d. Le miracle d’Helsin en image

L’étude du thème iconographique de la Conception de la Vierge permet un parallèle fructueux avec le destin de l’exemplum. Le débat qui s’est poursuivi pendant une très longue période, bien que la pratique et la dévotion aient pris les devants, n’a pas favorisé l’apparition d’une iconographie de l’Immaculée Conception et du miracle. L’Immaculée Conception est en outre une abstraction difficile à traduire en images. Les premières représentations s’attardent sur des motifs parallèles, qui font allusion à l’Immaculée Conception de Marie, comme par exemple sur la rencontre d’Anne et Joachim à la Porte Dorée, ou encore sur l’arbre de Jessé. Comme dans la littérature, le motif le plus courant est celui de l’apparition de la Vierge en mer, mais le lien avec l’Immaculée Conception n’est pas toujours clairement établi 389 . Il semble bien que la représentation du miracle d’Helsin avant le XVè siècle soit aussi exceptionnelle que son utilisation comme exemplum 390 . Il faut en effet attendre l’extrême fin du Moyen Age pour rencontrer une traduction iconographique de ce récit 391 . Le chanoine Leroquais 392 fait état d’un psautier bourguignon de la première moitié du XIVè siècle, originaire de Saint-Bénigne de Dijon. On y voit la Vierge apparaissant à Helsin et ses compagnons au milieu d’une tempête, ce qui constitue donc une adaptation du miracle d’Helsin. La plus ancienne représentation identifiée jusqu’ici dans un manuscrit est une miniature de la Légende dorée, dans la traduction de Jean du Vignay. Le manuscrit est daté des environs de l’année 1402 393 . La plus ancienne représentation peinte de grand format se trouve sur un retable aujourd’hui conservé à la National Gallery de Londres 394 . C’est un autel de la Vierge Marie daté des années 1375-1400, dont la provenance n’est pas entièrement assurée (Dalmatie probablement). Le panneau central, de plus grande dimension, montre la Vierge avec son fils dans les bras. De chaque côté, quatre panneaux plus petits représentent des scènes de la vie de Marie, à gauche sa naissance et ses parents, à droite les miracles. C’est là que se trouve Helsin, sur les deux panneaux supérieurs. Le premier panneau montre un bateau pris en pleine tempête : on voit les rouleaux contre les flancs du navire, le mât semble brisé et la cargaison est passée par-dessus bord. Des démons noirs s’attaquent aux voiles. Un personnage en habit blanc et manteau rouge s’adresse aux moines (on en compte six sur le bateau, l’abbé porte un habit noir). Le deuxième panneau montre le même moine devant une église de taille imposante, dans un pays montagneux, et s’adressant à une foule du haut de sa chaire. La représentation est parlante quand on connaît l’histoire d’Helsin, elle retrace tous les épisodes de l’aventure des moines condensés en deux tableaux. Elle correspond également très bien à l’exemplum de Guillaume de Sauqueville, qui a lui aussi choisi une version écourtée de la légende selon le même scénario. Il s’agit même plutôt d’une illustration de l’exemplum plutôt que du miracle d’Helsin.

Figure 1 : Retable de la Vierge Marie daté des années 1375-1400 (Londres, National Gallery)
Figure 1 : Retable de la Vierge Marie daté des années 1375-1400 (Londres, National Gallery)
Figure 2 : Retable de la Vierge Marie daté des années 1375-1400 (Londres, National Gallery), détail (Helsin dans la tempête)
Figure 2 : Retable de la Vierge Marie daté des années 1375-1400 (Londres, National Gallery), détail (Helsin dans la tempête)

A partir du long récit sur l’abbé Helsin est né un exemplum qui reprend cette histoire mais de manière très condensée, retrouvé uniquement dans le Tractatus de diversis materiis d’Etienne de Bourbon. L’histoire d’Helsin, dans la forme que lui donne Guillaume de Sauqueville, serait donc une création d’Etienne de Bourbon. Cet exemplum n’a pas eu la faveur des théologiens et maîtres de l’université, qui, lorsqu’ils s’autorisaient l’ajout d’une anecdote à l’appui de leur raisonnement, ont préféré l’histoire de saint Bernard et de la tache, plus courte, appuyée sur l’un des principaux protagonistes de la longue controverse, et ne faisant pas d’allusion à la fête. Par ailleurs, on retrouve tout aussi rarement cet exemplum utilisé par des prédicateurs. Il s’agit du seul véritable exemplum de l’ensemble du recueil de Guillaume de Sauqueville, en à tout le moins du plus réussi. Guillaume fait régulièrement usage de comparaisons, de parallèles, souvent tirés de la vie courante. On ne trouve jamais d’unité narrative brève bâtie selon un scénario et aboutissant à une conclusion morale ou à la mise en valeur d’une vertu. Il est difficile d’imaginer les raisons pour lesquelles l’auteur a inséré ici un exemplum, on se heurte à la question de la mise en situation des exempla que les prédicateurs pouvaient trouver dans les recueils et compilations. Lors du XIVe symposium d’études de la prédication médiévale, Jean-Claude Schmitt 395 s’est interrogé sur les exempla et le temps. Prenant notamment comme exemple l’exemplum d’Helsin, il a montré que la présence du temps, en particulier liturgique, reste discrète dans les exempla, et conclut : « Les exempla n’ont pas pour fonction de définir systématiquement le temps liturgique. Des notations de temps n’y apparaissent, à l’occasion, que dans la mesure où la logique du récit exemplaire l’impose ». J.-C. Schmitt souligne des nécessités de véracité du récit ou d’approfondissement de la portée morale. « Le temps liturgique […] apparaît ainsi comme une matrice virtuelle, qui n’est mobilisée que ponctuellement et en fonction des nécessités de l’intrigue. » Et c’est bien cet ensemble de contraintes que l’on retrouve chez Guillaume de Sauqueville. Les exempla sont, d’une manière générale, utilisés très rarement dans ses sermons. Guillaume emploie un exemplum lorsque son objectif l’impose et le choisit en fonction de sa pédagogie liturgique et de sa force de propagande.

Notes
389.

Sur les apparitions « maritimes » de Marie, voir Sylvie Barnay, Le ciel sur la terre. Les apparitions de la Vierge au Moyen Âge, Cerf, 1999. L’auteur recense un certain nombre de cas de sauvetages en mer par la Vierge en personne. D’une manière générale, on se rend compte que de telles images sont souvent données pour des représentations du miracle d’Helsin. C’est le cas par exemple de Mirella Levi d’Ancona, The iconography of the Immaculate Conception in the Middle Ages and early Renaissance, College art association of America, 1957, qui a souvent tendance à confondre les motifs.

390.

Il faudrait une exploration méthodique des sources utilisant l’histoire d’Helsin (sermons, liturgie, recueils de textes en vers ou en prose), quelle que soit sa forme, pour voir si une illustration existe et aboutir à un recensement peut-être plus fourni que celui donné par les instruments de recherche habituels. Je ne me suis pas livrée à une telle recherche.

391.

Jean Fournée, Iconographie de l’Immaculée Conception au Moyen Age et à la Renaissance. La place de la Normandie dans le développement de la doctrine et dans son expression artistique, Paris : société parisienne d’histoire et d’archéologie normandes, 1953. Du même auteur, voir aussi : Jean Fournée, « Du De conceptu virginali de saint Anselme au De conceptione sancte Marie de son disciple Eadmer, ou de la Virgo purissima à la Virgo immaculata », dans Les mutations socio-culturelles au tournant des XIè-XIIè siècles. Actes du coll. Le Bec-Hellouin, juil. 1982, Paris : CNRS, 1984, p. 711-721. L’auteur souligne l’extrême rareté des représentations de l’Immaculée Conception avant le XVè siècle.

392.

Victor Leroquais, Les bréviaires manuscrits des bibliothèques publiques de France, Paris, 1934, t. 2, p. 325-326. Il s’agit du manuscrit Paris, Arsenal 274, f. 347v : la Vierge apparaît à Helsin et à ses compagnons (in conceptione b. Marie).

393.

Le Lexikon der christlichen Ikonographie (Freiburg : Herder, 1970, t. 2, col. 338-344) donne le recensement le plus fiable des occurrences de la légende d’Helsin. Description du manuscrit BnF fr. 242 dans : Catalogue des manuscrits français. Tome premier : ancien fonds, Paris : Didot, 1868, p. 20. La miniature se trouve au f. 290. Description du manuscrit BnF fr. 9198 dans : Henri Omont, Catalogue général des manuscrits français. Ancien supplément français, t. I, Paris : Leroux, 1895, p. 323-324. Un autre manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, fr. 9198, propose aussi une représentation d’Helsin au f. 69, dans un texte de miracles de Notre-Dame traduits par Jean Miélot. Ce manuscrit a été achevé en 1456 en Hollande, et a appartenu à Philippe le Bon duc de Bourgogne.

394.

Voir la reproduction ci-jointe.

395.

XIVè symposium d’études de la prédication médiévale, « Prédication et liturgie au Moyen Age » (Lyon, 16-20 juillet 2004). La communication de J.-C. Schmitt, intitulée Les exempla et le temps, n’est pas publiée.