E. Conclusion

La présence sous la plume de Guillaume de la phrase de Grégoire, régulièrement relue et réinterprétée par les scolastiques, est probablement plus une coïncidence qu’un argument choisi en réponse à la cinquième questio de Jean de Jandun. Mais elle témoigne tout de même d’une réaction vive à des paroles et à des textes précis. Les sermons de Guillaume sont dans la droite ligne de ce qu’a pu écrire Raimond Lulle, et les deux hommes combattent le même ennemi : l’étude d’Averroès à l’université, personnifiée par Jean de Jandun. Tous ces éléments nous rattachent aux années 1310-1315. Mais même si le séjour à Paris de Lulle a représenté la phase la plus virulente de la lutte, Jean de Jandun est resté maître ès arts à Paris jusqu’en 1324 355 . Qui est le magister in theologia dont la foi serait moins ferme que celle d’une pauvre vieille femme ? Rien ne permet de le dire 356 . On ne peut que tenter de saisir le contexte dans lequel parle Guillaume de Sauqueville et mettre en rapport des hommes, des textes et des faits.

Les paroles de Guillaume de Sauqueville au sujet de la philosophie et d’Averroès en particulier montrent de la part du dominicain un certain malaise devant un domaine qu’il ne semble pas bien connaître, et devant les limites qu’il découvre à son rôle de prédicateur. Comme il le souligne dans le sermon 22 (f. 59vb), la parole seule, la persuasio verborum, ne suffit pas dans tout ce qui touche à la foi :

‘Vult dicere quod in scola fidei non habet efficaciam persuasio uerborum set ostensio operum secundum ueritatem. Ille solus in scola fidei efficaciter arguit, qui ea que uerbis persuadet operibus ostendit. […]Virtutes bene predicamus ore set non ostendimus eas opere.’

Et c’est bien ce qu’il reproche aux averroïstes : ils croient Averroès sans preuve concrète : Averoys miracula non fecit. Mais en ce qui concerne la prédication, la conclusion se devine alors sans peine : la parole ne suffit plus. Nous verrons plus loin que les reproches que Guillaume adresse à ses contemporains hommes d’Eglise, en particulier sur leur comportement, montre qu’il ne croit plus à la valeur d’exemple qu’ils peuvent exalter. Le devoir de predicare verbo et exemplo est de plus en plus problématique pour lui.

Ce qu’écrit Guillaume de Sauqueville montre une réaction à la pratique philosophique telle qu’il pouvait la voir à l’université de Paris. Au-delà du cercle des prédicateurs, dont la mission incitait fortement à combattre les « hérésies », quelles qu’elles soient, cette attitude d’opposition dogmatique fut certainement très répandue au début du XIVè siècle 357 et contribua à forger l’image d’Averroès telle qu’elle a perduré pendant des siècles : « le type même du philosophe impie », comme la définit Jean Jolivet 358 , en soulignant que « c’est principalement à titre d’image exemplaire que son souvenir s’est perpétué. »

Notes
355.

Le sermon 39 offre une possibilité de datation : il a été composé pour la fête de la Conception de la Vierge, et l’évangile du jour indique qu’il s’agit du deuxième dimanche de l’Avent, ce que confirme une mention au f. 102va. Cette coïncidence de dates concerne les années 1308, 1314 et 1325. Cette méthode de datation n’ayant pas donné de résultat homogène pour l’ensemble du recueil, nous signalons cette conclusion avec prudence.

356.

Parmi les noms qui viennent à l’esprit, celui de Jean de Pouilly est le plus crédible. Disciple de Godefroid de Fontaines, maître en théologie en 1306, il est un ardent défenseur de l’aristotélisme et enseigne jusqu’en 1321, date à laquelle il fut révoqué de l’université. On ne peut pourtant pas écarter celui de Marsile de Padoue, mais nous sommes peu renseigné sur ces activités universitaires dans les années 1310.

357.

Nous nous rapprochons donc de la conclusion proposée par F. Van Steenberghen au sujet de Raimond Lulle : « A partir de 1309 le nom d’Averroès et le terme averroïstes font leur apparition dans les écrits de Lulle ; il ne semble pas que cela trahisse un contact personnel avec les œuvres du philosophe arabe, ni une connaissance précise des ses positions philosophiques ; Raymond vise plutôt des philosophes chrétiens qui, autour de lui, subissent d’une manière excessive l’influence de la philosophie païenne, en particulier de la philosophie arabe et de son représentant le plus connu et le plus estimé au début du XIVè siècle : Averroès. » Voir F. Van Steenberghen, « La signification de l’œuvre anti-averroïste de Raymond Lull », dans Estudios lulianos, 4, 1960, p. 113-128.

358.

J. Jolivet, « Averroès et nous », dans Multiple Averroès : actes du colloque international organisé à Paris à l’occasion du 850e anniversaire de la naissance d’Averroès (Paris sept. 1976), Paris : Belles Lettres, 1978, p. 8. L’auteur propose un parallèle très éclairant avec les représentations iconographiques d’Averroès. Sur ce même sujet, voir aussi la conclusion de N. Bériou au colloque Averroès et l’averroïsme, avec d’autres exemples de fresques notamment, op. cit., p.332-333.