D. Un soutien pourtant fidèle au roi de France

Guillaume de Sauqueville a été considéré à juste titre par l’historiographie comme un chantre du pouvoir royal. Deux éléments importants sont tout de même à ajouter parce qu’ils ont été négligés jusque là : tout d’abord, le dominicain a bien célébré la royauté française, mais les sermons de Guillaume de Sauqueville ne datent pas du règne de Philippe le Bel, ils sont très légèrement postérieurs, et doivent donc être replacés dans un contexte différent des années 1300, ce qui était admis jusque là 473 . De plus, l’apologie de la royauté ne concerne que deux sermons sur les 106 de la collection. Les deux textes les plus intéressants sont le sermon 37, en l’honneur de saint Nicolas, et le sermon 38, pour la fête de la Conception de la Vierge. Dans le premier, Guillaume fait quelques allusions au saint, mais elles ne constituent pas la trame de son propos ; dans le second, le thème de l’Immaculée Conception est complètement laissé de côté au profit d’un discours nettement politique. Le prédicateur aborde dans ces deux sermons les éléments symboliques les plus connus et les plus forts de la royauté française. Le roi a un pouvoir thaumaturge ; Guillaume l’indique dès la première phrase du sermon 37 (f. 96vb) :

‘Quilibet heres Francie, ex quo inunctus et coronatus, habet specialem graciam et uirtutem a Deo quod tactu manus sue curat infirmos, propter quod habentes infirmitatem regiam ueniunt ad regem de multis locis et terris diuersis.’

Autre particularité, ce pouvoir lui est conféré par Dieu et parce que le roi est oint et couronné 474 . Le roi de France possède deux oriflammes : l’un, qualifié de commune vexillum, est orné de fleurs de lys, l’autre est de couleur rouge sang et est utilisé en cas de guerre (f. 101rb) :

‘Rex enim Francorum, preter commune uexillum quod depingitur cum floribus liliorum, quando procedit ad bellum contra inimicos, habet uexillum ante se totum coloris sanguinei et audiui dici quod quando uexillum illud explicatur in bello, non est aliquis ita audax qui totus non tremat.’

L’étendard rouge auquel il est fait allusion est l’oriflamme de Saint-Denis : bien que les descriptions varient à son sujet, la couleur rouge vif est bien attestée 475 . Son usage est d’être levé lorsque le roi part en guerre. Quant à l’autre vexillum, il s’agit de l’étendard royal marqué aux fleurs de lys. Guillaume n’apporte aucune originalité à ce qui était connu de l’oriflamme au début du XIVè siècle. Il rappelle la terreur que provoquait la vue de l’étendard chez l’ennemi, ce que les chroniques précisaient depuis le XIIIè siècle 476 . Philippe le Bel leva l’oriflamme en 1297, à l’occasion de la guerre en Flandre, puis il faut attendre juillet 1315 pour voir une nouvelle levée, par Louis X, au moment de son mariage avec Clémence de Hongrie, juste avant de partir en Flandre. En 1316, Philippe le Long, pourtant seulement régent, voulut lever l’oriflamme : l’abbé de Saint-Denis ne put s’y opposer, mais refusa que l’étendard entrât en contact avec les reliques des saints martyrs, comme le voulait l’usage. L’oriflamme reste ensuite à Saint-Denis jusqu’en 1328. Guillaume, dans son sermon, utilise la riche symbolique des deux étendards 477 , pour une établir une similitude entre le roi de France et le Christ, dont il développe les deux avènements : le lys évoque la virginité de la Vierge et sa fécondité, le premier étendard est alors signe de paix ; la couleur rouge évoque le sang, non pas celui du Christ répandu pour les hommes, mais, dit-il, celui du Jugement dernier, lorsque la colère divine se déclenchera contre les mauvais. Le parallèle entre le Christ et le roi est donc soutenu par deux symboles très forts : les lys lient le roi et la Vierge, de même que le rouge fait naturellement penser au sang du Christ 478 . Tout en exhortant le roi, dans le sermon 37, à préserver les ecclésiastiques et le peuple, qui sont des soutiens pour le royaume, Guillaume de Sauqueville offre bien deux véritables panégyriques du roi de France, qu’il compare de manière classique 479 à David et met même en parallèle avec le Christ ; ces deux textes peuvent facilement être rapprochés d’un contexte historique précis : l’avènement de Philippe V, la levée de l’oriflamme, l’exécution d’Engerran de Marigny, le mécontentement populaire de la fin du règne de Philippe le Bel. Dans le sermon 70, consacré à la fête de saint Louis, Guillaume de Sauqueville a aussi présenté une image très flatteuse de la royauté française, à travers l’image du saint roi dont il exalte de manière très classique la réputation de sagesse 480 . Le corollaire de cette exaltation du roi est l’exaltation du royaume de France, qui permet à Guillaume d’affirmer sa fidélité au roi face à l’Empereur, dans des propos que l’on peut presque qualifier de propagande. L’Empire, et même l’Empereur, représentent le mal. Que ce soit à l’aide de proverbe, comme dans le sermon 18 (f. 50rb) : uulgariter dicitur in gallico de malo puero : il n’e pas de reaimie, il est de l’empire, ou par un jeu de mot en français comme dans le sermon 37 (f. 97ra) : loquor de l’empire a l’empireneur, l’empireneur qui touz empire et qui touz jours en pire, Guillaume s’efforce de montrer que l’Empereur représente tout simplement le diable. A l’inverse, il exalte le royaume de France, symbole de liberté 481 (sermon 37, f. 97ra) :

‘hoc ideo dixi quia Francia denominatur de franchyse, hoc ideo quia heredes Francie non subiciuntur imperio, liberi sunt filii, Math. XVII (25). Est ista libertas non subesse imperio.’

Dans le sermon 18 (f. 50ra), Guillaume montre que cette liberté est aussi profitable à ceux qui souhaitent fuir l’Empire :

‘De tertio nota quod fugitiui banniti de toto imperio non morantur ibi tute in angulo loco uel regno dominio imperatoris subiecto, set tute morantur in regno Francorum, quia illud regnum non est imperio subiectum.’

Enfin, la liberté dont jouit le royaume a été voulue par Dieu (sermon 37, f. 97ra) :

‘Velit Deus quod heredes Francie numquam intrent en l’empire, quod non uadant de cetero peiorando set meliorando, alioquin filii regni eicientur in tenebras exteriores, Mat. VIII (12).’

Guillaume adopte une position très arrogante vis-à-vis de l’Empire : il est pour lui le royaume du péché, le royaume de France doit en rester aussi éloigné que possible, comme Dieu l’a voulu. En 1298, Adolphe de Nassau est déposé par la diète impériale, c’est Albert de Habsbourg qui lui succède. Les relations entre l’Empire et le royaume de France commencent de manière plutôt favorable, le fils d’Albert épouse Blanche de France en 1299, l’Empereur a pour préoccupation de se faire couronner par le pape tandis que Philippe le Bel rencontre d’autres problèmes dans le royaume. Pourquoi Guillaume propose-t-il deux sermons aussi favorables à la royauté ?

L’historiographie allemande s’est intéressée très tôt au thème de la royauté dans les sermons de Guillaume de Sauqueville : Hildegard Cöster et Helmut Kämpf, en 1935, publient deux études sur la royauté française sous le règne de Philippe le Bel. C’est H. Cöster 482 qui va orienter la façon d’analyser les sermons du dominicain : d’une part elle publie dans sa thèse les sermons 37, 38 et 70 483 à l’appui de son étude, ils resteront les seuls sermons édités jusqu’à l’article de Vincent Serverat 484 en 1995 ; d’autre part, tout en signalant que la présence à Paris de Guillaume de Sauqueville date probablement de 1316 ou de 1322, elle date le recueil de sermons des années 1297-1305 485 . Les trois sermons n’ont pas été sélectionnés au hasard par H. Cöster : elle a choisi les trois pièces où s’affirme le plus nettement l’attachement de Guillaume à la monarchie française, comme nous avons eu l’occasion de le voir ci-dessus. Cette vision très partielle de l’œuvre du dominicain, jointe à son approximation chronologique, l’ont conduite à donner de l’auteur l’image – qui n’est pas totalement erronée – d’un chantre du pouvoir royal et à interpréter les textes à la lumière des événements des années 1302-1303, au plus fort de la crise entre Philippe le Bel et la papauté 486 . Elle rapproche les sermons des textes des publicistes et des conseillers royaux de la même époque, comme Jean Quidort. Helmut Kämpf, à la suite de H. Cöster, a repris la même analyse des sermons dans son livre sur Pierre Dubois 487 . L’historiographie allemande, très occupée par les thèmes du sentiment national, de la royauté française, a lourdement pesé sur la compréhension des textes de Guillaume de Sauqueville. En France, au XXè siècle, c’est Marc Bloch 488 qui va lui aussi définitivement orienter la vision historiographique portée sur Guillaume. Comme H. Cöster, reprenant les renseignements fournis par Noël Valois, il place la prédication du dominicain aux alentours de 1300, s’attarde sur le sermon Osanna filio David et conclut que « l’orateur s’y révèle comme animé d’un orgueil national extrêmement vif ; l’indépendance de la France vis-à-vis de l’Empire y est proclamée avec insistance, et l’Empire lui-même lourdement raillé à l’aide d’un déplorable jeu de mots (Empire : en pire) ». M. Bloch donne, comme H. Cöster, une interprétation politique du sermon : Guillaume est vu comme un soutien du roi de France au moment de sa lutte contre Boniface VIII et des tentatives hégémoniques de l’Empire.

Guillaume de Sauqueville cherche constamment à se positionner par rapport aux trois pouvoirs, Sacerdotium, Regnum et Studium. Chacun des exemples retenus dans cet exposé, la philosophie à l’université, l’Immaculée Conception, les bénéfices ecclésiastiques et enfin la royauté française, montrent combien il lui est difficile de se placer dans ce champ de contraintes, d’enjeux matériels et de rapports de force. C’est en cela que nous qualifions les sermons de Guillaume de Sauqueville de sermons politiques 489 . Cette vision du monde contemporain et des liens qui unissent Sacerdotium, Regnum et Studium paraît plus prégnante que sa vision de la vie chrétienne, traditionnellement tournée vers le culte des vertus chrétiennes et la préoccupation de l’au-delà. Certes, les sermons exhortent à une vie exempte de péché et mettent en garde contre l’enfer qui attend les mauvais, mais ce discours eschatologique est plus discret que les prises de position du dominicain sur des questions actuelles, sans que celles-ci soient pour autant dégagées d’une explication religieuse. Son témoignage montre les liens tissés entre ces mondes religieux, politiques et intellectuels. Guillaume semble concevoir son rôle de prédicateur comme celui de témoin : il utilise sa parole pour créer un lien entre les trois pouvoirs cités, Sacerdotium, Regnum et Studium, et le peuple. Nous reprendrons les termes d’Elsa Marmursztejn 490  : « La pratique de l’activité intellectuelle n’était donc pas étrangère à l’exercice du pouvoir dans la société du Moyen Âge central. Ainsi, les conflits d’intérêt des rois et des papes ouvraient un vaste champ de manœuvres à l’Université parisienne ». Guillaume de Sauqueville est un très bon exemple d’un intellectuel confronté aux pouvoirs qui régissaient la société du XIVè siècle.

Notes
473.

Elizabeth A. R. Brown aborde la même problématique dans un article passionnant consacré à l’image de la royauté française sous le règne de Louis X, en utilisant notamment l’exemple d’un sermon prêché avant le second mariage du roi et initialement daté de 1302. Voir E. Brown, « Kings like semi-gods : the case of Louis X of France », dans Majestas, 1, 1993, p. 5-37.

474.

L’onction confère au roi une puissance surnaturelle et un rôle d’intermédiaire entre Dieu et le peuple. Voir les travaux de Jacques Le Goff, notamment : « Aspects religieux et sacrés de la monarchie française du Xè au XIIIè siècle », dans La royauté sacrée dans le monde chrétien. Colloque de Royaumont, mars 1989, ed. A. Boureau et C. Ingerflom, Paris, EHESS, 1992, p. 19-28.

475.

L’oriflamme de Saint-Denis est abondamment décrit dans l’historiographie et a donné lieu à de très nombreuses études, en particulier pour le règne de Philippe le Bel. Je renvoie simplement à l’étude indispensable de Philippe Contamine, L’oriflamme de Saint-Denis aux XIVè et XVè siècles, Nancy : Université Nancy II, 1975, initialement paru dans Annales de l’Est, 25, 1973, p. 179-245.

476.

P. Contamine cite l’exemple de la Chronique rimée de Philippe Mousket, chanoine et chancelier de Tournai mort en 1282. Voir P. Contamine, op. cit., p. 19.

477.

Pour plus de détails sur la symbolique des lys et de la couleur rouge, Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris : Gallimard, 1985, spéc. chap. 8 : « Les lys de France ». Anne Lombard-Jourdan, Fleur de lis et oriflamme. Signes célestes du royaume de France, Paris : CNRS, 1991, nouv. éd. 2002. L’auteur distingue l’oriflamme rouge de l’étendard fleurdelisé du roi de France. A. Lewis, Le sang royal…, cite l’exemple du sermon Osanna filio David p. 175 n. 130 et p. 181-182 n. 160. Il note à ce sujet que l’interprétation de la fleur de lys donnée par Guillaume est inhabituelle. Voir aussi Joseph Strayer, « France : the Holy Land, the Chosen People and the most Christian King », dans Action and conviction in early modern Europe, ed. T. K. Rabb and J. E. Seigel, Princeton : Princeton university press, 1969, p. 3-16, repris dans Medieval statecraft and the perspectives of history. Essays by Joseph R. Strayer, Princeton : Princeton university press, 1971, p. 300-314, spéc. p. 307-308.

478.

Cette symbolique était sensible aux contemporains. C. Beaune, op. cit., p. 332, cite Jehan Corbechon et son Grand Propriétaire de toute chose de Barthélemy l’Anglais : « La fleur de lys est portée aux églises et mise devant Dieu et la Vierge… et Dieu le tout-puissant l’envoya au roi de France le plus noble de tous les rois chrétiens. »

479.

Jean Leclercq, L’idée de la royauté du Christ au Moyen Âge, Paris : Cerf, 1959. Pour un parallèle intéressant avec les productions artistiques de l’époque, voir : Uwe Bennert, « Art et propagande politique sous Philippe IV le Bel : le cycle des rois de France dans la Grand’ salle du palais de la Cité », dans Revue de l’art, 97, 1992, p. 46-59.

480.

Elizabeth A. R. Brown, « Rex ioians, ionnes, iolis : Louis X, Philip V and the Livres de Fauvel », dans Fauvel studies. Allegory, chronicle, music and image in Paris, BnF fr. 146, ed. Margaret Bent and Andrew Wathey, Oxford : Oxford university press, 1998, p. 53-72, spéc. 60-61.

481.

Dans le sermon 1, Guillaume insiste aussi sur cette idée de liberté et d’indépendance, mais il ne la rattache pas à la question du pouvoir impérial. Il utilise en revanche l’argument de l’étymologie du mot Francia (f. 6ra : dicitur enim regnum Francorum quia liber ; francus enim et liber idem sunt).

482.

Hildegard Cöster, Der Königskult in Frankreich um 1300 im Spiegel von Dominikanerpredigten, thèse dactyl., Francfort, 1935-1936.

483.

Sermon 37, f. 96vb-98ra : Osanna filio Dauid, Mt. XXI (9). Quilibet heres Francie, ex quo inunctus et coronatus… Sermon 38, f. 98rb-100va : erunt signa in sole et luna in Luc. (21, 25). Quando res et bona alicuius arrestantur in manu regia… Sermon 70, f. 161va-162rb : rex sapiens populi stabilimentum est, Sap. VI (26). Regnum stabilitur legibus per sapientes conditis et inuentis…

484.

Vincent Serverat, « "Trouver chaussure à son pied". Un passage anti-lullien dans un sermon de Guillaume de Sequavilla », dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 62, 1995, p. 443-469.

485.

Guillaume parle de beatus Ludovicus pour saint Louis, ce qui donne effectivement un terminus a quo. La date de 1305 repose sur l’interprétation d’un exemple peu précis consacré à la Navarre. Voir p. 29sqq.

486.

Philippe le Bel, lorsqu’il lança son appel au concile pour mettre Boniface VIII en difficulté, chercha à obtenir des soutiens ecclésiastiques et sollicita les couvents dominicains. L’acte d’adhésion de 133 membres du couvent dominicain de Paris a subsisté et a été édité. Guillaume de Sauqueville est absent de cette liste. Voir Antoine Dondaine, « Documents pour servir à l’histoire de la province de France. L’appel au concile (1303) », dans Archivum fratrum predicatorum, 22, 1952, p. 381-440.

487.

Helmut Kämpf, Pierre Dubois und die geistigen Grundlagen des französischen Nationalbewußtseins um 1300, Leipzig-Berlin, 1935, réimp. Hildesheim, 1972. H. Kämpf donne lui aussi l’édition du sermon 37 Osanna filio David.

488.

Les rois thaumaturges. Etude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris : Gallimard, 1924, réimpr. 1983, p. 130-131. Plus récemment, Jacques Krynen, dans son livre L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France XIIIè-XVè siècle, Paris, 1993, reprend la même interprétation du sermon Osanna filio David, cité p. 300 et 353.

489.

Jacques Le Goff décrit l’université de Paris comme « la plus politisée des universités médiévales », dans son article « Quelle conscience l’université médiévale a-t-elle eu d’elle-même ? », dans Pour un autre Moyen Âge, Paris, 1977, p. 210. Pour un parallèle intéressant avec le royaume de Naples, voir Jean-Paul Boyer, « Parler du roi et pour le roi. Deux sermons de Barthélemy de Capoue, logothète du royaume de Sicile », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 79, 1995, p. 193-248.

490.

E. Marmursztejn, Un « troisième pouvoir » ? Pouvoir intellectuel et construction des normes à l’U de Paris à la fin du XIIIè siècle d’après les sources quodlibétiques (Thomas d’Aquin, Gérard d’Abbeville, Henri de Gand, Godefroid de Fontaines), thèse sous la dir. Alain Boureau, EHESS, 1999, t. 1, p. 40. Voir aussi Sophia Menache, « La naissance d’une nouvelle source d’autorité : l’université de Paris », dans Revue historique, 544, 1982, p. 305-328.