A. La position d’un pauper clericus : le thème de la décadence des mœurs

Guillaume de Sauqueville mêle des récriminations variées contre le clergé dans son ensemble 425 . Il s’attaque aussi bien aux canonici qu’aux clerici. Naturellement, il épargne complètement les mendiants, mais simplement parce qu’il n’en parle pas. Guillaume a des propos très durs à l’égard des ecclésiastiques, et les pires défauts leur sont attribués : cupidité, négligence dans leur service, vanité, paresse. Le sermon 8 est particulièrement dur à leur égard, Guillaume y consacre de longs passages au problème de la décadence du clergé, comme celui-ci (f. 18rb-va) :

‘Quidam enim congregantur ad eam propter miluum : congregantur illi qui aggregantur filiis ecclesie, fiunt canonici, curati, archidyaconi, magis propter temporale commodum, non ut defendantur contra dyabolum. Sunt aliqui tales. Probatio quod sic : uidebitis canonicos qui raro uel numquam intrabunt ecclesiam, saltem chorum non intrant, nisi quando debent lucrari peccuniam. Ex quo peccuniam lucrati sunt, statim incompleto officio chorum dimittunt. Signum manifestissimum est quod ipsi currunt ad ecclesiam solum propter cibum.’

Le prédicateur propose une comparaison entre l’Eglise et la poule : de même que la poule protège ses petits des attaques du milan en les prenant sous son aile, de même l’Eglise protège les chrétiens des attaques du diable. Mais, selon lui, c’est surtout par intérêt personnel et malsain que les ecclésiastiques profitent de la protection de l’Eglise, ils n’offrent rien en retour. Dans le sermon 14, il revient sur cette idée de l’action stérile des clercs (f. 34vb) :

‘Videbitis iterum subtiles clericos et ingeniosos qui totum tempus suum ponunt in studio quorumdem subtilium et inutilium ad salutem ad quid ut nomen habeant, ut sint famati et nominati.’

Leur action est stérile pour l’Eglise, mais pas pour eux : d’un point de vue matériel, Guillaume reproche à ces clercs d’être conduits par leur intérêt personnel, qui les pousse à rechercher deux choses, la richesse et la gloire. Cupidité et vanité, voilà quels sont, selon lui, les deux défauts majeurs des hommes d’Eglise de son époque. Le thème du prélat cupide revient donc à plusieurs reprises dans les sermons, comme dans le sermon 106 où il est même présenté comme l’interprétation du nom Balthasar (f. 236rb-va) :

‘Et ibi (Dan. 5, 30) dicitur quod eadem nocte interfectus est Balthasar, absorbens diuitias interpretatur, et significat prelatum cupidum qui sua cupiditate absorbet et spoliat ecclesiam suam ; qui, propter hoc quod bona ecclesie male expendit et uilibus personis tribuit, mortem peccati incurrit.’

Jamais Guillaume ne cite de nom de personne. Ces critiques se veulent de portée générale, en tout cas pour un lecteur moderne ; peut-être les allusions étaient-elles plus limpides pour un lecteur médiéval 426 . Deux passages ont cependant retenu l’attention et ont donné lieu à une interprétation directe, ils se trouvent dans le sermon 16 (f. 42rb-va) :

‘Rota uel currus non excitatur ad motum nisi quando animal est currui copulatum. Multum enim esset mirabile quod equus exiens Parysius in stabulo regis moueret currum exeuntem Andegauis in curia episcopi. Quando autem equus est currui copulatus, si currus corruat uel titubet, non imputatur rotis set animali trahenti. Dixi a primo quod rote que subsunt currui sunt populares qui uoluuntur in rota fortune et subsunt cure uiri ecclesiastici. Quicumque ergo habet curam animarum debet trahere unum magnum currum.’

Et quelques lignes plus loin :

‘Quomodo est hoc possibile quod currus bene incedat, quoniam habet curatus uel episcopus in dyocesi Andegauensi, quando per totum annum uel maiorem partem anni iste est separatus a cura, stat Parysius in curia regis, intendens cauis uel secularibus negotiis ? Certe uidetur mihi ualde mirabile et uidetur impossibile.’

L’homme d’Eglise se doit de tenir les rênes de son char, de sa paroisse, pour avancer correctement, c’est-à-dire pour le bien de tous. Ici, Guillaume s’en prend manifestement à l’évêque d’Angers, accusé d’assister le roi de France une bonne partie de l’année, et donc de délaisser ses ouailles. Qui peut être cet évêque indigne ? Il ne peut s’agir d’une allusion à un passé trop éloigné, sans quoi personne, à Paris, ne pourrait comprendre pourquoi cet exemple est choisi. Plusieurs noms sont dès lors possibles 427 , compte tenu de l’amplitude chronologique du recueil de sermons : Guillaume Le Maire, évêque de 1291 à 1317, date de sa mort, puis son successeur Hugues Odard, qui occupa la fonction jusqu’en 1322, et enfin Foulques Mathefelon, évêque de 1324 à 1355. Des trois personnages, c’est Guillaume Le Maire dont l’Histoire a retenu le nom. Il a eu en effet un destin qui dépassa largement son diocèse d’Angers et ce fut un personnage bien connu à la cour du roi de France 428 . Ses successeurs ont simplement laissé l’image d’évêques assurant traditionnellement leurs fonctions dans leur diocèse. Guillaume Le Maire est élu évêque le 18 avril 1291. C’est un farouche défenseur des droits de l’Eglise face aux officiers royaux : en 1298, il va jusqu’à excommunier le bailli d’Angers, David de Sesmaisons. Il n’eut de cesse, au long de son épiscopat, de marteler les règles de la discipline ecclésiastique, ce qu’attestent les statuts synodaux, ainsi que la force de l’autorité épiscopale. Surtout, s’adressant au roi à de multiples reprises, il lui rappelle le respect dû aux libertés et anciennes coutumes, en particulier en ce qui concerne la fiscalité, et la fidélité qu’il doit au service de l’Eglise. Un discours très traditionnel, donc, que Joseph Avril qualifie même d’archaïsant, et qui, joint à ses récriminations écrites, contribue à forger une image un peu stricte du personnage. Par ailleurs, il est certain que Guillaume Le Maire se déplaçait peu : en 1299, il est à Sens, pour présenter au roi une somme de récriminations ; il participe en 1302 à l’assemblée de trois états, qui décida, en pleine crise politique entre le royaume et la papauté, de soutenir Philippe le Bel face au pape Boniface VIII. En 1311 il se rend au concile de Vienne. Cette volonté très tatillonne de faire respecter la norme religieuse et de se poser en champion de l’orthodoxie a pu irriter ceux qui, comme Guillaume de Sauqueville, y voyaient surtout une contradiction avec la pratique de Guillaume Le Maire, s’il passait l’essentiel de son temps à la cour, comme le dominicain l’en accuse. Peut-être était-il au courant de rumeurs ou de faits concernant la présence à Paris de Guillaume Le Maire. Mais nous en sommes réduits aux conjectures, ce dernier fait n’étant attesté nulle part.

Les défauts critiqués par Guillaume de Sauqueville font partie des clichés prêtés aux ecclésiastiques, ils ont une valeur finalement anecdotique et ne peuvent étonner l’historien. Ils sont en revanche très riches d’enseignement sur l’évolution des mentalités au début du XIVè siècle. On constate tout d’abord que le sermon est le lieu d’une prise de parole que l’on qualifierait aujourd’hui d’engagée. Dans un contexte où sa parole ne peut passer inaperçue, à Paris, dans ses écrits de membre de l’université, Guillaume se met en position de critiquer l’un des pouvoirs dominants de la société. Même s’il n’est pas un acteur intellectuel de premier plan en ce début de XIVè siècle, Guillaume n’hésite pas à sortir de son rôle de prédicateur au sens le plus traditionnel : il n’est plus seulement question du salut, de l’au-delà, de morale chrétienne, il s’agit aussi pour lui de porter un regard lucide, et désabusé dans son cas, sur l’Eglise dans son ensemble. On note aussi sa position en retrait par rapport à son appartenance à un ordre mendiant : il vise les clerici, les canonici, et cette vision globale lui permet d’avoir un discours de portée plus générale. Ce n’est pas uniquement le dominicain qui parle quand il s’attaque aux prélats cupides : il échappe largement aux problèmes matériels que rencontrent les clercs parisiens, mais il semble faire siens leurs problèmes, comme on le verra au sujet des bénéfices ecclésiastiques. Enfin, Guillaume aboutit à une conclusion particulièrement sombre sur l’état de l’Eglise, et c’est une sorte de constat d’échec (sermon 106, f. 235ra) :

‘Ecclesia hodie est plena brigis et dissensionibus, potissime inter custodes ecclesie rixantur ad ciuitatem et causa rixe eorum uidetur esse illa quam recepimus inter canes.’

Guillaume a déjà eu l’occasion de glisser une remarque semblable sur l’inaptitude de la prédication à lutter contre ce qui est à ses yeux une pensée hérétique 429 . Dans le dernier sermon de la collection, il fait allusion aux tensions qui agitent l’Eglise : elles empêchent les custodes, les ecclésiastiques, d’accomplir leur mission, c’est-à-dire de protéger convenablement la cité 430 . D’un point de vue spirituel, Guillaume considère donc la société comme menacée et démunie. Les ecclésiastiques, par leur mauvaise conduite, ne peuvent plus être un guide pour les chrétiens ; bientôt plus rien ne caractérisera leur statut d’hommes d’Eglise (sermon 8, f. 20va) :

‘Clerici enim non utuntur ueste pertica sicut layci et uere timeo ne minus sit in eis de candore munditie et de uigore constantie quam in laycis.’

Ils ont failli dans leur rôle d’exemple pour les laïques. La conséquence est que les prédicateurs comme Guillaume n’ont plus de prise sur la société : la parole est désormais inefficace (sermon 8, f. 20ra).

‘Unde hoc quod argumenta nostra non habent efficaciam nec bonam consequentiam, tota die predicamus et arguemus contra uitia et quasi nullus fructus consequitur. Certe causa est, quia premisse argumentes sunt de dicto solum quia dicunt et non faciunt, ymmo quod uerbis predicant, moribus impugnant.’

Guillaume appuie ce constat sur deux auctoritates lourdes de sens, l’une de Jean Crisostome et l’autre de saint Grégoire, qui confortent l’idée que la vie religieuse soit être irréprochable. Guillaume semble amer et impuissant face à cette situation : espère-t-il provoquer un sursaut de courage et d’énergie parmi son public ? Ou sent-il que sa lucidité n’est pas partagée par tous ? Si les critiques qu’il adresse au clergé sont traditionnelles, son constat en revanche paraît poussé assez loin dans le pessimisme.

Notes
425.

Cinq sermons montrent des critiques contre le clergé, il s’agit des sermons 8, 14, 60, 63 et 106. Dans le sermon 93, Guillaume met en scène un évêque mis en accusation.

426.

Outre le cas des Templiers, les « affaires » concernant des membres de l’Eglise sont nombreuses dans le premier quart du XIVè siècle : en 1302 débute le procès de Guichard, évêque de Troyes, pour divers motifs dont la fraude fiscale. En 1317, c’est Hugues Géraud, évêque de Cahors, qui est traîné en justice pour avoir attenté à la vie du pape ; il sera brûlé vif. En 1318, c’est au tour de l’archevêque d’Aix, Robert de Mauvoisin, d’être mis en accusation pour chantage, blasphème, luxure, et d’autres motifs encore. L’affaire Bernard Délicieux éclate juste après. Voir Joseph Shatzwiller, Justice et injustice au début du XIVè siècle. L’enquête sur l’archevêque d’Aix et sa renonciation en 1318, Rome : Ecole française de Rome, 1999.

427.

P. Gams, Series episcoporum Ecclesiae catholicae, Ratisbonne : G. Manz, 1873, p. 489. Jean-Michel Matz, François Comte, Fasti ecclesiae gallicanae, t. 7 : diocèse d’Angers, Turnhout : Brepols, 2003, p. 162-169.

428.

B. Hauréau, « Guillaume le Maire », dans Histoire littéraire de la France, Paris : Imprimerie nationale, 1893, t. 31, p. 75-94. Joseph Avril, « Guillaume Le Maire, évêque d’Angers (1291-1317) », dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, Paris, 1988, t. 22-23, col. 932-933. Le livre de l’abbé Tresvaux, Histoire de l’Eglise et du diocèse d’Angers, Paris-Angers, 1859, bien qu’assez ancien maintenant, donne les grandes lignes de l’action de ces trois prélats (t. 1, p. 260-266 pour Guillaume Le Maire, p. 266-267 pour Hugues Odard et p. 267-271 pour Foulques Mathefelon). Joseph Avril, « La conception du pouvoir politique d’après les écrits de Guillaume le Maire, évêque d’Angers (1291-1317), dans Eglises et pouvoir politique. Actes des journées internationales d’histoire du droit d’Angers (30 mai-1er juin 1985), Angers : presses de l’université d’Angers, 1987, p. 117-134. Les écrits de Guillaume Le Maire sont précieux pour comprendre le personnage : il est l’auteur d’une compilation de statuts synodaux et surtout d’un Livre, connu sous le nom de Liber Guillelmi Majoris, rassemblant le récit de son installation à l’évêché et des actes administratifs divers. Voir l’édition du Liber que fit Célestin Port, dans Mélanges historiques. Choix de documents, t. 2, Paris : Imprimerie nationale, 1877, p. 187-569.

429.

Voir, au sujet d’Averroès, p. 130.

430.

Dans le sermon 17 (f. 46va), Guillaume va même jusqu’à suggérer une action des laïcs contre leur curé s’ils le trouvent inapte à ses fonctions : contra nos enim qui sumus testes Dei ad plebem, tot possunt excipi in doctrina et uita quod testimonium nostrum quasi nemo accipit. Quare non potest accipere laycus contra curatum suum quem uidet hominem criminosum ?