b. Etat de la controverse dans les années 1315

Le débat est de plus en plus dense à la fin du XIIIè siècle et beaucoup de maîtres de l’Université ont eu l’occasion de se prononcer sur la question de la Conception de la Vierge. Néanmoins la prudence est restée de mise chez la plupart des personnages connus de cette époque 403 . D’une manière générale, les opinions personnelles ont souvent pu s’exprimer, notamment au sein des ordres mendiants, où, bien qu’une position commune se détermine assez facilement au cours du temps, des voix divergentes sont apparues. Ainsi chaque université constitue un cas singulier. A Oxford par exemple, Guillaume de Ware et Duns Scot étaient assez isolés parmi l’ordre franciscain, plutôt hostile à la croyance de la Conception sans tache.

Sous le règne de Philippe le Bel, le débat s’enflamma tout d’abord avec Henri de Gand, régent à la faculté de théologie de Paris, mort en 1293. Il aborde en effet le problème dans son quodlibet XV q. 13 404 , et plus précisément la légitimité de la fête de la Conception de la Vierge le 8 décembre. Adoptant une position nettement maculiste, il défend l’idée que la purgation de Marie est intervenue à l’instant même de son infection par le péché de la conception charnelle, et propose à l’appui de sa théorie un exemple de physique qui sera par la suite repris et discuté par de très nombreux auteurs, notamment Duns Scot et Guillaume de Ware dans leurs questions disputées. Henri de Gand explique la trajectoire d’une fève lancée par un mouvement ascendant vers une meule en rotation : à l’instant de sa rencontre avec la meule, la fève lancée suit encore une ligne ascendante mais aussi une ligne descendante au moment du heurt. Puisqu’en un point peuvent se concentrer deux forces opposées, Henri de Gand tire la conclusion que la même coïncidence se produit à l’instant de la conception de Marie, où deux actions contraires se rencontrent. Marie, conçue comme tout être humain dans le péché charnel, en est purifiée dans l’instant. On trouve dans la prédication les échos des débats de cette période et des divergences de vue qui les ont accompagnés. Ainsi le dominicain Guy d’Evreux, dans ses sermons 405 , aborde la question de la Conception et prend nettement parti contre cette célébration. Pour lui, le péché originel a bien touché la Vierge et il a fallu l’en purifier. Il est très clair dans les trois sermons qu’il propose pour la fête de la Conception de Marie : concepta fuit in peccato originali et esse sine originali proprium est Christi hominis, reprenant l’argument de Thomas d’Aquin dans son Commentaire des Sentences, cité plus haut. Dans l’un de ces sermons, il conteste même le nom de fête de la Conception 406  :

‘Unde istud festum debet dici sanctificationis, non conceptionis, quia de hoc non facit festum ecclesia. Set quia ignoramus diem qua sanctificata fuit, nos facimus festum sanctificationis in die qua concepta fuit. Unde in ista sanctificatione fuit a peccato originali mundata, set in conceptione filii Dei fuit ab omni fomite liberata. Et ideo sanctificatio ista dicitur domus edificatio.’

En parallèle, un courant opposé, surtout illustré par des franciscains, continue de vivre depuis la fin du XIIIè, et se trouve même particulièrement renforcé en ce début de XIVè siècle, avec notamment Guillaume de Ware, très favorable à la célébration de la fête, Pierre de Jean Olivi, qui discute l’idée d’une rédemption préservative, ou encore, à l’extérieur de l’ordre franciscain, Raymond Lulle et Pierre Paschase, qui abordent le thème de la sanctification préventive de la Vierge. L’entrée en scène de Duns Scot, le Docteur subtil, marque le moment où deux camps se séparent nettement, franciscains et dominicains face à face. Jean Duns Scot, franciscain écossais né vers 1265, est enseignant, à l’université de Paris entre 1302 et 1303, au couvent franciscain où il est maître régent de 1306 à 1307. Il meurt à Cologne en 1308 407 . Son argumentation s’avère prudente à l’université de Paris, encore très hostile à la fête de la Conception. D’une part Scot combat l’idée augustinienne du péché originel : celui-ci n’affecte que l’âme ; d’autre part il démontre que le Christ, rédempteur universel, préserva la Vierge du péché par son rôle de « parfait médiateur ». Il eut l’occasion d’exposer sa doctrine notamment dans son Commentaire des Sentences de Pierre Lombard 408 , où il répondit à la question : utrum beata Virgo fuerit concepta in originali peccato ? Il expose le thème du Christ médiateur : arguitur in excellentia filii sui in quantum redemptor, reconciliator et mediator quod ipsa non contraxit peccatum originale. L’action du Christ, médiateur perfectissimus, est allée jusqu’à préserver sa mère. Puis il démontre la probabilité selon laquelle Dieu ait pu exempter la Vierge du péché originel : Deus potuit facere quod ipsa numquam fuisset in peccato originali.

Le rôle de Duns Scot dans la querelle de la Conception de la Vierge est capital : il est le premier à l’Université à évoquer la possibilité de la Conception immaculée. Il réussit à dégager avec prudence une conclusion acceptable par l’Eglise. Scot a eu une influence considérable, notamment sur les autres théologiens franciscains : François de la Marche, Pierre Auriol et beaucoup d’autres. L’apport de Duns Scot est lié à celui de Guillaume de Ware, qui fut peut-être son maître à l’Université. Scot a suscité des réactions parfois vives de la part de ses contemporains à l’Université. Dès 1309 la polémique éclate avec Jean de Pouilly, connu pour ses prises de position parfois sans nuance. Elève de Godefroi de Fontaines, maître ès arts, ce théologien combat la position scotiste dans son quodlibet III 409 . Dans la lignée de son maître et de Gérard d’Abbeville, il est très hostile aux ordres mendiants et leur conteste notamment le droit de recevoir les confessions. Finalement dénoncé au pape en 1317, son procès se déroula en Avignon où Jean XXII condamna trois de ses propositions 410 . Malgré sa rétractation publique, Jean de Pouilly connut là la fin de sa carrière. Dans ce débat, Jean de Pouilly s’avère être un virulent opposant à la doctrine de l’Immaculée Conception, et l’on peut y voir une part de son ressentiment envers les Franciscains, coupables, raconte-t-il dans un quodlibet, de l’avoir conspué pendant un cours. Dans son quodlibet III 411 , il expose les arguments en cours à l’époque chez les théologiens et donne des conclusions catégoriquement opposées à l’idée de Conception. Il consacre trois chapitres à la question et affirme que la Vierge Marie a bien contracté le péché originel. Comme le demande l’exercice du quodlibet, Jean de Pouilly accumule les auctoritates qui soutiennent ou au contraire infirment l’idée de l’Immaculée Conception, dont son maître Godefroi. Il est très clair qu’il s’attaque en premier lieu aux thèses de Duns Scot, dont celle du médiateur universel, et de Henri de Gand. Il est intéressant de noter qu’il aborde la question de la célébration de la fête comme faisant partie du débat et s’appuie notamment sur une citation du Décret 412  :

‘igitur beata Virgo et Jeremias et Johannes Baptista cum originali peccato nati sunt, cum constet eos per concubitum masculi et femine esse conceptos, unde conceptio beate Marie non debet celebrari quia fuit in peccato concepta. ’

Sa conclusion est sans appel et très critique vis-à-vis des prédicateurs, qu’il taxe d’hérésie :

‘Tunc ad argumenta principalia, que probant beatam Virginem non contraxisse orginale. Dicendum ad primum : si aliqui illud predicaverint, pseudopredicatores fuerunt, heresim predicantes. Ad secundum vero dicendum quod Christus vult honorem matris, set regis et regine honor judicium diligit. Si autem fuisset preservata ab originali, non fuisset secundum rectum judicium nec divinam ordinationem, qua vult Adam et totam ejus posteritatem a Christo redimi et per ipsum Deo reconciliari. Et ideo de potentia Dei ordinata, non puto quod ipsa ab originali potuerit preservari.’

Quant à Guillaume de Sauqueville, il est intéressant de constater que sur la question purement théologique, il n’affirme pas l’Immaculée Conception de la Vierge, tout au contraire. A plusieurs reprises dans le recueil de sermons, on trouve l’affirmation nette selon laquelle la Vierge n’est pas exempte du péché originel. Ainsi dans le sermon 68 consacré à la fête de l’Assomption, il propose une comparaison entre la Vierge et le vent du Sud et conclut nettement (f. 158ra) :

‘Sic beata Virgo ex ortu suo fuit frigida et sicca quia in peccato originali concepta…’

Il reprend cette affirmation dans le sermon 73, écrit pour la fête de la Nativité, et l’on comprend que selon lui, si la Vierge a bien été conçue dans le péché, elle a été sanctifiée bien avant sa naissance, et non à l’instant même (f. 167va) :

‘Ipsa enim Maria que interpretatur illuminatrix uel illuminata, licet in tenebris peccati originalis fuerit concepta, tamen ortu suo, ymmo diu ante ortum fuit sanctificata et illuminata ut dicamus de ea : lux in tenebris lucet, Io. (1, 5).’

Guillaume évoque aussi les conditions de sanctification de la Vierge. Dans le sermon 68, il indique qu’elle a eu lieu in utero (f. 158va) :

‘beata igitur Virgo, quia solum peccatum originale habuit, quod statim per sanctificationem in utero est deletum, ideo non immerito dicitur de finibus mundi uenisse et in ipsa exterminium omnium uitiorum fuisse.’

Il confirme ce point de vue dans le sermon 52, donné pour l’Annonciation : la Vierge n’est restée qu’un instant avec le péché, elle est née purifiée (f. 125vb) :

‘Set Christus excellit beatam Virginem in hoc quod sine peccato conceptus fuit et natus. Beata autem Virgo in originali [peccato] concepta fuit, non nata.’

Guillaume adopte donc une position assez conforme au thomisme de son époque : il ne conteste pas la réalité du péché originel appliqué à Marie, et suit donc l’opinion officielle de l’ordre dominicain. Mais il laisse entrevoir un instant salvateur, au moment de la naissance de la Vierge, où elle a été sanctifiée et donc exemptée du péché a posteriori. C’est aussi pourquoi il consacre le prothème du sermon 73 à l’exaltation de la fête de la Nativité et à l’importance de sa célébration. Le dominicain n’entre pas dans les détails du problème, tels qu’on pu les aborder les théologiens contemporains. Il ne distingue pas sanctification et rédemption ni ne définit les conséquences de la sanctification in utero : il est davantage préoccupé par la question du moment de la sanctification et de la légitimité des fêtes en l’honneur de Marie, en particulier l’Immaculée Conception. L’originalité de la position de Guillaume de Sauqueville réside donc non pas dans son opinion sur la Conception de la Vierge, mais bien dans son attachement à la fête, fait auquel son origine normande n’est certainement pas étrangère.

Dans les années 1315-1320, ce sont les Franciscains qui restent les plus ardents défenseurs de l’Immaculée Conception. Il est vrai qu’ils comptent dans leurs rangs des théologiens de renom. On a déjà remarqué l’opinion nette de Pierre Auriol 413 . Ce franciscain, probable élève de Duns Scot à Paris, commente les Sentences à l’Université entre 1314 et 1318 puis devient maître en théologie en 1318, archevêque d’Aix en 1321 mais meurt en 1322. Surnommé doctor facundus, il laisse une abondante production et notamment deux traités consacrés à la Conception, plus exactement le Tractatus et un ouvrage de défense du traité, le Repercussorium. Ce courant franciscain s’illustre aussi avec François de Meyronnes 414 , contemporain de Pierre Auriol et très actif dans les années 1315. Lui aussi élève de Duns Scot entre 1304 et 1307, il commente les Sentences à Paris et enseigne à son tour à l’Université en 1320-1321. Grand prédicateur, il a été, peut-être encore plus que Pierre Auriol, le défenseur de la doctrine de l’Immaculée Conception, on vit même en lui le chef de la première école scotiste.

Les Dominicains, quant à eux, restèrent dans un premier temps très fidèles à la doctrine thomiste, bien que cette attitude ne consiste pas en une adhésion massive. Le respect dû à la doctrine de Thomas fait l’objet de plusieurs recommandations dans les années 1313-1317, lors des chapitres généraux de l’ordre 415 . On comprend donc que l’ordre ne laisse peut-être pas beaucoup de liberté à ses frères pour une discussion argumentée sur l’Immaculée Conception. De fait, c’est chez les Franciscains que l’on trouve les défenseurs les plus vaillants, et les Dominicains sont finalement assez absents de la controverse autour des années 1315. Mais dans les années 1315-1320, Guillaume de Sauqueville ne représente pas non plus un cas isolé dans le monde des universitaires parisiens. Un point de comparaison fructueux est celui de Jacques de Lausanne, Dominicain lui aussi, maître en théologie en 1317. Il a laissé un sermon, édité en 1905, où il aborde la question de l’Immaculée Conception. Ce sermon s’appuie sur le verset II Reg. 11 : statim sanctificata est ab immunditia, et se divise en trois parties. La position du prédicateur apparaît difficile à déterminer. Il insiste sur le rôle du Christ comme « purificateur » du péché et, comparant le couple Christ-Marie avec David et Bethsabée, aboutit à cette conclusion : nimirum quia saphyrus, id est Christus, per gratiam Spiritus Sancti in ipsam descendit et araneam, id est immunditiam originalem, extinxit. Puis, dans la première division du verset, Jacques de Lausanne introduit une nouvelle division sur le verset Eccli. 24 : in civitate sanctificata similiter requievi. Il commence par insister nettement sur la legis observantia, indispensable au bon gouvernement de la cité, et il établit un parallèle avec l’âme humaine : la confusion règne là où la loi n’est pas respectée. On pense évidemment au péché originel qui entache la naissance de tout homme, et donc de la Vierge. Cela n’empêche pas Jacques de Lausanne de continuer son développement sur le thème de la sanctification de Marie à partir du mot sanctificata, sans pousser très loin son argumentation. Même si Jacques de Lausanne reste d’une très grande prudence, quelques indices laissent tout de même l’impression qu’il pouvait être favorable à la fête de la Conception de la Vierge. Par petites allusions, il répète que spiritualiter et corporaliter la présence du Christ enfant de Marie a écarté le diable, signe d’immunditia.

Notes
403.

Francisco da Guimaraens, « La doctrine des théologiens sur l’Immaculée conception de 1250 à 1350 », dans Etudes franciscaines, 4, 1953, p. 23-51 et 167 sqq.

404.

Henri de Gand, Opera omnia, 1518, p. 584-586.

405.

Bibl. nat. de Fr., lat. 15966.

406.

f. 156rb : In conceptione beate Marie Virginis. Ego autem edificavi domum nomini ejus ut habitet ibi, II Paral. VI. Quando aliquis magnus vult venire…

407.

Olivier Boulnois, « Jean Duns Scot », dans Dictionnaire du Moyen Age, dir. C. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris : PUF, 2002, p. 755-759.

408.

F. Johannis Duns Scoti… in tertium et quartum Sententiarum quaestiones subtilissimae, Anvers : apud Johannem Keerbergium, 1620. Les questions suivantes du livre III concernent l’Immaculée Conception : distinctio III quaestio 1 ; distinctio XVIII quaestio 1. Plus récemment : Johannis Duns Scoti Lectura in librum III Sententiarum, Civitas Vaticana, 2004.

409.

P. Delhaye, « Jean de Pouilly », dans Catholicisme, Paris : Letouzey et Ané, t. 6, 1967, col. 556-557. Noël Valois, « Jean de Pouilly », dans Histoire littéraire de la France, Paris : Imprimerie nationale, 1914, t. 34, p. 220-281.

410.

Joseph Koch, « Der Prozeß gegen den Magister Johannes de Polliaco und seine Vorgeschichte », dans Recherches de théologie ancienne et médiévale, 5, 1933, p. 391-422.

411.

Ce quodlibet date de 1309 d’après C. Balic. Johannis de Polliaco et Johannis de Neapoli Questiones disputatae de Immaculata Conceptione beate Marie Virginis, ed. Carolus Balic, Sibenici, 1931.

412.

Decretum Gratiani, pars III, dist. IV, c. 3 (ed. L. Friedberg, Leipzig, 1879, col. 1362).

413.

Pierre Péano, « Pierre Auriol », dans Dictionnaire de spiritualité, Paris : Beauchesne, t. 12, 1986, col. 1505-1508.

414.

Heribert Rossmann, « François de Meyronnes », dans Dictionnaire de spiritualité, Paris : Beauchesne, t. 10, 1980, col. 1155-1162.

415.

Chartularium universitatis Parisiensis, ed. Henri Denifle et Emile Chatelain, tome 2 (1286-1350), Paris : Delalain, 1891, p. 166-167 acte n° 704 : statutum capituli generalis Ordinis Predicatorum sub Berengario de Landorra Metis celebrati de tenenda doctrina Thomae de Aquino et de examinatione scriptorum fratrum (juin 1313). …inhibemus districte quod nullus frater legendo, determinando, respondendo audeat assertive tenere contrarium ejus quod communiter creditur de opinione doctoris predicti. […] Nullus etiam ad studium Parisiense mittatur, nisi in doctrina fratris Thome saltem tribus annis studuerit diligenter.