Introduction générale

Dans le domaine des transports, face à un investissement envisagé, comme la mise en place de mesures en faveur de la sécurité routière ou la desserte routière entre deux agglomérations, le rôle du calcul économique, dont l’outil le plus couramment utilisé est l’Analyse Coûts-Avantages, est de pouvoir comparer différents choix possibles d’investissements compte tenu de leurs coûts et des différents avantages estimés apportés par leur réalisation. Il s’agit de pouvoir juger de l’utilité et de la rentabilité d’un investissement par rapport à d’autres poursuivant les mêmes objectifs. Le calcul économique, par le biais des évaluations socio-économiques, constitue donc une aide précieuse pour les décideurs dans leurs choix. Il doit permettre d’orienter le politique face aux attentes économiques et sociales de la collectivité.

Le calcul économique constitue également un sujet d’intérêt majeur compte tenu de l'impact, dans l'espace et dans le temps, d'une modification de l'offre de transport, car les effets engendrés par les investissements en la matière sont multiples et parfois antagoniques. D'un côté, ces investissements ont des effets bénéfiques sur le développement économique et social d’une région ou d’un pays. De l’autre côté, leurs impacts sur notre environnement sont importants.

Par environnement nous faisons référence à l’ensemble des effets externes engendrés par les transports. Le livre vert de la Commission Européenne (Commission Européenne, 1995) ramène les externalités des transports aux situations dans lesquelles un usager ne supporte pas la totalité des coûts, y compris les coûts environnementaux (pollution, effet de serre) ni ceux liés aux encombrements routiers et aux accidents, de son activité de transport ou ne retire pas la totalité des bénéfices qui en découlent. Dans le domaine des transports, ce sont les transports routiers qui constituent la première source d’effets externes. Ces effets entraînent des coûts pour la collectivité qu’elle s’efforce d’éviter ou du moins d’atténuer. Pour tenter de remédier aux nuisances causées, il existe différentes formes de régulation du secteur et parmi celles-ci figure notamment la régulation par les choix des investissements. En effet, compte tenu du rôle et du poids des transports routiers dans ces coûts externes, les choix des investissements peuvent contribuer à l’amélioration ou du moins à la stabilité de la situation actuelle.

Dans le cadre de notre travail, nous nous sommes intéressés particulièrement à deux effets externes qui sont d’actualité : les accidents de la route et l’effet de serre. Les coûts socio-économiques qu’entraînent ces effets sont de véritables contraintes pour la collectivité. L’insécurité routière tue et engendre pour la collectivité des coûts économiques importants 1 . Quant au réchauffement climatique, il aura, si rien n’est fait, des conséquences socio-économiques 2 à long terme de grande ampleur, avec un coût pour l’économie mondiale qui pourrait atteindre plus de 5 500 milliards d’euros 3 .

Dans un contexte où le second rapport du Commissariat Général du Plan 4 (CGP, 2001) est paru, la question de la prise en compte des coûts externes du transport reste aujourd’hui plus que jamais d’actualité. Quels sont leurs coûts pour la collectivité ? Comment les incorporer au calcul économique ? Comment les apprécier dans le futur ? Ces questions ne sont pas nouvelles et les coûts externes des transports ont été de plus en plus pris en compte par la collectivité. Cette considération s’est traduite par leur intégration dans le calcul économique des projets d’investissements. Depuis la Loi d’Orientation des Transports Intérieurs (LOTI, 1982), toutes évaluations de projets de grandes infrastructures de transport donnent lieu à une évaluation socio-économique a priori et a posteriori. Si ce texte de référence n'abordait pas précisément les effets des transports en termes de pollutions et d'effet de serre, contrairement à ceux sur la sécurité routière, il a été complété plus récemment, notamment face à la montée des préoccupations environnementales, par la Loi sur l’Air et l’Utilisation Rationnelle de l’Énergie (LAURE, 1996) et la Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le Développement Durable du Territoire (LOADDT, 1999) qui ont spécifiquement introduit dans les évaluations la prise en compte des coûts environnementaux engendrés par les projets.

Ainsi, les évaluations socio-économiques reposent aujourd’hui en partie sur une démarche de monétarisation des effets externes : temps, vie humaine, bruit, pollution, effet de serre. L’estimation monétaire de ces différents effets relève cependant d’un caractère nécessairement incertain en raison de leur nature non tangible. Or, dans un bilan socio-économique, leur part peut être prépondérante dans les résultats finaux. Les valeurs prises en compte dans la valorisation de ces avantages présentent donc un caractère décisif. C’est, entre autres, une raison qui explique que le calcul économique fait souvent l’objet de critiques sur la portée réelle des évaluations de projets. Pourtant, si les résultats finaux sont déterminés, la démarche de l’évaluation est loin d’être déterministe. Le rôle du calcul économique est d’aider et de conforter le politique dans son choix d’investissement, en rapport avec les attentes réelles de la collectivité, et non de dicter purement et simplement les choix à opérer. Ceci est d’autant plus vrai que des pondérations explicites ainsi que des tests de sensibilité existent, mettant en évidence le caractère non défini du calcul économique.

Malgré ça, le calcul économique est déconsidéré, contourné (Crozet, 2003). Cette méfiance à son égard explique sans doute pourquoi les évaluations socio-économiques des projets d’investissement font l’objet de beaucoup d’attention et de réflexions. En effet, de nombreux groupes de travail et commissions (CGP, 1994, 2001, 2005) se sont penchés sur la manière d’effectuer ces évaluations et sur les valeurs unitaires des coûts et des avantages à prendre en compte. Récemment, l’instruction-cadre relative aux méthodes d’évaluation économique des grands projets d’infrastructures de transports du 25 mars 2004 (Ministère des Transports, 2004/2005), qui a concrétisé les recommandations du rapport du Commissariat Général du Plan de 2001, a rappelé l’importance de disposer du calcul économique pour évaluer les projets et de faire du bilan socio-économique « le noyau des données dont le décideur à besoin pour prendre sa décision. »

Cette attention portée au calcul économique est révélatrice de la considération de la puissance publique à son égard mais surtout des préoccupations et des questions qu’il soulève, d’autant plus que le contexte décisionnel 5 pour les infrastructures de transport a changé et que les projets font de plus en plus l’objet de controverses. Ainsi le calcul économique est régulièrement remis en cause et critiqué.

Dans le cadre de notre travail, nous aborderons certaines questions soulevées par ces critiques en essayant d’y apporter des éléments de réponses et en illustrant notre démarche par les deux effets externes considérés. Nous avons retenu en particulier deux critiques d’ordre général.

Le calcul économique est critiqué par ceux qui voient en cet instrument un outil trop technocratique dont les résultats sont partiels, voire partiaux. Le calcul économique en tant qu’instrument d’aide à la décision est remis en cause. Récemment, cela est apparu de nouveau suite aux conclusions du rapport d'audit sur les grandes infrastructures de transports (CGPC, Inspection Générale des Finances, 2003). Les réactions mitigées, parfois hostiles, observées lors de la publication de ce rapport témoignent du fossé qui s’est creusé entre calcul économique et opinion publique. L’objectif de ce rapport était de préciser le coût et l’état d’avancement des grands projets d’infrastructures de transports terrestres, d'en apprécier l’intérêt socio-économique et d'évaluer les enjeux qu’ils peuvent représenter pour la politique européenne des transports, la sécurité routière, l’environnement, l’aménagement et le développement durable du territoire. D’un côté le rapport a rappelé le rôle et l’importance de disposer du calcul économique dans le processus de décision surtout lorsque les contraintes budgétaires s’accroissent. Le financement direct sur crédits publics des investissements impose de les choisir en tenant le plus grand compte des résultats des études économiques d’autant plus que, comme le rapport le rappelle, la quasi-totalité des investissements demandera des apports de fonds publics sous forme de subventions. De l’autre côté les conclusions du rapport ont été contestées par tous ceux, notamment les élus locaux, qui voyaient dans ses résultats la remise en cause de la programmation d’infrastructures les concernant. Ainsi d’un côté le calcul économique est sollicité mais de l’autre, ses conclusions sont rejetées.

Le calcul économique est critiqué par ceux qui voient en cet instrument son incapacité à prendre en compte certains effets externes dans ces évaluations, ce qui pose les questions de leurs valeurs tutélaires et de leurs poids dans les résultats finaux. Cette deuxième remise en cause est plus récente. Elle est en partie liée, d’une part à l’évolution des connaissances scientifiques et du consensus sur les phénomènes qui ont un impact sur notre environnement, tel que l’effet de serre et, d’autre part aux changements des attentes de la population vis-à-vis des nuisances des transports, notamment celles concernant la pollution et le bruit. Dans l’analyse coûts-avantages des décisions publiques, une perte est supposée être toujours compensable par un gain. Pour chaque décision possible, l’analyse soustrait aux bénéfices attendus les inconvénients associés et compare les résultats actualisés. Mais l’opération de compensation est-elle pertinente pour toutes les nuisances des transports ? Par exemple jusqu’où pouvons-nous considérer dans l’évaluation d’un projet d’infrastructure autoroutière que la mise en péril du climat est compensée par un gain de vitesse ou de confort sur un trajet supplémentaire ? Comment tenir compte par ailleurs des enjeux environnementaux dont les conséquences se produiront dans cinquante, cent ou deux cents ans ? En janvier 2005, pour répondre en partie aux questions sur les conséquences de long terme du réchauffement climatique et sur le poids des coûts de ses nuisances dans les évaluations, le Commissariat Général du Plan (CGP, 2005) procédait à une révision du taux d’actualisation, référence utilisée dans l’évaluation de la rentabilité socio-économique des projets d’investissement publics. En 2005, le taux d’actualisation de base a été ramené de 8 % à 4 %.

Ainsi le calcul économique est déconsidéré. Sa crédibilité est remise en cause. Pourtant comme nous le verrons, s’il n’est pas un instrument parfait, le calcul économique reste ce qu’il y a de mieux pour orienter et éclairer les choix d’investissements. En traduisant dans un langage commun à tous les projets des préoccupations diverses, le calcul économique permet de chiffrer le coût d’une décision non optimale par rapport à celle que le calcul économique conduirait à recommander. Le calcul économique apparaît aussi comme un instrument révélateur des préférences collectives et contribue, en laissant le débat ouvert, à la dynamique du processus de tâtonnement et de corrections successives des valeurs tutélaires des effets non marchands.

Notes
1.

Selon l’Observatoire National Interministériel de Sécurité Routière, le coût de l’insécurité routière était estimé à 24,9 milliards d’euros en 2005.

2.

Cf. le dernier rapport du Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat, février 2007.

3.

Cf. le rapport Stern : Stern Review on the economics of climate change, disponible sous : http://www.hm-treasury.gov.uk/independent_reviews/stern_review_economics_climate_change/stern_review_report.cfm

4.

Le Commissariat Général du Plan a changé de nom en 2006, il s’agit désormais du Conseil d’Action Stratégique (CAS).

5.

La circulaire « Bianco » du 15 décembre 1992 et la loi « Barnier » du 2 février 1995 sur le renforcement de la protection de l’environnement ont prescrit et renforcé la tenue de débats publics sur l’intérêt économique et social des projets dans le processus de décision. La loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité a renforcé l’exercice en le rendant obligatoire pour tous les projets d’importance.