c. Le miracle d’Helsin : usage, comparaisons et parallèles aux XIIIè et XIVè siècles

Les travaux d’A. Mussafia donnent une idée précise de l’immense diffusion du récit d’Helsin, qui a traversé les régions mais aussi les genres littéraires. On se rend compte que l’histoire a souvent perdu ses détails historiques et géographiques superflus, notamment lorsqu’elle a été mise en vers. Le récit du sauvetage d’Helsin est rapidement devenu multiforme et s’est grandement éloigné de la version originale du pseudo-Anselme. Ainsi Jean de Garlande, qui compose le poème intitulé Stella maris entre 1248 et 1249 381  : c’est un recueil versifié de soixante et un courts récits, dont le n° 34 382 (de abbate periclitante in mari) présente les mêmes caractéristiques de sobriété que celui de Guillaume de Sauqueville et d’Etienne de Bourbon : aucun nom cité, mais seulement un abbas anonyme, une tempête et une apparition salvatrice. La conclusion est également identique : on célèbre la fête de la Conception. Mais ce récit n’a pas de réelle parenté avec celui de Guillaume et d’Etienne.

D’un point de vue plus général, la fête de la Conception a donné naissance à quelques exempla. On trouve des récits de ce type dans la Scala celi de Jean Gobi 383 , et notamment, au chapitre huit (honorantes se et suos dilectos honorat) : un clerc, sauvé par sa foi en la Vierge, une fois devenu patriarche institua la fête. Le Sermo de Conceptione beatae Mariae donne, à la suite de l’histoire d’Helsin, deux exempla consacrés à la fête de la Conception. Le premier exemplum raconte qu’un jeune clerc, cousin du roi de Hongrie, sur le point de se marier, se rend compte qu’il a oublié de réciter les heures de la Vierge. Il vide alors l’église de tous ceux venus assister à son mariage et se met en prière. La Vierge lui apparaît alors et lui promet d’accéder au royaume de Dieu s’il célèbre la fête de la Conception chaque 8 décembre. Le jeune clerc, renonçant au mariage, devint moine puis patriarche. Le second exemplum raconte les mésaventures d’un chanoine englouti dans les flots de la Seine qu’il tentait de traverser, pour avoir rencontré une femme peu de temps auparavant. Après trois jours de tourments infligés par des démons, Marie lui apparaît et le sauve de ce mauvais pas : il avait l’habitude de réciter les heures de la Vierge. Elle lui recommande de célébrer la fête de la Conception, une fois revenu à la vie 384 . On trouve par ailleurs quelques récits exemplaires faisant allusion à la controverse théologique. Il existe en effet un exemplum connu mettant en scène saint Bernard lui-même : après sa mort, il apparut à un moine de Clairvaux vêtu de blanc mais avec une tache sur la poitrine, signe de rétractations de son opinion selon laquelle la Vierge avait contracté le péché originel 385 . Cet exemplum est attesté dans des textes de controverse plus que dans un contexte de prédication ; on le trouve par exemple dans une question disputée de Jean Duns Scot 386 et dans une autre question de Guillaume de Ware 387 . Les maîtres de l’université des années 1310 n’hésitent donc pas à s’appuyer sur cet exemplum et à l’insérer parmi les références et les arguments de leur démonstration, au milieu des citations des Pères ou de la Bible.

Le destin singulier de l’exemplum d’Helsin est encore souligné par la diversité des emplois du récit que l’on rencontre dans les sources. Il a ainsi pu être utilisé dans des textes liturgiques. L’étude de Solange Corbin 388 , à partir d’un dépouillement d’anciens bréviaires, est très éclairante. L’auteur s’est spécialisée sur l’office pour la Conception de la Vierge – on y voit assez souvent en effet un recours aux miracles de la Vierge – et donne le texte d’un office italien de la fin du XIVè siècle composé presque entièrement de miracula. L’histoire de la tempête y est citée de manière très détaillée et même de manière double : dans la version des premières leçons, Helsin, abbé de Ramsey, en est le héros, tandis que les premières antiennes mettent en scène Anselme dans la même situation. L’exploration plus large des bréviaires et de l’office du 8 décembre montre que le miracle d’Helsin est attesté dans les bréviaires dès le XIIè siècle. Il est nettement présent au XIIIè siècle, dans des bréviaires d’origine géographique variée. Le récit des aventures d’Helsin et de ses compagnons pris dans la tempête a connu une postérité très large, quelle que soit sa version d’origine. Les sources qui témoignent de l’utilisation de cette histoire sont nombreuses et variées. On faisait régulièrement appel à cette anecdote pour illustrer et étayer un traité ou un office. Néanmoins la filiation du récit en tant qu’exemplum, c’est-à-dire en tant que récit bref adapté aux besoins de la prédication, est limitée : un seul recueil d’exempla offre l’histoire, et les sermons mendiants des XIIIè et XIVè siècles ne semblent pas l’inclure aussi souvent que l’on pourrait l’imaginer.

Notes
381.

Evelyn Faye Wilson, The Stella Maris of John of Garland. Edited together with a study of certain collections of Mary legends…, Cambridge (Mass.) : Mediaeval Academy of America, 1946.

382.

Op. cit. p. 124-125 : abbas quidam maris stellam / Invocavit, et procellam / Hec stravit equoream. / Lux in mali summitate / Cereali claritate / Virgam pandit Iesseam. / Inde festum inchoatur, / Et a multis celebratur / Virginis Conceptio. / In alvo sanctificata / Matris est, et celebrata / Est sanctificatio.

383.

Jean Gobi, Scala Celi, ed. Marie-Anne Polo de Beaulieu, Paris : CNRS, 1991, n° 641-643, p. 436-437, n° 657 p. 444. Voir la rubrique Virgo Dei genitrix (quarto a submersione salvat).

384.

Jean Fournée signale l’existence d’un vitrail dans la chapelle de l’Immaculée Conception de Rouen montrant l’histoire malheureuse du chanoine : sur deux panneaux, on pouvait voir un clerc en barque, aux prises avec les démons, pendant qu’une femme observait la scène depuis la rive, puis le chanoine nu objet de dispute entre le diable et la Vierge. Le vitrail fut vendu et l’église démolie en 1816-1817. Voir J. Fournée, Iconographie de l’Immaculée Conception, op. cit.

385.

Rosa Maria Dessi et Marielle Lamy, « Saint Bernard et les controverses mariales au Moyen Âge », dans Vies et légendes de Saint Bernard de Clairvaux. Création, diffusion, réception (XII-XXe siècles). Actes des rencontres de Dijon, 7-8 juin 1991 publiés par P. Arabeyre, J. Berlioz, P. Poirrier, Cîteaux, 1993 (Commentarii cistercienses), p. 239. Cette histoire figure dans une lettre de Nicolas de Saint-Albans à Pierre de Celle.

386.

Dist. 3, q. 1 : ad illud Bernardi dico quod fuerit istius opinionis quod habuerit originale ; unde dicitur quod ipse post mortem apparuit in mari cuidam, habens maculam in fronte, dicens quod non habebat quia dixerat eam habuisse originale, publiée dans Ioannes Duns Scotus doctor Immaculatae Conceptionis. I : textus autoris, ed. Carolus Balic, ofm, Rome : Academia mariana internationalis, 1954 (Bibliotheca Immaculatae Conceptionis, 5), p. 65.

387.

Fr. Gulielmi Guarrae, Fr. Ioannis Duns Scoti, Fr. Petri Aureoli Quaestiones disputatae de Immaculata Conceptione beatae Mariae Virginis, Quaracchi, 1904, question 1, p. 9.

388.

Solange Corbin, « Miracula beatae Mariae semper Virginis », dans Cahiers de civilisation médiévale, 10, 1967, p. 409-433. Le cas qu’étudie en détail S. Corbin est celui du manuscrit Sessorien 146 de la Bibliotheca nazionale de Rome.