b. Du miraculum à l’exemplum grâce à Etienne de Bourbon

Dans le Tractatus de diversis materiis predicabilibus¸ dans la deuxième partie intitulée De dono pietatis, nous trouvons le sextus titulus consacré à Marie et l’un de ses chapitres à la fête de la Conception 373 . Etienne de Bourbon commence par une introduction prudente sur la légitimité de la fête et rappelle : quod festum, licet generaliter ab universali Ecclesia non recipiatur. Il s’attarde ensuite sur les arguments mettant en avant le péché qui a présidé à la conception de la Vierge par ses parents et cite à cette occasion la lettre de saint Bernard aux chanoines de Lyon. Mais il ajoute à la suite que sa conception fut aussi spirituelle : infusa Dei gratia in utero matris, sanctificavit tabernaculum suum Altissimus (Ps. 45, 5). Suit aussitôt le texte de l’exemplum, sans introduction préalable. Voici les deux textes en regard, à gauche celui d’Etienne de Bourbon ; à droite, celui de Guillaume de Sauqueville.Cum, quadam die, abbas quidam navigaret cum pluribus monachis suis per mare occidentale, vehementi et subita tempestate perterriti, videntes navim periclitari, invocabant sanctos, vota facientes eis. Tunc abbas eis ait : « Invocemus Mariam, omnium sanctorum potentissimam. » Quam cum post alios corde devoto invocarent, apparuit illis angelus, dicens eis quod liberarentur ab illo mortis periculo, si Deo et beate Marie voverent quod festum ejus conceptionis de cetero celebrarent et aliis celebrandum edocerent. Cum autem diem nescirent nec officium, edocti sunt ab eodem angelo de die ipso et officio : ait enim eis quod idem officium dicerent de ejus conceptione quod dicitur de nativitate ejus, hoc mutato quod, ubi dicitur in officio nativitas, diceretur conceptio. Quod quam cito se facturos promiserunt. Statim facta est maxima tranquillitas maris ; et hec fuit occasio hoc festum faciendi.

Cum abbas quidem cum multis monachis nauigaret per mare occidentale, subita et horribili tempestate perteriti inceperunt sanctos diuersos in suorum auxilium inuocare et multa eisdem uouere. Tunc abbas dixit eis : « Inuocemus Uirginem Mariam omnium sanctorum potentissimam ». Quod cum facerent, apparuit eis angelus dicens quod a tempestate liberarentur si Deo et beate Marie promitterent quod festum conceptionis eius de cetero celebrarent et alios celebrare docerent, et cum ignorarent diem et officium, docuit eos de utroque, dicens quod facerent officium natiuitatis, mutando solum nomen natiuitatis in uerbum conceptionis.

Le Tractatus de diversis materiis predicabilibus a été composé par le dominicain Etienne de Bourbon 374 entre 1250, date de sa retraite au couvent de Lyon, et 1261, date de sa mort ; il est resté inachevé : l’auteur a organisé sa « matière prédicable » autour des dons du Saint Esprit et a rédigé cinq parties (les dons de crainte, piété, science, force et conseil). La deuxième partie, intitulée de dono pietatis, où l’on trouve l’exemplum de la fête de la Conception, est consacrée au Christ, à la Vierge et à la miséricorde. Le Tractatus est un recueil de près de trois mille récits et citations de toutes sortes, conçu pour être un outil de travail. Bien que volumineux, le recueil a très bien rempli son objectif d’ouvrage pratique : les copies manuscrites du texte conservées jusqu’à aujourd’hui sont nombreuses. Les différentes parties du texte se sont diffusées de manière variable, parfois indépendamment les unes des autres. A la lecture des deux exempla, celui d’Etienne et celui de Guillaume, on constate aisément que les similitudes sont nettes et concernent aussi bien la trame de l’histoire et ses épisodes que la forme, c’est-à-dire le vocabulaire et la construction. Il n’y a aucun ajout chez Guillaume, les différences entre les deux textes se résument à des variations de formulation. On note même des répétitions mot à mot. Le Tractatus d’Etienne de Bourbon est la source première de Guillaume de Sauqueville.

Que s’est-il passé entre le récit tel qu’on le lit dans le miraculum de la Patrologie latine et le Tractatus d’Etienne de Bourbon ? Le long miracle d’Helsin a été transformé en exemplum pour les besoins propres à la prédication. Le miraculum a en effet été transformé de manière à servir cet objectif 375 . Il adopte tout d’abord une taille convenable pour pouvoir être présenté oralement sans lasser l’auditoire par des détails ou des rebondissements superflus. Il n’y a plus de mention géographique, mais une simple allusion à la mare occidentale. Helsin n’est pas nommé, on sait seulement qu’il s’agit d’un abbas quidam accompagné de ses moines, qui voyage sans mission précise. Le passage de la tempête reste assez détaillé et finalement proche de la version initiale : on sait que les moines hésitent et s’adressent à divers saints. L’apparition qui surgit devant leurs yeux est un ange ; dans le miraculum, c’est un Dei nuntius en habits pontificaux, que nous pouvons donc associer grâce à l’étymologie grecque du mot ange. La conclusion est commune aux deux récits : l’ange demande qu’en échange de leur vie sauve, les moines célèbrent la fête de la Conception sur le modèle de la Nativité. Les moines du miraculum obtiennent un détail supplémentaire, la date de la fête. Cet exemplum sert à mettre en valeur une fête, et au-delà une croyance, qui font encore l’objet de controverse. On peut donc rejoindre la conclusion de G. Philippart 376 lorsqu’il montre que le récit miraculaire marial a pu « exprimer des représentations mentales ou des doctrines aux marges de l’orthodoxie et de la bienséance théologique ». Le rôle d’Etienne de Bourbon est important : aucune trace 377 de l’exemplum d’Helsin n’a en effet été trouvée ailleurs que dans le Tractatus de diversis materiis. Il reste à s’interroger sur le rôle et le but d’Etienne dans cette transformation. La méthode de travail d’Etienne est connue : son recueil, immense collection de récits, exempla, citations bibliques et auctoritates, a été bâti à partir de l’expérience même du prédicateur, de ses souvenirs personnels, mais aussi à partir de témoignages recueillis. Etienne a travaillé à Lyon, au couvent des Dominicains de la ville, et il a utilisé les ressources de la bibliothèque : il donne dans le prologue de son ouvrage la liste des ouvrages auxquels il a puisé 378 . Etienne n’a pas utilisé directement tous les textes qu’il mentionne ; il a fait appel à diverses sources intermédiaires. Il a agi avec beaucoup d’autonomie vis-à-vis de ses sources : parfois résumées, ou recopiées, ou même créées (dans le cas de récits oraux), elles devaient s’adapter à l’objectif du rédacteur, c’est-à-dire à celui de la prédication mendiante. La technique de réécriture d’Etienne de Bourbon lui permet d’adapter le texte à son objectif de prédication et autorise donc l’auteur à s’éloigner du texte original. Le cas de l’exemplum de sainte Pélagie 379 apporte une excellente comparaison. Le texte initial a été réduit d’un tiers de sa longueur, les phrases sont simplifiées, notamment dans le choix du vocabulaire. Mais il y a aussi un réel travail de réécriture : même si la trame générale de l’action est préservée, la description est allégée (éléments descriptifs ou temporels) et les discours raccourcis ou passés au style indirect ; Etienne s’autorise même quelques ajouts, qui alourdissent la plupart du temps la narration. J. Berlioz note que « la volonté de simplification […] amène à banaliser le récit » et il conclut : « d’un récit déjà résumé, Etienne de Bourbon, écourtant les discours et grossissant les effets, a fait un canevas destiné aux prédicateurs. L’on ne saurait toutefois oublier que l’exemplum devait être raconté oralement et était appelé à devenir plus long ». Cette conclusion paraît tout aussi adaptée à l’exemplum d’Helsin : on se trouve bien en présence d’un récit bref pour prédicateur, et nous en connaissons l’application dans le sermon de Guillaume de Sauqueville. Tout en respectant la trame du récit dans sa version originelle, Etienne a gommé tous les détails géographiques et historiques et plusieurs péripéties du récit pour créer un exemplum dans le plein sens du terme. On pourrait même le qualifier d’exemplum de propagande 380 , puisqu’il prône une pratique non approuvée officiellement, et non une vertu ou une attitude morale, et qu’il prend nettement parti alors que la question est encore en débat au sein de l’université comme chez les Dominicains. Etienne a donc fait œuvre utile puisque dans les années 1315, c’est encore sa version qui est en usage chez l’un de ses confrères.

Notes
373.

Albert Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques, légendes et apologues…, Paris, 1877, p. 93-95, n° 106.

374.

Jacques Berlioz, « Etienne de Bourbon », dans Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Age, dir. Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris : Fayard, 1992, p. 418-420. Denise Ogilvie-David, « Le Tractatus de diversis materiis predicabilibus. Deuxième partie : de dono pietatis. Etude et édition », dans Positions des thèses de l’Ecole des chartes, Paris, 1978, p. 133-136. Etienne de Bourbon, Tractatus de diversis materiis predicabilibus, II : De dono pietatis, Turnhout : Brepols, 2006 (Corpus Christianorum, Continuatio medievalis, 124B). Jean-Thiébaut Welter, L’exemplum dans la littérature…, Paris-Toulouse, 1927, réimpr. 1973, p. 215-223.

375.

D’après la définition de C. Brémond, J. Le Goff et J.-C. Schmitt, il faut entendre par exemplum « un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire ». Brémond (C.), Le Goff (J.), Schmitt (J.-Cl.), L’ exemplum, Turnhout : Brepols, 1982 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 40), p. 37-38.

376.

Art. cit. p. 586-587.

377.

Comme cela a été dit, le répertoire de Tubach ne donne pas d’autres sources parmi les recueils d’exempla examinés par l’auteur. De même, A. Mussafia (Sitzungsberichte der kaiserlichen Akademie der Wissenschaften in Wien. Philosophisch-historische Klasse, 119, 1889, fasc. 9, p. 1-66) ne le signale dans aucun des traités qu’il a parcourus, à l’exception du Tractatus d’Etienne de Bourbon.

378.

Sur le Tractatus et la méthode de travail d’Etienne, voir l’introduction de l’édition du De dono timoris (première partie du traité) par J. Berlioz et J.-L. Eichenlaub, Brepols, 2002. La liste des sources employées par le prédicateur est donnée par J.-Th. Welter, L’exemplum dans la littérature…, p. 218-220, n. 10. Elle doit être complétée par celle qu’établit A. Lecoy de la Marche, Anecdotes…, p. XIII-XVI de l’introduction. On y compte plusieurs recueils de miracles de la Vierge.

379.

J. Berlioz, « Sainte Pélagie dans un exemplum d’Etienne de Bourbon », dans Pélagie la pénitente. Métamorphose d’une légende. T. 2 : La survie dans les littératures européennes, Paris, 1984, p. 165-171.Dans le troisième livre de son Tractatus, De dono scientie, au premier titulus, le dominicain a introduit l’exemplum de Pélagie la courtisane. Il emprunte l’histoire à l’Abbreviatio in gestis et miraculis sanctorum d’un autre dominicain, Jean de Mailly.

380.

M.-B. Dary emploie, à propos de l’histoire d’Helsin, l’expression de « miracle de propagande » car il ne servit pas à l’édification, mais bien à mettre en valeur et contribuer à diffuser une pratique (dans La fête de la Conception de la Vierge Marie : son introduction en France et ses premiers développements (XIIè-XIIIè siècles), thèse sous la dir. André Vauchez, Paris : université Paris 10, 1997, p. 269).