1.3. Valeurs de la vie humaine, coûts économiques de l’insécurité routière et décisions d’investissement sur les infrastructures routières

La valorisation de la vie humaine implique l’existence d’un coût économique des accidents de la route pour la collectivité. Ces valeurs ne sont donc pas neutres vis-à-vis des investissements que la collectivité pourrait effectuer en vue d’améliorer la sécurité routière. Intéressons-nous à présent à ce qu’impliquent ces valeurs de la vie humaine en termes d’investissements pour la collectivité en nous plaçant dans une optique où les dépenses, en vue d'améliorer la sécurité routière et faire baisser le nombre d'accidents sur les routes, seraient orientées sur les infrastructures routières 30 . Compte tenu du niveau d'insécurité routière et des valeurs de la vie humaine, nous pouvons établir des relations entre le montant des investissements et le nombre d'accidents corporels à supprimer (ou qui devraient être supprimés) sur les réseaux considérés pour que le bilan coûts-avantages pour la collectivité soit positif ou au minimum égal à zéro.

Nous nous intéresserons ici seulement aux réseaux autoroutiers (A) et nationaux (RN) en prenant comme année de référence 2004, pour laquelle l’ensemble des données nécessaires est disponible. Nous sommes partis des valeurs de la vie humaine pour arriver au coût économique global de l'insécurité routière. Pour l'année 2004 et pour les réseaux qui nous intéressent celui-ci était de 2 743,8 M€. Ce chiffre est obtenu en tenant compte du nombre de personnes touchées par les accidents de la route, classées par catégorie de gravité, et des valeurs de la vie humaine telles que définies par le rapport du Commissariat Général du Plan et actualisées à l’année 2004. Ce chiffre signifie qu’en théorie la collectivité serait prête à dépenser plus de 2 milliards d'euros pour supprimer les 1 487 tués, 3 748 blessés graves et 18 239 blessés légers que nous trouvons sur les autoroutes et sur les routes nationales cette année là.

À partir de ce coût pour la collectivité et compte tenu des différents types de réseau routier national et de leur longueur, nous arrivons à un coût de l'insécurité routière par réseau et par km de réseau. Ainsi nous avons comme indicateur le coût global de l'insécurité routière par réseau et par km de réseau, que nous pouvons décliner éventuellement selon la catégorie de gravité (tué, blessé grave ou léger). Nous utiliserons par la suite comme indicateur de travail celui du coût d’insécurité routière global.

Pour l'année 2004, les valeurs de la vie humaine sont de 1 119 720 € pour le tué, 167 958 € pour le blessé grave et de 24 634 € pour le blessé léger. Nous sommes partis des valeurs de la vie humaine à l’année 2000 (valeur 2000), qui étaient de 1 million d’euro pour la valeur du tué, 150 000 euro pour la valeur du blessé grave et de 22 000 euro pour la valeur du blessé léger et nous les avons fait évoluer comme la Consommation Finale des Ménages par tête en volume et en prix jusqu’en 2004. Par la suite ces valeurs évolueront comme la CFM/t en volume (hors inflation) pour avoir des valeurs en euro constant afin de réaliser les calculs. Par ailleurs nous ne tenons pas compte des dégâts matériels puisque ceux-ci représentent de simples transferts entre les automobilistes et les compagnies d’assurance. Les valeurs de la vie humaines sont des valeurs nettes.

En 2004, le réseau routier français est constitué de 1 000 960 km de routes, 1,0 % d'entre elles sont des autoroutes (concédées ou non), 2,7 % sont des routes nationales, 35,9 % sont des routes départementales et 60,4 % sont des voiries communales. Le trafic routier, en nombre de véhicules-kilomètres, est de 559 milliards de véh-km. Celui-ci se répartit à hauteur de 21,6 % sur les autoroutes, 17,2 % sur les routes nationales, 35,7 % sur les routes départementales et 25,4 % sur les voiries communales.

Tableau 12. Coût de l’insécurité routière selon les réseaux routiers en 2004
  Autoroute (A) Route nationale (RN) Ensemble (A+RN)
Données accidentologiques
Nombre d’accidents corporels 4 650 10 958 15 608
Nombre de tués 301 (5,8 %) 1 186 (22,7 %) 1 487
Nombre de blessés graves 803 (4,6 %) 2 945 (16,9 %) 3 748
Nombre de blessés légers 5 832 (6,4 %) 12 407 (13,6 %) 18 239
Caractéristiques des réseaux
Longueur du réseau en km 10 383 26 625 37 008
Nombre de véh.km en milliards 121 96 217
Véh.km en milliards pour 100 km de réseau 1,17 0,36 0,59
Coût de l’insécurité routière en euros 2004
Coût par catégorie de gravité 615 571 482 2 128 258 268 2 743 829 750
Dont tués 337 035 720 1 327 987 920 1 665 023 640
Dont blessés graves 134 870 274 494 636 310 629506584
Dont blessés légers 143 665 488 305 634 038 449 299 526
Coût par km de réseau 59 286 79 935 74 142
Dont tués 32 460 49 877 44 991
Dont blessés graves 12 990 18 578 17 010
Dont blessés légers 13 837 11 479 12 141
Coût par milliards de véh.km parcourus 5 087 368 22 169 357 12 644 377
Dont tués 2 785 419 13 833 208 7 672 920
Dont blessés graves 1 114 630 5 152 462 2 900 952
Dont blessés légers 1 187 318 3 183 688 2 070 505

Source : (ONSIR, 2005) + Auteur

Si nous nous référons aux coûts de l’insécurité routière selon les réseaux routiers pour l'année 2004 :

Ces montants d’investissement sont à prendre comme des coûts d'opportunité. Les coûts d'opportunité sont des coûts qui se présentent lorsqu'une utilisation restreint les autres utilisations possibles d'une ressource limitée. L'importance chiffrée d'un coût d'opportunité correspond à la valeur d'une ressource dans le cas de son utilisation possible la plus productive. Dans notre cas, cela signifie que les montants investis correspondent à des montants théoriques socialement et économiquement justifiés, correspondant à leur meilleure utilisation possible. Investir plus pour une même cible (réduction en % du nombre d'accidents) ne serait pas efficace du point de vue de la théorie économique.

Représentons les données du tableau avec des graphiques.

Figure 11. Investissement total sur le réseau en fonction des accidents corporels à éviter
Figure 11. Investissement total sur le réseau en fonction des accidents corporels à éviter

Il est important pour une bonne compréhension de la démarche effectuée par ce travail d’expliquer la lecture des graphiques. La compréhension des graphiques se fait dans une perspective économique et non pas technique. Il faut raisonner de la manière suivante : si la collectivité investit Y euros dans l’infrastructure, il faut que la baisse du nombre d’accidents soit au moins équivalente à X unités. Si la baisse n’est pas à la hauteur du montant investi (en termes de réduction d’accidents), il y a une utilisation non efficace des ressources financières.

Faisons un effet zoom sur le graphique précédent pour voir les résultats plus en détail.

Figure 12. Effet zoom sur l’investissement total sur le réseau en fonction des accidents corporels à éviter
Figure 12. Effet zoom sur l’investissement total sur le réseau en fonction des accidents corporels à éviter

Prenons un exemple :

Ces premiers résultats permettent de se faire une première idée des ordres de grandeur des montants que la collectivité serait prête à investir pour que le nombre d’accidents corporels (tués, blessés graves et légers) soit réduit. Mais, comme les investissements se font progressivement, il est préférable de s’intéresser à l’investissement par km de réseau plutôt qu’à l’investissement total par réseau, les fonds alloués à la sécurité routière sont limités, les actions sont ciblées et donc fractionnées.

Le tableau suivant reprend les montants d'investissement pour des cibles allant jusqu'à 30 %, ce qui constitue un objectif réalisable en matière de baisse des accidents à court ou moyen terme. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir les résultats observés ces quatre dernières années.

Si nous prenons comme réduction du nombre d'accidents corporels la cible de 30 %, elle correspond à une baisse de 1 395 accidents corporels sur autoroute pour un investissement total de 184,6 M€ et à une baisse de 3 287 accidents corporels sur routes nationales pour un investissement total de 638,4 M€. Compte tenu de la longueur de chaque type de réseau, une même cible n'engagera pas les mêmes montants d'investissement.

Tableau 13. Réduction du nombre d’accidents corporels à atteindre selon le montant investi sur l’infrastructure
Cible
Autoroute Route nationale
Accidents à supprimer Investissement par km Investissement total Accidents à supprimer Investissement par km Investissement total
1 % 47 593 € 6 155 715 € 110 799 € 21 282 583 €
5 % 233 2 964 € 30 778 574 € 548 3 997 € 106 412 913 €
10 % 465 5 929 € 61 557 148 € 1 096 7 993 € 212 825 827 €
15 % 698 8 893 € 92 335 722 € 1 644 11 990 € 319 238 740 €
20 % 930 11 857 € 123 114 296 € 2 192 15 987 € 425 651 654 €
25 % 1 163 14 822 € 153 892 871 € 2 740 19 984 € 532 064 567 €
30 % 1 395 17 786 € 184 671 445 € 3 287 23 980 € 638 477 480 €

Source : Auteur

Le graphique suivant nous donne cette fois les investissements par kilomètre de réseau en fonction des accidents corporels à éviter. Les résultats donnent une indication contre intuitive. Les autoroutes sont réputées, à juste titre, être beaucoup plus sûres que les routes nationales et départementales. Moins de 6 % des décès consécutifs à un accident de la route en 2004 pour 21,6 % du trafic. A priori, ce n’est pas sur les autoroutes que les gains les plus importants sont à attendre. C’est peu ou prou ce que pensaient les spécialistes de la sécurité routière lorsque le gouvernement a lancé en 2002 sa vigoureuse campagne de lutte contre les excès de vitesse. Il était alors facile de rappeler que la plupart des accidents étaient liés à des excès de vitesse situés sur les routes nationales et départementales, notamment là où le trafic est faible. Pourtant, force est de constater qu’en concentrant l’attention (et la majeure partie des contrôles et radars) sur les autoroutes et les deux fois deux voies à fort trafic, les résultats sont au rendez-vous.

Figure 13. Investissements par km de réseau en fonction des accidents corporels à éviter
Figure 13. Investissements par km de réseau en fonction des accidents corporels à éviter

Tout s’est passé comme si le gouvernement avait réussi son pari en étant victime de la même illusion d’optique que celle créée par le graphique précédent. Si, celui-ci, fait apparaître les autoroutes comme le lieu le plus « rentable » en investissement de sécurité, c’est par construction. Comme le réseau autoroutier est beaucoup plus réduit que les autres réseaux, le croisement entre investissement par kilomètre de réseau et nombre total d’accidents à supprimer donne forcément une pente très forte à la droite concernant les autoroutes. C’est bien une illusion d’optique. Mais elle révèle une évidence. Parce que les finances publiques sont limitées et que les exigences médiatiques l’imposent, il est beaucoup plus facile de se focaliser sur les voies rapides et à fort trafic. Ce faisant, les résultats ont été bien supérieurs à ce que l’on pouvait raisonnablement attendre. Une sorte d’effet de percolation a eu lieu. La réduction des excès de vitesse sur les autoroutes s’est reportée dans les comportements sur les routes et il en a résulté un effet mécanique global sur l’insécurité. Preuve s’il en était que les préférences individuelles étaient, sans doute, prêtes à se ranger aux préférences tutélaires de plus en plus manifestes vis-à-vis de l’insécurité routière.

Cette démarche permet de montrer que le calcul économique, par le biais d’une analyse coûts-avantages, peut orienter les investissements de telle sorte que les fonds alloués le soit de manière efficace, mais quant aucun cas il ne dicte les décisions. Dans le même esprit, regardons maintenant comment le calcul économique peut aider la puissance publique à orienter des investissements en faveur de la sécurité routière sur les véhicules, dans des systèmes de sécurité embarqués à leur bord.

Notes
30.

Les investissements en la matière sont nombreux et variés. Nous pouvons citer, à titre d’exemple, la mise en place de ronds points, de barrières de sécurité, de ralentisseurs, de revêtements adhérents, de radars automatiques, etc.