caro sive corpus).

349.

Voici le passage complet de Grégoire : Prima lectionis hujus evangelice questio animum pulsat, quomodo post resurrectionem corpus dominicum verum fuit, quod clausis januis ad discipulos ingredi potuit. Sed sciendum nobis est quod divina operatio si ratione comprehenditur, non est admirabilis ; nec fides habet meritum, cui humana ratio prebet experimentum. Set hec ipsa nostri Redemptoris opera, que ex semetipsis comprehendi nequaquam possunt, ex alia ejus operatione pensanda sunt, ut rebus mirabilibus fidem prebeant facta mirabiliora. Illud enim corpus Domini intravit ad discipulos januis clausis, quod videlicet ad humanos oculos per nativitatem suam clauso exiit utero Virginis. Quid ergo mirum si clausis januis post resurrectionem suam in eternum jam victurus intravit, qui moriturus veniens non aperto utero Virginis exivit ? Set quia ad illud corpus quod videri poterat, fides intuentium dubitabat, ostendit eis protinus manus et latus ; palpandam carnem prebuit, quam clausis januis introduxit. Qua in re duo mira, et juxta humanam rationem sibi valde contraria ostendit, dum post resurrectionem suam corpus suum et incorruptibile et tamen palpabile demonstravit. (Gregorius Magnus, XL homiliarum in Euangelia libri duo, PL 76, lib. 2, hom. 26, cap. 1, col. 1197C).

350.

Nous ne nous attardons pas sur la question de la foi chez Raimond Lulle. Voir plutôt J. N. Hillgarth, Ramon Lull and lullism, op. cit., p. 254sqq. V. Serverat signale aussi cette référence, art. cit., p. 450. Les occurrences de la citation dans l’œuvre de Lulle sont très nombreuses : J. N. Hillgarth en cite quelques unes, où il apparaît que Lulle a eu une interprétation fluctuante au cours du temps, en exaltant tantôt la foi, tantôt la raison. Dans l’Ars compendiosa Dei, par exemple, composé à Montpellier en 1308, l’extrait de Grégoire fait l’objet d’une distinction complète dans le chapitre 30 (édité par M. Bauzà Ochogavía, Turnhout : Brepols, 1985, p. 327).

351.

Il s’agit de la deuxième rédaction de cette œuvre. Voir O. Weijers, Le travail intellectuel à la faculté des arts de Paris : textes et maîtres. 5 : J, Turnhout : Brepols, 2003, p. 94-96. Le texte n’a pas fait l’objet d’édition moderne. Le passage donné ci-dessus provient de l’édition de Venise de 1480 (non paginé). Il a été traduit par E. Gilson, La philosophie médiévale…, p. 690. Pour une analyse de l’œuvre, voir A. Pacchi, « Note sul commento al De anima di Giovanni di Jandun », dans Rivista critica di storia della filosofia, 13, 1958, p. 372-383.

352.

Voir J. N. Hillgarth, Ramon Lull and lullism…, p. 252-253.

353.

E. Gilson, La philosophie médiévale…, p. 689-690. S. MacClintock, Perversity and error. Studies in the averroist John of Jandun, Bloomington (Ind.), 1956, p. 94-95.

354.

E. Gilson, La philosophie médiévale…, p. 689. L’auteur conclut ainsi son analyse : « Il est donc très probable que l’averroïsme de Jean de Jandun est une forme savante de l’incrédulité religieuse et qu’on peut le considérer comme un ancêtre des libertins. »