Conclusion générale

La légitimité du calcul économique est régulièrement contestée, ses conclusions quelquefois ignorées. Il lui est reproché de se focaliser sur les questions d’efficacité économique, d’ignorer les enjeux éthiques et environnementaux auxquels renvoient les choix publics et d’être trop réducteur pour pouvoir être pris en compte dans la réalité des processus de décision.

Le calcul économique est ainsi remis en cause. Pour se convaincre de cette défiance à son égard, il suffit d’observer l’attention particulière dont il fait l’objet à travers les groupes de travail, les commissions ou les documents administratifs. Tous tentent de rappeler l’utilité et l’importance de la place du calcul économique dans le processus de décision.

Devant tant de déconsidérations d’un côté et d’efforts de réhabilitation de l’autre, il ne faisait aucun doute, au moment où nous avons débuté ce travail, que le calcul économique constituait un sujet de grand intérêt. Nous tenions là notre objet d’étude. Il ne nous manquait plus qu’à trouver matières à le problématiser. L’actualité nous a fourni les éléments adéquats.

A l’époque les débats sur le calcul économique coïncidaient, entre autres, avec ceux liés à l’insécurité routière et ceux liés au réchauffement climatique. Les bilans annuels des accidents de la route étaient mauvais, environ 8 000 morts sur les routes françaises. Il n’y avait pas eu d’améliorations significatives depuis longtemps. La France était considérée comme le mauvais élève de l’Europe. En 2000, la sécurité routière fut même déclarée grande cause d’intérêt national. Quant au réchauffement climatique, ses conséquences visibles (tempête, canicule, inondation) se sont invitées de plus en plus à la une des médias. Le problème a commencé à être considéré par la société civile comme un sujet sérieux qui ne devait plus rester cantonné à la communauté scientifique.

Du point de vue du calcul économique, les coûts engendrés par les accidents de la route et ceux liés aux conséquences économiques et environnementales du réchauffement climatique étaient déjà pris en compte par le biais de la démarche de valorisation mise en œuvre dans les calculs de rentabilité de projets. Malgré tout, les questions soulevées par les enjeux économiques et environnementaux de ces deux effets externes venaient alimenter les critiques à l’égard du calcul économique.

L’insécurité routière et le réchauffement climatique nous sont apparus comme de véritables contraintes auxquelles le calcul économique devait faire face. Encore aujourd’hui d’ailleurs, bien que des progrès aient été réalisés en matière de sécurité routière et malgré une prise de conscience croissante des conséquences du réchauffement climatique, les questions de la prise en compte de ces deux effets externes, de leurs coûts et de leur prix fictif restent d’actualité.

Les derniers bilans mensuels 82 de sécurité routière, sans pour autant être alarmistes, viennent nous rappeler que l’amélioration de la situation et les coûts économiques évités ne sont pas définitivement acquis. La tendance à la décroissance pourrait de nouveau atteindre un seuil qui demanderait pour le franchir de nouveaux moyens financiers, lesquels seront beaucoup plus importants que ceux engagés jusqu’à présent. Quant au réchauffement climatique, à l’heure où le dernier rapport du Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat vient de sortir, il reste au cœur des préoccupations. Les coûts annoncés des conséquences liées aux gaz à effet de serre placent la résolution de l’équation entre développement économique et développement durable comme un des principaux enjeux du 21ème siècle.

Avec ces deux contraintes du secteur des transports routiers, nous avions là les éléments pour illustrer notre travail. Nous nous sommes posés alors plusieurs questions. Quels sont le rôle et l’intérêt du calcul économique ? Comment oriente-t-il les décisions ? Comment prend-il en compte ces deux contraintes ? Que peut-il nous révéler sur les préférences collectives ? Voici les questions qui résument la trame de fond de ce travail.

Nous avons décidé d’aborder le sujet d’une manière didactique et pragmatique, l’utilisation d’outils opérationnels venant appuyer cette approche.

Notre démarche s’est déroulée en plusieurs temps :

Cette démarche est assez représentative des évolutions de nos connaissances et de notre approche de l’objet d’étude.

Lorsque nous avons débuté ce travail, nous étions apprenants sur le sujet. Notre première approche du calcul économique a été celle que nous avons pu avoir dans le domaine de la sécurité routière à travers nos travaux pour le programme de recherche ARCOS auquel nous avons participé. À cette époque, les bilans annuels des accidents de la route stagnaient et aucune amélioration ne se profilait à l’horizon. Certains pensaient alors, compte tenu des caractéristiques des réseaux routiers français et du niveau des trafics, que les bilans des accidents de la route, comparativement aux pays dans lesquels les chiffres étaient inférieurs, n’étaient pas si mauvais que ça. Devant la stagnation de la situation, nous n’étions pas loin de penser la même chose.

À la suite du rapport du Commissariat Général du Plan sur le choix des investissements et le coût des nuisances (CGP, 2001), les valeurs de la vie humaine ont été significativement réévaluées. Un an après des mesures en faveur de la sécurité routière furent mises en place et permirent de faire fortement baisser le nombre de morts. Ainsi, au moment où le calcul économique public révélait une disponibilité à payer deux fois plus forte pour réduire la mortalité routière, des mesures réglementaires de grande ampleur étaient prises, avec le succès que nous connaissons.

Du point de vue du calcul économique, cette corrélation soulignait une relation qui nous est apparue intéressante. Elle semblait montrer qu’une modification dans le système des prix fictifs des effets non marchands pouvait avoir des effets positifs sur le niveau des nuisances des transports routiers. L’augmentation des valeurs de la vie humaine en envoyant un signal fort envers les décideurs publics a entraîné une baisse des accidents. S’appuyant à la base sur les préférences individuelles, les valeurs témoignent désormais d’une préférence collective durable en faveur de la sécurité routière.

Le calcul économique nous apparaissait alors, pour reprendre une expression comme un éducateur de jugement (Baumstark, 2004b), et un véritable instrument d’aide à la décision. Les questions du prix et du poids des autres effets non marchands dans les évaluations de projets étaient alors posées.

Suite aux questions de fond soulevées par le rapport d’audit sur les grandes infrastructures de transports (CGPC, Inspection Générale des Finances, 2003), notamment sur l’intérêt du calcul économique, et de celles liées aux enjeux environnementaux relatifs au réchauffement climatique (CGP, 2005), nous avons élargi notre champ d’analyse à celui des évaluations socio-économiques de projets d’infrastructures routières.

Cette nouvelle approche du calcul économique nous permettait de prendre en compte d’une part, les critiques résultantes de ces questions et d’autre part, d’ancrer les effets non marchands dans le cœur du débat sur les prix fictifs à incorporer dans le processus de production des indicateurs de rentabilité.

Comme nous avons pu le constater, les valeurs du temps, et dans une moindre mesure les valeurs de la vie humaine, ont un poids important dans les résultats finaux des évaluations, contrairement à celui de la valeur de la tonne de carbone, qui reste négligeable. Dès lors, la question d’une augmentation de la valeur de la tonne de carbone apparaissait toute légitime.

Pourtant, si une réévaluation de la valeur de la tonne de carbone serait un bon moyen d’envoyer un prix-signal à la société civil pour montrer que la collectivité considère plus sérieusement encore le problème de l’effet de serre, il ne faut pas oublier que la fixation de la valeur de la tonne de carbone s’inscrit dans un cadre un peu différent de celui des valeurs de la vie humaine. Le réchauffement climatique est un phénomène mondial dont les causes ne sont pas imputables à un seul pays. Les conséquences d’une augmentation significative de la valeur de la tonne de carbone en termes économiques et sociaux dépassent le seul cadre national et le seul secteur des transports routiers. Par ailleurs, le calcul économique à l’envers nous a montré la limite de raisonner dans une pure logique marchande dans laquelle le rôle des prix serait le seul levier d’action.

Au terme de ce travail, il est pour nous évident que la problématique de l’effet de serre doit être considérée à travers la fixation d’une valeur de la tonne de carbone. Cette valeur, tout comme celles de la vie humaine, doit représenter l’effort et l’engagement collectifs pour résoudre les nuisances entraînées par l’activité humaine. Cependant force est de constater que pour atteindre un objectif de réduction de nuisances un changement du prix fictif peut être un levier, comme dans le cas de l’insécurité routière, mais ce n’est pas le seul. Le calcul économique à l’envers nous a enseigné qu’il ne faut pas mésestimer les leviers d’actions permettant de jouer sur les quantités. Dans cette optique, les mesures de la politique actuelle en faveur de la sécurité routière qui tendent à faire baisser les vitesses sur les réseaux routiers sont une bonne illustration du rôle que peuvent avoir également des actions sur les quantités.

Ainsi nous étions partis d’un raisonnement dans lequel le calcul économique était à l’épreuve des contraintes du secteur des transports routiers. Nous pourrions nous demander maintenant si, à l’inverse, ce ne sont pas ces contraintes qui sont à l’épreuve du calcul économique. En oubliant l’idée selon laquelle le calcul économique détient la vérité, il apparaît être un instrument pertinent en mettant en lumière les implications de divers choix.

Notes
82.

Le nombre de tués par rapport au même mois de l’année précédente a augmenté de + 4,6 % en décembre 2006, de + 13,9 % en janvier 2007 et de +4,5 % en février 2007.