B. Les Dominicains et la fête de la Conception de la Vierge (vers 1300-1320)

L’exemplum d’Helsin permet à Guillaume de prendre clairement parti, de manière imagée, en faveur de la fête de la Conception de la Vierge. Nous allons voir plus précisément quelle est sa position théologique.

a. La croyance en la Conception immaculée et la célébration de la fête

La fête de la Conception de la Vierge 396 , célébrée le 8 décembre, s’est diffusée progressivement dans le royaume de France à partir de l’Angleterre et de la Normandie. Elle célèbre non pas la conception active de la Vierge, lorsque celle-ci conçut le Christ par l’opération de l’Esprit Saint, mais bien sa conception passive, lorsqu’elle fut conçue par Anne et Joachim. L’Ancien Testament ne parle pas de Marie et les évangiles restent silencieux sur bien des aspects de sa vie, mais ils affirment sa virginité (Mt. 1, 18-23 notamment). Ce sont les apocryphes, en particulier le Protévangile de Jacques, datant du IIè siècle, qui s’étendent davantage sur sa naissance et sa vie et rapportent sa conception miraculeuse par Anne et Joachim, alors stériles. Le culte de la Vierge est véritablement né en Orient, où l’on comptait quatre fêtes mariales principales au VIè siècle. En Occident, le culte marial prit un essor plus marqué à partir du XIIè siècle, en particulier grâce à Bernard de Clairvaux, et du XIIIè siècle. C’est la liturgie qui fut le vecteur de l’introduction de la fête de la Conception en Occident. La Vierge est à partir de ce moment appréhendée pour elle-même, et non plus seulement en tant que mère de Jésus, ce qui explique « l’émergence de grandes controverses doctrinales autour de la pureté de la mère de Dieu et de son rapport au péché originel 397  ». Son rôle d’intercession prend de plus en plus d’importance auprès des chrétiens, en tant que médiatrice mais aussi en tant que patronne d’ordres ou de communautés.

L’Immaculée Conception de la Vierge fut élevée au rang de dogme par la bulle Ineffabilis Deus du 8 décembre 1854. Avant cette date, le débat sur l’Immaculée Conception fut très long. Rappelons quelques jalons de la controverse 398 . Les écrits de saint Augustin, même si la Conception de la Vierge n’était pas à l’époque objet de débat, ont cependant été interprétés en rapport avec cette question et l’on a pu y retenir des éléments en faveur du courant maculiste. Pour Augustin en effet, Marie n’est pas née virginalement. A la suite des écrits de saint Augustin, un courant reste profondément hostile à cette idée, et s’illustre jusqu’au milieu du XIè siècle avec Grégoire le Grand, Alcuin, Bède. Ces auteurs excluent l’idée qu’une génération sexuelle puisse échapper à la loi de la concupiscence et du péché. Mais un courant plus favorable oppose la scène de l’Annonciation : Marie est la nouvelle Eve, mère du Sauveur. Ces prémices de débat aboutissent plus nettement à la préparation de la grande controverse de la fin du XIè siècle : saint Anselme, archevêque de Cantorbéry, se pose clairement la question de la Conception de Marie et prend position dans plusieurs textes sur la pureté de la Vierge, notamment dans le Cur Deus homo, puis dans le De partu Virginis et le De conceptu virginali et originali peccato. Il réfute l’idée de concupiscence au moment de la conception de Marie et affirme qu’elle jouissait d’une pureté souveraine au moment de devenir mère, mais il est contre l’idée qu’elle ait pu être conçue hors du péché. La lettre que Bernard de Clairvaux adresse aux chanoines de Lyon en 1139 est une étape majeure du débat 399 , et l’on entre dans la grande période de la controverse. Bernard réagit en effet contre la célébration de la fête à la cathédrale de Lyon en 1136. Grand défenseur de la Vierge, Bernard ne souhaitait pas ajouter une nouvelle fête en l’honneur de la mère du Christ, sainte dès sa naissance selon lui, et non pas dès sa conception. En outre Bernard n’approuve pas un culte que la papauté n’a pas clairement entériné. De l’autre côté de la Manche, c’est Eadmer qui donne une contribution capitale avec le Tractatus de conceptione sanctae Mariae 400 . Eadmer considère que la Vierge est totalement exempte de toute souillure et affirme donc très clairement l’Immaculée Conception de la Vierge. En réaction aux écrits de saint Bernard, plusieurs auteurs défendent une doctrine favorable à la fête de la Conception, avec notamment Nicolas de Saint-Alban, et mentionnent aussi l’existence de la fête 401 . Le débat s’étend dans le monde universitaire dès le XIIIè siècle et touche de manière différente les ordres mendiants, dominicains et franciscains. La question est alors de savoir quand la Vierge a pu être sanctifiée, par rapport à l’instant de sa naissance et de sa conception. Chez les Franciscains, Alexandre de Halès et, à sa suite, Bonaventure, se sont prononcés contre la Conception immaculée de la Vierge, mais pour sa sanctification dès le premier instant ; Bonaventure, par exemple, rappelle que la conception de la Vierge a obéi aux règles humaines et n’est donc pas exempte de la souillure de la chair au moment de sa conception. Les maîtres dominicains contemporains, comme Albert le Grand, maître à Paris à la même époque, restent eux aussi sur cette opinion, avec leurs propres arguments. La doctrine thomiste a ensuite repris les arguments de saint Bernard et a considérablement marqué l’ordre dominicain. Pour Thomas, il y a bien eu une sanctification exceptionnelle de la Vierge : elle n’eut pas lieu dès le premier instant, mais après l’infusion de l’âme dans le corps. Marie fut donc purifiée du péché originel mais elle en a été souillée. Il se montre toutefois d’une certaine tolérance envers un culte dont il connaît l’existence, et entérine ainsi un état de fait. Il explique ainsi dans la Somme théologique que l’Eglise romaine tolère la célébration de la fête dans quelques églises, bien qu’elle ne célèbre pas elle-même la fête de la Conception 402 . Malgré cette position tolérante face à ceux qui célébraient déjà la fête, l’opinion et les arguments théologiques de Thomas d’Aquin pesèrent durablement sur la position de l’ordre dominicain vis-à-vis de cette question, de manière défavorable à la doctrine de l’Immaculée Conception. Si l’on considère la position d’un prédicateur du XIIIè siècle, Etienne de Bourbon, dont le Tractatus fournit à Guillaume de Sauqueville son exemplum, on voit qu’il affiche une opinion prudente. Il souligne que la fête n’est pas approuvée officiellement par l’Eglise (festum, licet generaliter ab universali Ecclesia non recipiatur) et rappelle d’emblée que Marie fut conçue, comme tout être humain, dans le péché lié à la conception charnelle (concepta sit in peccato ex parentum carnalium conjunctione). Il s’appuie sur la lettre de saint Bernard aux chanoines de Lyon, et, comme le souligne A. Lecoy de la Marche, se conforme à l’opinion commune des dominicains de l’époque. Cependant il rapporte les arguments de ceux qui célèbrent la fête et indique que Marie fut sanctifiée dans le ventre de sa mère (anima ejus est infusa et in utero sanctificata).

Notes
396.

L’histoire de la fête de l’Immaculée Conception a déjà fait l’objet depuis longtemps de très nombreux travaux. La bibliographie sur le sujet est particulièrement abondante et a trouvé un regain de vie avec la définition du dogme en 1854. Un rapide panorama de la production éditoriale donne la mesure du phénomène. Il existe en effet une Société française d’études mariales, qui édite la revue Etudes mariales. Il existe aussi la revue Marianum et une Bibliographia mariana qui couvre les années 1948-1984. Enfin les Acta congressus mariologici-mariani ont été régulièrement publiés, comme la série Virgo immaculata, qui aborde l’Immaculée Conception sous tous ses aspects. Pour approfondir la question propre du dogme et de l’évolution de la croyance, les deux références fondamentales sont l’ouvrage de Marielle Lamy et l’article de Xavier Le Bachelet, plus ancien, dans le Dictionnaire de théologie catholique.

397.

Dominique Iognat-Prat, « Marie (Vierge) », dans Dictionnaire du Moyen Âge, dir. C. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris : PUF, 2002, p. 883.

398.

J’ai privilégié le déroulement historique occidental, et non pas théologique. On trouvera dans l’art. du Dictionnaire de théologie catholique de X. Le Bachelet un exposé beaucoup plus détaillé et précis des étapes de la controverse et des arguments développés par les uns et les autres, ainsi que dans : J. Galot, « L’Immaculée Conception », dans Maria. Etudes sur la Sainte Vierge, Paris : Beauchesne, 1952, t. 7, p. 9-116.

399.

Epistola 174 (ad canonicos Lugdunenses), ed. J. Leclercq et H. M. Rochais dans Sancti Bernardi opera, t. 7, Rome, p. 388-392. Sur le rôle de saint Bernard et cette affaire, voir : Rosa Maria Dessi et Marielle Lamy, « Saint Bernard et les controverses mariales au Moyen Âge », dans Vies et légendes de Saint Bernard de Clairvaux. Création, diffusion, réception (XII-XXe siècles). Actes des rencontres de Dijon, 7-8 juin 1991 publiés par Patrick Arabeyre, Jacques Berlioz, Philippe Poirrier. Cîteaux, 1993 (Commentarii cistercienses), p. 229-260.

400.

Eadmeri monachi Cantuariensis Tractatus de Conceptione sanctae Mariae, ed. T. Slater et H. Thurston, Fribourg-en-Brisgau, 1904. Dans l’introduction, T. Slater et H. Thurston soulignent l’influence du texte, notamment sur Nicolas de Saint-Alban

401.

X. Le Bachelet (art. cit., col. 1033-1034) donne une liste de témoignages montrant l’extension de la fête au XIIè siècle, parallèlement au développement de la controverse et aux progrès des arguments immaculistes. Il rapporte au contraire l’interdiction que fit Maurice de Sully, alors évêque de Paris (1160-1196), de célébrer la fête de la conception dans sa cathédrale.

402.

Summa theologica, III, q. 27, a. 2 et Commentaire des Sentences, III, d. 3, q. 1, a. 2 (esse sine peccato dicitur esse proprium Christo quia ipse nunquam nec actuali nec originali macula infectus est. Sed virgo mater ejus fuit quidem peccato originali infecta, a quo emundata fuit, antequam ex utero nasceretur: sed a peccato actuali omnino immunis fuit.). On sait qu’à une époque tout à fait contemporaine, Eudes Rigaud, archevêque de Rouen, célébra la fête à Paris pour les Normands de l’Université.