c. La réalité du culte dans les années 1315

Même si Xavier Le Bachelet évoquait encore, en 1922, des origines en Europe du Sud, il semble bien aujourd’hui que, dans le royaume de France, les origines géographiques de la fête de la Conception de la Vierge se trouvent en Normandie. On peut dater ce phénomène de la fin du Xè siècle, sans qu’il y ait forcément de lien clair entre la célébration et le privilège de la conception. A l’appui de l’hypothèse normande, X. Le Bachelet 416 relève une liste d’hymnes consacrés à la Conception. L’étude des manuscrits liturgiques à laquelle s’était livré le chanoine Leroquais montre bien la progression de la fête, et le rôle prépondérant de la Normandie 417 . Dès le XIIè siècle, les calendriers des abbayes de Fécamp et Jumièges, le missel de Saint-Wandrille, les bréviaires de Bayeux et du Mont-Saint-Michel attestent l’existence de la fête de la Conception. La thèse de Marie-Bénédicte Dary 418 embrasse une documentation d’origine liturgique plus vaste, et aboutit aux mêmes conclusions. Les premières traces de la fête sont repérées dans les îles anglo-saxonnes, notamment dans plusieurs calendriers du Xè siècle, puis elle gagne la Normandie (première moitié du XIIè siècle) et le nord du royaume de France.

L’existence des confréries consacrées à la Vierge témoigne aussi du développement de cette dévotion particulière. En Normandie, la ville de Rouen compte plus d’un millier de confréries au milieu du XVè siècle, et plusieurs d’entre elles sont consacrées à la Vierge 419 . A la fin du Moyen Age, c’est-à-dire après le concile de Bâle, la province ecclésiastique de Rouen comptait 370 confréries de Notre Dame dont neuf étaient consacrées à la Conception de la Vierge. Chaque année à la Quasimodo, la confrérie de la Conception de la Vierge organisait un concours poétique en l’honneur de Marie récompensé des symboles mariaux (lis, branche de palmier…) On relève dès le XIVè siècle des traces de fondation de chapelle dédiée à l’Immaculée Conception, comme à Evreux en 1387, puis plus tardivement à Bayeux en 1462 420 . A Paris, la nation normande à l’Université célébrait la fête de la Conception, si bien que l’on parlait de « fête aux Normands ». Divers témoignages attestent l’existence du culte de la Conception de Marie à Paris à la fin du XIIIè siècle et au début du XIVè siècle. Le premier est celui de l’archevêque de Rouen Eudes Rigaud. Dans le registre des visites qu’il fit entre 1248 et 1269, on trouve trace, en date du 6 des Ides de décembre, d’une messe qu’il célébra pour la nation normande à Paris, en l’église Saint-Séverin, en l’honneur de la fête de la Conception de la Vierge 421 . Un autre exemple célèbre est celui de Ranulphe de la Houblonnière, évêque de Paris depuis 1280 et mort en 1288 : l’obituaire du chapitre de Notre-Dame signale la fondation de la fête de la conception de la Vierge que souhaitait célébrer Ranulphe chaque année 422 . Il semble bien qu’une grande tolérance existe pour la pratique de cette fête dès la seconde moitié du XIIIè siècle, alors même que les débats universitaires se multiplient sur la question. Un peu plus tard, le franciscain Pierre Auriol, dans son Tractatus de Conceptione beatae Mariae Virginis (fin 1314-début 1315) 423 , affirme de manière catégorique que la fête est célébrée par l’université de Paris et bien d’autres églises et que le pape et les cardinaux sont au courant de tout cela.

On peut supposer que Guillaume de Sauqueville se soit senti plus à l’aise sur le terrain de la pratique, de la fête, pour avancer ses idées. Il tient particulièrement à la célébration de la fête, comme l’a déjà montré l’exemplum d’Helsin, ce qui constitue peut-être le seul angle d’approche prudent par rapport à la question théologique elle-même. L’opinion de Thomas d’Aquin, hostile au dogme de l’Immaculée Conception, laissait en revanche plus de liberté sur la question du culte : déjà pratiqué au XIIIè siècle, Thomas l’évoquait avec plus de tolérance. Dans le sermon 39, Guillaume de Sauqueville précise son opinion au sujet de la célébration de l’Immaculée Conception (f. 104rb-va) :

‘Ecclesia festiuat de corona Christi et eius cruce, quarum neutra est uel umquam fuit subiecta gratie, ymmo uterque fuit instrumentum maxime culpe. Si ergo Ecclesia licite festiuat de istis, non quatinus instrumenta detestabilis culpe set quatinus arma redemptionis nostre, si angelus nuntiauit cum gaudio conceptionem Virginis Marie, non quatinus annexa culpe set quatinus exordium redemptionis nostre, quare nos non possumus sollempniter hoc festum celebrare ?’

Un peu plus haut, il avait fait allusion à ceux qui se refusent à célébrer la fête, selon des arguments qu’il considère infondés (f. 103vb-104ra) :

‘Sic spiritualiter aliqui similes auibus nocturnis, in conceptione Marie que est exordium noue lucis, festum non faciunt, ymmo iuxta illud Iob (24, 17) : si subito apparuerit aurora arbitrantur umbram mortis. Reputant peccatum mortale facere festum conceptionis.’

Guillaume n’a pas de doute sur la légitimité de la fête, qui est tout à fait attestée, d’après les témoignages de l’époque et les sources notamment liturgiques. On s’étonne de l’opinion si négative qu’il attribue à ces aliqui – peut-être Jean de Pouilly –, qui considèrent cette fête comme un péché mortel, alors qu’un consensus tacite semblait au contraire exister sur la possibilité de célébrer la fête de la Conception.

Dans les faits, les ordres religieux adoptent progressivement la fête à partir du début du XIVè siècle, ainsi les Carmes vers 1306, les Chartreux en 1333, les Dominicains en 1388 pour l’obédience d’Avignon. Les Franciscains furent les premiers à entériner la pratique de la fête lors du chapitre général de l’ordre à Pise en 1263. Lorsque Guillaume de Sauqueville compose son sermon, la pratique semble très répandue. Etienne de Bourbon, on l’a vu, avait déjà mis en avant une opinion prudente, bien avant Guillaume de Sauqueville. L’ordre dominicain ne réagit pas d’une voix unanime sur cette question, et ce depuis longtemps. Il reste tout de même aux théologiens à se mettre d’accord, et le dernier obstacle se trouve là, à l’université de Paris. Les témoignages les plus favorables à la fête de la Conception restent la plupart du temps sur le terrain de la pratique, et le discours adopte volontiers un ton militant, comme dans le sermon de Guillaume de Sauqueville. Ce dernier préconise avec intelligence une pratique, il est un des rares à dissocier fête et théologie.

Notes
416.

Art. cit. col. 1065.

417.

V. Leroquais, Les bréviaires manuscrits des bibliothèques publiques de France, Paris, 1934. Bréviaire de l’abbaye de Duclair (BnF nouv. acq. 1083) : t. 3, p. 418.

418.

Marie-Bénédicte Dary, La fête de la Conception de la Vierge Marie : son introduction en France et ses premiers développements (XIIè-XIIIè siècles), thèse Paris 10-Nanterre, dir. A. Vauchez, 1997.

419.

Catherine Vincent, Des charités bien ordonnées : les confréries normandes de la fin du XIIIè siècle au début du XVIè siècle, Paris, 1988. Du même auteur : Les confréries médiévales dans le royaume de France (XIIIè-XVè siècles), Paris : Albin Michel, 1994 (p. 28-29 pour la fête de Quasimodo). Elle constate ainsi : « développé d’une manière homogène dans l’ensemble des diocèses, que ce soit dans les paroisses rurales ou urbaines, le culte marial est déjà perceptible dans les documents les plus anciens et se maintient d’une manière constante à un haut degré de ferveur pendant plus d’un siècle » (p. 142).

420.

Jean Fournée, Le culte populaire et l’iconographie des saints en Normandie. La Sainte-Vierge. 1 : répertoires, Paris : société parisienne d’histoire et d’archéologie normandes, 1976, p. 187-188. J. Fournée s’est livré à un recensement des églises paroissiales et chapelles dédiées à la Vierge à partir de témoignages contemporains, mais en faisant état de données plus anciennes, remontant parfois au Moyen Age, et dénombre plus de 200 églises en Seine-Maritime. On y apprend par exemple que l’église de Sauqueville n’a pas de titre déterminé, elle est simplement sous le vocable de Notre-Dame.

421.

Eudes Rigaud, Regestrum visitationum archiepiscopi Rothomagensis, ed. Th. Bonnin, Rouen : Le Brument, 1852, p. 562 : VI. Id. Decembris. In Conceptione beate Marie, celebravimus missam in ecclesia Sancti Severini, in festo nationis Normannice. Une confrérie de la Conception de la Vierge aurait été créée à Paris en l’église Saint-Séverin en 1311, d’après H. Lesetre, L’Immaculée Conception et l’église de Paris, Paris : Lethielleux, 1904, p. 36-37. H. Lesêtre souligne lui-même l’absence de source historique à l’appui de ce fait, et indique l’existence d’un testament fait en faveur de cette confrérie par un bourgeois parisien, mais en 1361 seulement.

422.

Cité par N. Bériou dans : La prédication de Ranulphe de la Houblonnière. Sermons aux clercs et aux simples gans à Paris au XIIIè siècle, Paris : Etudes augustiniennes, 1987, p. 34. Source : B. Guerard, Cartulaire de Notre-Dame de Paris, Documents inédits sur l’Histoire de France, Cartulaires, t. 4, n° 319, p. 184, Paris, 1850.

423.

Fr. Gulielmi Guarrae Fr. Ioannis Duns Scoti, Fr. Petri Aureoli Quaestiones disputatae de Immaculata Conceptione beatae Mariae Virginis, Quaracchi, 1904. Tractatus Petri Aureoli capitulum V p. 79 : sed clarum est quod dominus papa et cardinales et romana ecclesia sciverunt diu et notorie cognoverunt quod ecclesia anglicana et Normanniae et universitas studii Parisiensis ac multae ecclesiae, quae subsunt domino papae, celebrant festum conceptionis, et quod multi doctores solemnes predicaverunt Parisius et in Anglia et predicant singulis annis quod Virgo Maria non contraxit originale, odium et iram Dei, quod etiam nonnulli vel in suis scriptis communibus reliquerunt, utpote magister Johannes Scotus et Guilelmus dictus Guarro in suis scriptis super tertium sententiarum. Si igitur hoc est erroneum aut periculosum in fide, romana ecclesia, cardinales ac papa, immo et universalis ecclesia in sustinendo ista erroneam se demonstrat.