A. L’exemplum d’Helsin

Dans le sermon 39 359 , Guillaume de Sauqueville aborde de manière très claire et détaillée la question de la fête de la Conception de la Vierge. Voici, de manière succinte, le plan du sermon et l’argumentation du prédicateur :

Erunt signa in sole et luna (Luc. 21, 25). Exemple : le lever du soleil et l’arrivée de la nouvelle lune permettent de deviner le temps qu’il va faire.

Comparaison : soleil = Christ et lune = Marie. Le soleil apporte à la lune un complément de lumière (ie de perfection) ; la lune éclipse le soleil en apparence seulement.

Comparaison de la Conception du Christ et de celle de la Vierge : ce sont des signes du temps de la grâce.

Division : les deux conceptions furent miraculeuses.

confirmatur res dubia miraculo multiplici : erunt signa

germinatur letitia festi titulo duplici : in sole et luna

Partie 1 : deux sortes de lettres sont scellées :

Littera secreti = Marie qui a conçu le Fils de Dieu. Elle a reçu un double sceau : la sainteté, la virginité.

Littera testimonii = l’Ancien et le Nouveau Testaments. Sceau = miracle. Ces lettres attestent de la Conception de la Vierge, de même que de sa vie, sa nativité, son assomption, car elles rapportent des miracles.

Exemplum des moines en bateau : Cum abbas quidem cum multis monachis nauigaret per mare occidentale, subita et horribili tempestate perteriti inceperunt sanctos diuersos in suorum auxilium inuocare et multa eisdem uouere. Tunc abbas dixit eis : « Inuocemus Uirginem Mariam omnium sanctorum potentissimam ». Quod cum facerent, apparuit eis angelus dicens quod a tempestate liberarentur si Deo et beate Marie promitterent quod festum conceptionis eius de cetero celebrarent et alios celebrare docerent et cum ignorarent diem et officium, docuit eos de utroque, dicens quod facerent officium natiuitatis, mutando solum nomen natiuitatis in uerbum conceptionis.

Partie 2 : les oiseaux chantent au lever du soleil, et les hommes magis exultant à la nouvelle lune.

Oiseaux = anges, lever du soleil = Nativité du Christ.

Nouvelle lune = Conception de la Vierge.

Certains ne célèbrent pas la fête : reputat mortale peccatum facere festum conceptionis.

Comparaison avec la fête de l’Assomption de la Vierge.

Il s’agit donc bien pour le prédicateur de défendre dans ce sermon la fête de la Conception de la Vierge. Guillaume de Sauqueville se garde d’entrer dans la controverse théologique et essaie de s’en tenir principalement à la question de la fête. Ce sermon pose plusieurs questions très intéressantes, et tout d’abord une question historique : ce n’est officiellement qu’en 1388 au chapitre de Rodez que l’ordre dominicain se prononce favorablement à l’instauration de la fête de la Conception de la Vierge, au titre de la sanctification. L’exemplum place donc Guillaume dans une situation embarrassante, parce qu’il n’aborde pas du tout la sanctification et insiste au contraire sur le nom même de fête de la Conception. Même si l’on sait que tous les Dominicains n’étaient pas du même avis sur cette question, il est étonnant de lire des propos si clairs en faveur de la fête. Il sera donc intéressant de replacer les propos de Guillaume de Sauqueville dans le contexte des années 1300-1315, notamment après la période où Duns Scot enseigna à l’université de Paris. On remarque également que Guillaume de Sauqueville emploie un exemplum à l’appui de son développement, ce qui est peu habituel chez lui.

Des collections de récits miraculaires consacrées à Marie se sont formées au cours du Moyen Age, en français et en latin. G. Philippart 360 a souligné la rareté des récits de miracles pendant le premier millénaire et l’apport important, pendant cette même période, de récits venus d’Orient. Les collections écrites apparaissent essentiellement vers le XIè siècle, au moment où se développe le culte marial, et se multiplient au cours des siècles suivants, au point de supplanter tous les autres genres de recueils de miracles. Puis le passage de ces textes écrits en latin à une version en langue vernaculaire s’est fait à partir du XIIè siècle. La diffusion de ces récits a donc été d’une très grande complexité, et il est souvent difficile de déterminer leur source. Recueilli parce que phénomène « anormal », le miracle se diffuse ensuite en latin et en même temps en langue vernaculaire : il est traduit, ou plutôt recomposé et adapté, mis en vers, et plus tard interprété dans des séquences théâtrales. Dans l’ordre dominicain, ce mouvement de mise par écrit se fait également sentir, et se trouve lié à l’effort de constitution de livres de travail pour les prédicateurs. On sait également que les Dominicains étaient attachés à la Vierge par un lien particulier. Ce mouvement marial s’est aussi manifesté dans la prédication. Il reste aujourd’hui quantité de sermons dominicains prêchés en l’honneur de la Vierge, et l’on connaît également de nombreux recueils de récits et d’exempla qui laissent une large place à la Vierge. Les récits consacrés à la Vierge prennent donc une place particulière dans les recueils et dans les sermons dominicains. L’exemplum utilisé par Guillaume n’est pas un miracle marial au sens propre : un récit, généralement bref mettant en scène une intervention volontaire de la Vierge, bénéfique ou punitive, et qui vient interrompre le cours prévisible des choses 361 . La Vierge elle-même n’apparaît pas, mais l’action se déroule à son profit.

Cet exemplum est issu d’un récit beaucoup plus long, connu sous le nom de miracle d’Helsin, du nom de l’abbé qui en est originellement le héros. Dans la forme que lui donne Guillaume de Sauqueville, il faut noter, outre la brièveté et le rythme du récit, qui sont des traits propres à l’exemplum, les trois principaux éléments qui articulent la narration : les moines dans la tempête, l’apparition d’un ange, la désignation précise de la fête de la Conception. C’est l’association de ces trois termes qui crée l’originalité de l’exemplum du dominicain.

Les répertoires de récits miraculaires et d’exempla mettent en évidence l’originalité et la rareté de cet exemplum. Le répertoire de F. C. Tubach 362 donne la source immédiate de Guillaume de Sauqueville : il s’agit du Tractatus de diversis materiis predicabilibus d’Etienne de Bourbon. Ce récit offre le même schéma narratif et combine les trois mêmes éléments clés. Le répertoire de Poncelet 363 donne la source initiale de l’exemplum : le récit connu sous le nom de miracle d’Helsin. Publié dans la Patrologie latine sous le titre de Miraculum de Conceptione Sanctae Mariae 364 et datant du XIIè siècle, il s’agit d’un long récit, faussement attribuée à Anselme de Cantorbéry et offrant des détails géographiques et biographiques qui permettent aisément de situer l’histoire. Helsinus, abbé de Ramsey, est envoyé chez le roi Knut de Danemark pour se renseigner sur les préparatifs de guerre dont le bruit s’est répandu en Angleterre. S’étant acquitté de sa mission, il retourne dans sa patrie mais en chemin le vaisseau subit une tempête formidable. Aux prières d’Helsinus, un homme portant tous les insignes d’un évêque s’approche et se disant le messager de Marie l’engage à célébrer le 8 décembre la fête de la Conception de la Vierge. Helsinus est sauvé et à son retour la fête est inaugurée à l’abbaye de Ramsey. Ce miraculum fait suite à un sermon 365 , lui aussi faussement attribué à Anselme, et édité dans la Patrologie latine sous le titre de Sermo de Conceptione beatae Mariae. On trouve également dans ce sermon le récit du voyage d’Helsin, dans une forme légèrement différente de celle du miraculum mais comprenant exactement les mêmes éléments et le même déroulement. Alors que le miraculum ne comporte que l’histoire d’Helsin, le sermon, lui, propose ensuite deux autres histoires mettant en valeur la fête de la Conception.

Notes
359.

f. 101va-104va : erunt signa in sole et luna in Luca. (21, 25). Ortus solis et exordium noue lune habent illud commune… On trouve au bas du folio 102va l’indication de l’occasion du sermon : de Conceptione beatae Virginis, de la même main que celle qui a copié le corps du texte.

360.

Guy Philippart, « Le récit miraculaire marial dans l’Occident médiéval », dans Marie. Le culte de la Vierge dans la société médiévale, Paris : Beauchesne, 1994, p. 563-590.

361.

La définition est empruntée à Guy Philippart, art. cit., p. 564. L’auteur insiste sur la définition du genre : « la spécificité du miracle marial tient exclusivement à son héroïne ». L’article donne les traits principaux de la création et de l’évolution du genre, appuyés sur de nombreuses sources documentaires.

362.

Frederic C. Tubach, Index exemplorum : a handbook of medieval religious tales, Helsinki, 1969 (FF Communications 204).Tubach n° 2724 : the celebration of the Immaculate Conception and why it was established. L’exemplum est édité parAlbert Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d’Etienne de Bourbon, dominicain du XIIIè siècle, Paris : Renouard, 1877, p. 93-95, n° 106. Le répertoire de F. C. Tubach ne contient pas d’autres sources pour l’exemplum. La base en ligne ThEMA (Thesaurus exemplorum medii aevi), complément électronique du répertoire de Tubach, ne donne pas à ce jour de référence pour ce récit.

363.

A. Poncelet, « Index miraculorum beatae Virginis Mariae quae Saec. VI-XV latina conscripta sunt », dans Analecta bollandiana, 21, 1902, p. 243-360. Les récits n° 1-3, 383, 405, 557-558, 618, 1698 concernent des miracles de la Vierge réalisés lors de tempêtes en mer, mais seuls les n° 405 et 1698 concernent le récit d’Helsin.

364.

Tractatus de Conceptione beate Marie Virginis, PL 159, 301-318.

365.

Sermo de Conceptione beatae Mariae, PL 159, 319-324.