Conclusion

Bien que muette sur les intentions de son auteur – elle est notamment dépourvue de prologue –, la collection de sermons de Guillaume de Sauqueville montre un prédicateur au travail avec une précision particulièrement intéressante. Elle nous laisse découvrir notamment quelle fut la principale source d’auctoritates de l’auteur, le Manipulus florum, composé à Paris probablement une dizaine d’années avant les sermons. Et au-delà de la question des instruments de travail proprement dits et des sources de Guillaume, elle permet de mieux cerner la culture d’un prédicateur dominicain : ayant pourtant reçu un enseignement universitaire de bon niveau, il semble encore un familier des florilèges et évite le contact avec les œuvres originelles, tout du moins lorsqu’il compose des sermons. On sent bien que l’utilité est un critère dominant et commun à ces deux types d’œuvres : utilité du florilège, qui permet d’aller plus vite et de trouver à tout coup une citation appropriée, mais aussi utilité du recueil de sermons, ordonné et conçu pour une utilisation pratique, laissant au prédicateur une possibilité d’adapter le sermon au moment voulu. Guillaume de Sauqueville a-t-il atteint ce but d’utilité ? La faible diffusion de son œuvre laisse sceptique, surtout si on la compare avec celle de Jacques de Lausanne. Incontestablement les sermons de ce dernier ont connu un réel succès, ils ont été copiés pendant plusieurs décennies puis imprimés dès les années 1500. Il n’en va pas de même avec Guillaume de Sauqueville, sans que l’on puisse déterminer la raison de ce relatif échec. Guillaume a eu une carrière parisienne très discrète, sa présence n’est pas attestée à l’université de Paris de manière certaine, même si ses sermons laissent tout de même supposer un parcours universitaire. On peut imaginer une carrière parisienne trop courte, par manque de moyens de subsistance ou peut-être par manque de succès. Guillaume de Sauqueville n’est connu que par son recueil de sermons, il ne semble pas avoir laissé d’autre œuvre. Mais ses sermons ont été rassemblés en une collection cohérente, copiée à plusieurs reprises, y compris par Pierre Roger, lui-même prédicateur de grand talent. Ce sont des sermons profondément ancrés dans le milieu universitaire des années 1315. Analysés notamment à travers le thème de la philosophie, ils témoignent de la grande sensibilité des universitaires à l’égard des nouveaux courants de pensée et des hommes qui les incarnent. Bien qu’ayant probablement une connaissance indirecte des textes philosophiques anciens, ce qui peut expliquer des opinions sans nuance (Averoys miracula non fecit), Guillaume laisse apparaître sa culture personnelle, héritée de l’enseignement suivi et du milieu fréquenté. Ces caractéristiques en font une œuvre particulièrement intéressante.

Nous retiendrons de la lecture de ces sermons le sentiment de malaise que semble ressentir Guillaume face à un monde qui cultive la cupidité et l’impiété et qui, surtout, reste sourd au message chrétien. La pauvreté n’est plus assez pratiquée dans le monde ecclésiastique, c’est au contraire le règne de la propriété ; les bénéfices ecclésiastiques sont l’objet de luttes âpres et de calculs. Nous avons vu à quel point la question des bénéfices ecclésiastiques tourmente Guillaume, elle revient sans cesse sous sa plume mais essentiellement sous la même forme, celle de la récrimination. Le système bénéficial est l’objet de très nombreuses critiques de la part du dominicain, qui présentent deux caractéristiques intéressantes : elles n’évoluent pas vers une analyse critique du système dans son ensemble et elles sont extrêmement répétitives et matérialistes. On comprend aisément que le prédicateur n’attaque pas les origines d’un système largement mis en place et entretenu par la papauté et le roi de France : une critique directe contre l’un des deux pouvoirs est probablement pour lui inconcevable, et il fait peut-être partie des bénéficiaires du système. Il garde donc le regard braqué sur ses contemporains, les prébendés, sans lever les yeux vers les principaux collateurs. Tout en acceptant que l’Eglise terrestre soit régie par ce système d’attribution, puisque les clercs doivent bien vivre, il en réprouve les effets inhérents et se trouve placé dans une situation insoluble faite d’utopie et de malaise, renforcé par le sentiment d’impuissance qu’il éprouve dans son rôle de prédicateur. Il est intéressant de noter à cet égard la conscience que Guillaume a de son propre rôle de modèle social. Cet état d’esprit explique que le prédicateur soit très préoccupé par des questions terrestres : il s’interroge peu sur l’au-delà et se concentre sur la vie ici-bas et la conduite qu’il convient de tenir.

Avec des partis pris critiques sur des sujets politiques et religieux, on peut considérer que la parole de Guillaume de Sauqueville prend une forme que l’on qualifie aujourd’hui d’engagée. L’auteur ne se dévoile pas, il ne parle presque jamais à la première personne mais ses opinions sont pourtant claires, par exemple au sujet des clercs bénéficiers étrangers. De même, il dévoile son hostilité à la décime prélevée par le roi de France et attaque les partisans des thèses averroïstes à l’université de Paris. Il s’affirme donc impliqué dans les affaires politiques et religieuses de la cité. La parole qu’il porte ne se veut pas personnelle : étant prédicateur avant tout, il essaie de gagner une adhésion collective à sa vision de la société et aux changements qu’il recommande implicitement. Il se fait aussi probablement le porte-parole de critiques largement partagées dans la société, comme le montre la littérature satirique de l’époque, et notamment le Roman de Fauvel 491 . On peut donc considérer sa parole comme un écho de l’opinion publique de l’époque, ce qui le protège lorsqu’il évoque les pouvoirs qui régissent la société. Guillaume se sent impliqué dans les affaires de son époque et utilise son rôle public pour les aborder face à une assemblée. Le sermon lui permet de délivrer et d’expliquer la parole de Dieu en prenant pied dans le monde des hommes. On peut se demander si cette analyse engagée va jusqu’à l’œuvre de propagande. Le sermon peut en effet être dans certains cas une forme de propagande politique, lorsqu’il se fait l’écho, « conscient ou inconscient, discret ou manifeste, d’une théorie politique préalablement professée 492  ». Mais les sermons de Guillaume de Sauqueville ne donnent pas le sentiment d’être sous-tendus par une théorie politique affirmée et argumentée, ils semblent être davantage alimentés par l’opinion populaire que par des connaissances politiques étayées, ce qui va de pair avec la discrétion dont Guillaume fit preuve lors de son séjour parisien. Le dominicain se rapproche cependant de l’œuvre de propagande lorsqu’il parle de l’Immaculée Conception de la Vierge : il essaie à ce moment-là de convaincre pour diffuser le culte et la croyance et s’apparente alors à un courant connu et actif dans son soutien à la fête de la Conception. Ce sont ces opinions sur la société et la façon dont il se place parmi ses contemporains qui confèrent aujourd’hui son intérêt majeur à l’œuvre de Guillaume de Sauqueville.

Notes
491.

Claude Gauvard, « Christine de Pisan et ses contemporains : l’engagement politique des écrivains dans le royaume de France aux XIVè et XVè siècles », dans Une femme de lettres au Moyen Âge. Etudes autour de Christine de Pisan, dir. L. Dulac et B. Ribémont, Orléans : Paradigme, 1995, p. 105-128.

492.

Jacques Verger, « Théorie politique et propagande politique », dans Le forme della propaganda politica nel Due et Trecento. Atti del convegno int. (Trieste, marzo 1993), ed. Paolo Cammarosano, Rome : Ecole française de Rome, 1994, p. 29-44.