Pratiquant, puis enseignant d’aikidô depuis maintenant deux décennies, nous nous sommes longuement interrogé au cours de ces dernières années sur les changements profonds qui ont marqué notre vie personnelle durant cette période où l’art d’aiki a pris une place si importante dans notre quotidien, s’accompagnant d’une mutation elle aussi importante de notre statut social et professionnel. De marginal vivotant avec quelques chèvres et ayant péniblement atteint un niveau V pendant sa scolarité, situation qui était la nôtre en 1985, nous sommes devenu aujourd’hui responsable de formation en insertion socioprofessionnelle, doctorant en Sciences de l’Education, et aspirons encore à nous former. Pourquoi, après treize années de quasi-sommeil, ce réveil inattendu au contact du tatami ? La question nous semblait d’autant plus intéressante que nous avions pu constater chez certains de nos condisciples des parcours plus ou moins analogues. Lorsque des personnes entre trente et quarante ans, ayant poursuivi des scolarités médiocres et vivant depuis un certain nombre d’années selon un mode de vie plus ou moins hétérodoxe, parfois aux limites de l’asocialité, s’engagent, peu après leur rencontre avec l’aikidô, dans des parcours les amenant à devenir éducateur spécialisé, éducateur sportif, ostéopathe ou formateur en insertion et y réussissent, ne peut-on pas subodorer dans ces changements, non pas l’influence d’un simple apport de connaissances spécifiques à une pratique, mais bien d’une véritable formation entraînant un développement global de capacités et de compétences auparavant mises en veille ? Qu’apprend-on vraiment en aikidô qui soit susceptible d’avoir une telle influence sur le chemin de vie du pratiquant et, corollairement, de quelle manière l’apprend-on ?
Pour tenter de répondre à cette interrogation, dans la construction de notre mémoire de D.E.A. (2001) qui faisait suite à celui de Maîtrise (2000) où nous nous interrogions alors sur le statut et les rôles attribués au corps dans les représentations mentales d’un groupe d’aikidoka, notre problématique s'était centrée autour d'un questionnement précis : Comment s'articulent les processus d'enseignement, d'apprentissage et de développement dans le cadre didactique de la pratique de l'aikidô, telle qu’elle est conçue dans la mouvance d’une école particulière, celle de Maître Kobayashi Hirokazu, et tout particulièrement lors d'un passage de grade, considéré en tant qu'événement représentatif et culminant de cette pratique ? Il nous fallait considérer trois processus distincts mais profondément imbriqués : l’enseignement dispensé, les apprentissages initiés par cet enseignement et le développement de l’individu qui pourrait en résulter. Quels liens pouvaient unir ces trois processus dynamiques, enseignement, apprentissage et développement, à l’intérieur du même référentiel didactique, celui de la pratique de l’aikidô telle que nous la connaissions ? A ce stade de la formulation, il demeure important de souligner que lorsque nous disions « la pratique de l’aikidô telle que nous la connaissions », il ne s’agissait pas d’une simple précaution oratoire destinée à relativiser notre connaissance du sujet. Parler d’une didactique de l’aikidô, autrement dit d’une théorisation des savoirs qui constituent la discipline comme de la manière dont ceux-ci sont transmis, nous amène à nous intéresser aux situations d’enseignement-apprentissage qui sont mises en place par l’enseignant mais également à la « volonté d’enseigner » de ce dernier, ainsi que le soulignent Jean Brun et François Conne (1990, p. 261). En généralisant leur analyse portant sur la didactique des mathématiques à la didactique de l’aikidô, nous dirons que cette volonté d’enseigner modifie la discipline ou la matière elle-même. L’enseignant véhicule sa conception personnelle de la discipline qu’il enseigne, entraînant l’apparition d’un « objet d’étude nouveau, peu empirique, celui du système de relations entre le maître, les élèves et le savoir enseigné, système constitué, orienté et finalisé par la volonté d’enseigner. C’est le système didactique. » (Brun & Conne, p. 261). Dans le contexte des arts martiaux, la prise en compte de cette conception exige de préciser l’Ecole 1 dont nous parlons. Nous pourrions définir celle-ci comme un groupe organisé et fortement hiérarchisé de pratiquants possédant son propre modèle de système didactique, initié et transmis par un Maître. En effet, nous verrons que même si l’ensemble des arts martiaux apparentés au budô 2 japonais s’appuie sur une histoire et une conceptualisation communes, de très grandes différences existent dans l’abord de la pratique et de l’enseignement, en fonction des disciplines, mais peut-être plus encore des innombrables Ecoles qui les représentent. Un amalgame des usages en la matière risquerait de rendre notre objet d’étude trop flou et imprécis pour se prêter à une recherche explicite. Ce fait est également souligné par Stéphane Dervaux 3 : « C’est par exemple le cas du Karaté, qui se différencie en de nombreux styles […] chacun avec son particularisme. Si l’on ajoute à cela les écoles différentes et les nombreux Maîtres fondateurs (qui donnent parfois leur nom à des méthodes), il paraît difficile de procéder à l’unification d’une discipline commune de base. » (2000, p. 74). Nous avions donc pris le parti de restreindre le cadre de notre champ d’investigation à notre propre Ecole d’aikidô, non sans avoir auparavant resitué celle-ci dans le contexte des autres disciplines et Ecoles en établissant des similitudes et des divergences. En matière de système didactique mis en place et de savoir dispensé – il peut être intéressant de noter que ces deux notions sont clairement identifiées et étroitement liées pour l’ensemble des pratiquants à l’intérieur même du terme « enseignement », sous-entendu « enseignement de l’Ecole » –, notre référence s’entendait par conséquent comme l’Ecole du Kokusai Kenshukai Aikidô Kobayashi Hirokazu Ha 4 . Elle le demeure dans la thèse présente. Ce choix réitéré avait également l’avantage de nous permettre de bénéficier de notre connaissance préalable du terrain de recherches et de nous faciliter la coopération des personnes ressources.
Malgré tout, même en circonscrivant notre objet de recherche à ce qui résulte d’un enseignement spécifique dispensé par une Ecole donnée, cet objet restait encore trop vaste pour constituer un objet d’étude observable efficacement. Il nous a paru nécessaire de nous recentrer sur une partie plus précise de la pratique où notre triple relation enseignement / apprentissage / développement, était particulièrement susceptible d’être apparente et saillante, définir en quelque sorte un espace d’observation plus restreint nous permettant néanmoins de rendre apparent l’ensemble des caractéristiques les plus marquantes du système didactique que nous voulons étudier. Le passage de grade nous semblait correspondre à cette définition. Il possède en effet une portée symbolique et emblématique ; il représente l’évolution dans une pratique, ce qu’on a acquis mais aussi ce que l’on cherche encore à acquérir. Dans une stratégie de progression technique, mais également – et c’est bien entendu ce à quoi nous nous intéressons – de développement personnel, obtenir un grade supérieur a une valeur de reconnaissance d’une élévation dans un parcours ascendant, que ce soit à ses propres yeux comme à ceux de ses pairs et de ses maîtres. En ce sens, il représente le résultat du travail de l’élève (l’apprentissage réalisé) et celui du professeur (l’enseignement apporté), mais, de plus et in fine, la validation du potentiel formatif intrinsèque du cadre (l’apport du système au développement de l’individu). Cet aspect comportait l’avantage de mettre en évidence la triple relation qui nous préoccupait en l’inscrivant au centre d’un point nodal ayant valeur d’étape décisive et repérée dans un parcours de formation.
Enfin et surtout, au-delà de l’aspect évaluatif, le passage de grade est un « passage », c’est-à-dire un espace et un temps circonscrits a minima, à l’intérieur desquels les apprentissages visés deviennent plus repérables puisque davantage localisés. De plus, la réelle solennité de ce passage, en exacerbant quelque peu les réactions émotionnelles, rend également plus apparente la dimension interne de l’individu confronté à une épreuve, à une situation problème. La relative brièveté de l’examen impose des réponses comportementales et cognitives très rapides où l’artifice a peu de place pour se déployer. Car l’apprentissage décisif doit avoir lieu « ici et maintenant », même s’il n’est rendu possible que parce qu’ont été intériorisés les schèmes qui permettent son émergence, eux-mêmes objets d’apprentissage antérieurs plus espacés dans le temps. Dans cette perspective, nous pouvions concevoir le passage comme une version condensée de l’enseignement, au sens où nous l’avons précédemment défini, c’est-à-dire modèle de système didactique particulier à l’Ecole et contenus techniques spécifiques à celle-ci, sa quintessence en quelque sorte.
En d’autres termes, et pour employer une analogie, nous conjecturions que le passage de grade, dans l’optique où nous le situions, constituait pour la triple relation enseignement / apprentissage / développement, l’équivalent d’une conclusion provisoire dans un écrit, un rappel synthétique de ce tout qui a précédé et la fin d’une étape, l’aboutissement d’un travail et les prémices d’un nouveau. Nous reprendrons d’ailleurs explicitement cette idée de franchissement de seuil dans notre première partie. Nous disions aussi que la densité de l’acte éducatif présente lors du passage de grade dans le cadre du Kokusai Kenshukai Aikidô Kobayashi Hirokazu Ha nous paraissait un atout supplémentaire pour retenir celui-ci, en tant qu’unité active principale d’un système didactique, comme objet d’étude à même d’apporter une réponse notre question centrale telle qu’elle était alors énoncée. Les premières recherches que nous avons effectuées dans le cadre du D.E.A. nous ont permis de mesurer et de valider la pertinence de ce choix pour poursuivre nos travaux.
C’est également à la suite de notre soutenance de D.E.A. que nous avons réexaminé nos orientations à la lumière de l’analyse du jury et avons ainsi été amené à redéfinir notre problématique et conséquemment sa question centrale. Deux nouvelles variables demandaient en effet à être prises en compte dans la formulation, celles des caractéristiques des pratiquants d’aikidô du Kokusai Aikidô Kenshukai Kobayashi Hirokazu Ha et celle de la spécificité de leur pratique : Qui pratique cet aikidô et dans quel but ? Quelle spécificité possède sa pratique que l’on ne retrouve pas dans une autre activité du même champ, qu’elle soit sportive ou de loisirs ? Ces deux interrogations ne venaient pas se substituer à notre premier questionnement portant sur la manière dont les processus d’enseignement-apprentissage provoquent un développement global du sujet pratiquant. Toutefois leur prise en compte demandait un traitement conjoint indispensable pour avancer une hypothèse cohérente prétendant guider la recherche entreprise. Ainsi, la question centrale de notre problématique, enrichie par cet apport, s’énonce aujourd’hui de la manière suivante : En quoi et de quelle manière les savoirs enseignés et le système didactique propres à l’aikidô du Kokusai Aikidô Kenshukai Kobayashi Hirokazu Ha répondent-ils à une demande de développement personnel qui motive ses pratiquants ?
Nous reprendrons ensuite l’hypothèse qui avait dirigé nos premières recherches et essayerons de l’approfondir. L’élève reçoit un enseignement de son professeur. Cet enseignement comporte, nous l’avons vu, un registre technique mais également une certaine manière de concevoir les rapports entre enseignant, élève et contenus enseignés, forme de modélisation reconnue, partagée et respectée par le groupe se reconnaissant dans la filiation d’un ou plusieurs fondateurs. Dans le cadre où l’enseignement devient pratique, cadre que nous appellerons didactique puisqu’il est constitué par des valeurs, des règles, des conceptions et des objectifs pédagogiques qui permettent de rendre possible au niveau concret l’émergence de ce système didactique de référence véhiculé par l’Ecole, l’élève se voit proposer un certain nombre de situations propices à susciter des expériences donnant lieu à un apprentissage personnel. Cet apprentissage va dérouler selon un modèle proche de la conception de Freinet centré sur le tâtonnement expérimental. L’élève apprend de ses propres erreurs et inexactitudes lorsqu’il peut les reconnaître en tant que telles, aidé en cela par le guidage de son enseignant ou d’un pair plus expérimenté : « A cet instant même où je suis ainsi débordé par cette chaîne hasardeuse de tâtonnements, une trace s’offre sur la neige blanche. Quelqu’un est passé avant moi, a tâtonné avant moi … ses hésitations même m’aideront à triompher des fondrières. Il y a là une expérience dont je peux profiter et qui s’inscrit parfaitement dans la série de mes propres tâtonnements. » (Freinet, 1994, p. 376).En didactique des mathématiques, Jean-Claude Régnier a tenté de développer ce concept : « Le tâtonnement expérimental constitue donc d’une certaine manière un ensemble de techniques d’investigation et de démarches de réflexion que se construit un individu avec l’aide d’un enseignant, d’un pair ou d’un outil. La production de bonnes solutions et ces solutions elles-mêmes déterminent de nouvelles connaissances pour l’individu, qui viennent enrichir ses acquis initiaux par restructuration. » (1988, p. 259). Dans le contexte de l’aikidô, en sus des démarches de réflexion,les techniques d’investigation ne concernent plus seulement les opérations strictement intellectuelles mais également toute la gamme du psycho-corporel. L’effet de cet apprentissage fondé sur le tâtonnement expérimental va se traduire par une certaine maîtrise progressive des situations problèmes auxquelles l’apprenant est confronté dans le cadre didactique spécifique que nous avons évoqué tout en étendant parallèlement au fil du temps cette faculté à trouver des réponses, ou tout au moins des pistes de réponses, à d’autres situations problèmes inscrites dans d’autres cadres issus de notre quotidien, tel que ceux relevant plus largement du social, du familial ou du professionnel.
Cette possibilité d’élargissement des effets de l’enseignement sur l’apprentissage à un cadre plus général a été d’ailleurs évoquée par Vygotski qui, bien que n’adhérant pas dans son ensemble à la théorie de Koffka 5 , lui reconnaissait une pertinence indéniable concernant cet aspect : « Elle nous apprend à voir la différence entre un enseignement qui n’apporte que ce qu’il apporte immédiatement et un qui apporte plus que ce qu’il apporte immédiatement. Si nous apprenons à nous servir d’une machine à écrire, il se peut que rien ne se modifie dans la structure générale de notre conscience. Mais si nous apprenons, disons, une nouvelle méthode de pensée, un nouveau type de structure, cela nous donnera non seulement la possibilité de pratiquer cette activité qui a été l’objet de l’apprentissage mais beaucoup plus encore – cela nous donnera la possibilité d’aller bien au-delà des résultats immédiats de l’apprentissage. » (1992, p. 253). Vygotski relie ce point fort de la théorie de Koffka avec une doctrine relativement ancienne, fort juste mais mal utilisée à son sens dans le « gymnase » allemand et russe, et à laquelle s’associait Herbart 6 , la notion de discipline formelle qui comportait « l’idée qu’il existe des matières d’enseignement qui non seulement apportent des connaissances et des habiletés impliquées par la discipline elle-même mais qui développent aussi les capacités intellectuelles générales de l’enfant. » (Vygotski, 1992, p. 254). Pour notre part, nous retiendrons cette notion de dépassement / élargissement des effets immédiats d’un apprentissage en appui de notre hypothèse en l’étendant à l’adulte et à l’ensemble de ses facultés psycho-corporelles. Nous nous autoriserons alors à parler de développement personnel de l’individu adulte, en ce que l’acquis sur le plan des savoirs, savoir-faire et savoir-être, ne s’applique pas uniquement à l’intérieur du groupe de référence « aikidô » mais fournit à l’individu des outils utilisables dans l’ensemble des contextes dans lesquels il évolue. La condition essentielle pour que ce phénomène devienne effectif résiderait dans une certaine capacité à l’autonomie de l’apprenant, capable de s’inscrire véritablement comme premier acteur du processus d’apprentissage. A ce propos, Abrecht place précisément ici l’enjeu fondamental de l’évaluation formative où doit prévaloir une recherche de cohérence : « celle de la démarche de l’élève, d’un parcours – même tâtonnant 7 , mal assuré – d’une expérience, qui le constitue en même temps qu’il la conduit et qu’il se construit lui-même. » (1991, p. 11-12). Le choix même de la méthode utilisée par l’enseignant ou l’examinateur se doit de respecter ce principe : « Une méthode qui ne permet pas à l’apprenant de façonner sa propre démarche passe ainsi à côté du but essentiel de tout enseignement : conduire à apprendre de façon personnelle, autonome. » (Abrecht, p. 53). En poursuivant cette réflexion, la référence centrale à l’autonomie de l’apprenant dans son apprentissage nous amène à convoquer la conception de Pédagogie de l’autonomie du pédagogue brésilien Paulo Freire : « Dans les conditions d’un véritable apprentissage, les apprenants vont en se transformant en réels sujets de la construction et de la reconstruction du savoir enseigné, aux côtés de l’éducateur également sujet du processus. » (Freire, 2006, p. 44). Selon le paradigme de Freire, « Enseigner n’est pas transférer l’intelligence de l’objet à l’apprenant mais bien l’inciter, en tant que sujet connaissant, à devenir capable de comprendre et de communiquer ce qu’il a compris. Dans ce sens, il s’impose à moi d’écouter l’apprenant dans ses doutes, dans ses craintes, dans son incompétence provisoire. Et à l’écouter, j’apprends à parler avec lui. » (Freire, p. 44). Précisément, l’examen du passage de grade va se prêter de manière particulièrement propice aux exigences respectives réclamées selon cette perspective par les rôles de l’apprenant et de l’enseignant/évaluateur, pour l’un reconstruire le savoir et donner à voir cette reconstruction en perpétuel mouvement, pour l’autre être à l’écoute du premier. Nous pouvons établir de nouveau une passerelle avec l’évaluation formative en disant qu’ainsi : « On a véritablement intégration de l’évaluation dans l’apprentissage, et non pas une simple ponctuation : le « test » fait partie du processus même. »(Abrecht, p. 101). L’examen de passage de grade constitue une situation pédagogique révélatrice du système didactique dans lequel il s’inscrit et non un simple contrôle de connaissances.
Mais si notre hypothèse reprend jusqu’ici point par point celle que nous avions déjà formulée dans notre travail précédent, notre question centrale ayant évolué, nous nous devons de la poursuivre plus avant selon des conceptions nouvelles. Ainsi, nous dirons aujourd’hui que le passage de grade peut remplir le rôle que nous lui attribuons parce qu’il possède tous les attributs d’un rituel de passage. En effet, il s’inscrit dans un espace-temps où l’aspect rituel demeure prégnant, la pratique de l’aikidô étant construite pour sa majeure partie autour de rituels comme nous le verrons. Mais, qui plus est, le passage de grade contient en sus la dimension du passage, du franchissement de seuil que nous avons déjà relevé, par conséquent un rituel spécifique s’y rapportant et nous postulons que ce statut particulier lui confère des fonctionnalités singulièrement propices au développement personnel du sujet pratiquant. Nous devrons toutefois découvrir en quoi consistent exactement ces fonctionnalités présumées. Pour l’heure, nous dirons que c’est par le biais de ce rituel qui lui est ainsi proposé que le pratiquant peut accéder à ce qu’il nous faudra également démontrer comme représentant un authentique nouveau langage. Celui-ci, conçu à partir des techniques d’aikidô comme la langue parlée ou écrite l’est à partir de mots, permettrait une expression et une communication particulière où la dimension corporelle jouerait un rôle de tout premier plan. C’est là que se situe, à notre sens, la véritable demande de l’aikidoka, en quête d’une nouvelle approche du rapport à l’autre et à soi-même et par voie de conséquence, consciemment ou non, du langage qui rendrait cela possible. Le fait de remplacer des sons ou des caractères écrits par des gestes venant faire signe pour l’autre et pour soi implique selon toute probabilité le corps d’une manière différente, et derrière lui, nous le pensons, l’affect. C’est en effet à un véritable processus d’acculturation que doit se livrer l’apprenti aikidoka pour acquérir les facultés langagières nouvelles auxquelles il aspire, d’une part parce que les origines extrême-orientales de ce langage lui confèrent une coloration culturelle particulière, d’autre part parce qu’exprimer et communiquer sans faire usage de mots prononcés ou écrits vient un peu en décalage avec nombres de nos apprentissages antérieurs, scolaires mais aussi sociaux. Mais acquérir un nouveau langage ne veut pas dire abandonner l’ancien. Le pratiquant va donc se situer entre deux mondes conceptuels qui peuvent parfois sembler s’opposer, se contredire. Or, « C'est grâce à la contradiction et à son dépassement que l'on atteint la compréhension. En logique, la contradiction est erreur. Dans l'action et dans la pensée naturelle, le fait que A contredise B peut n'être déterminé que par l'absence de pensée d'un système qui englobe A et B. » (Ramozzi-Chiarottino, 1989, p.125). L’émergence de ce système globalisant dans la pensée de l’apprenantconstitue pour nous la clef qui permettra le franchissement de seuil, dans le travail de reconsidération des relations qu’entretiennent chez le sujet pratiquant le corps et l’esprit.
Ce changement de système de pensée va avoir des répercussions sur les comportements et la manière d’aborder les différents problèmes qui se posent à l’aikidoka et ne se limite pas à son action sur le tatami. Des applications dans d’autres contextes peuvent en résulter. Des désirs de changements d’orientation socioprofessionnelle, des appels à l’expression de qualités potentielles peu ou mal exploitées, toutes sortes de choix décisionnels sont susceptibles d’avoir profité du remaniement opéré pour se révéler ou s’opérer. Ils le peuvent en s’appuyant sur une meilleure prise de conscience des aspirations du pratiquant, ce qu’il désire vraiment sans être toujours capable de le formuler clairement mais qui l’attire, le motive et le fait mouvoir, et de ses capacités – et particulièrement de celle à communiquer – , sur une représentation mentale qu’il se fait de lui-même en tant qu’organisme vivant détenteur d’une énergie vitale propre à entreprendre, sur l’assurance ou la réassurance enfin en ses autres capacités physiques et psychiques à construire, persévérer, se mesurer à, et surtout à changer ce qui doit l’être en soi – et selon sa propre conscience de soi – pour aller de l’avant, toutes ses qualités étant particulièrement sollicitées dans les situations problèmes auxquelles le candidat au passage accepte de confronter. C’est en cela que nous disons que le passage de grade, en tant que situation particulière de mise à l’épreuve où cet apprentissage lentement élaboré accomplit une accélération subite et décisive de son processus, peut être considéré comme un franchissement de seuil.
Cette hypothèse s’appuie donc dans un premier temps sur la dimension rituelle de l’aikidô en tant qu’élément déterminant dans la construction du cadre et du système didactique utilisés par l’Ecole, pour ensuite postuler un élargissement des effets de l’apprentissage effectué sur le tatami à un contexte plus général, puisque se rapportant à l’ensemble des milieux familial, social ou professionnel où peut évoluer le pratiquant, pour, ultime palier, considérer que le moyen employé pour parvenir à ce résultat résiderait dans l’utilisation de la pratique d’aikidô comme d’un véritable langage répondant aux aspirations d’expression et de communication de l’aikidoka dans une double dimension physique et psychique. Afin de soumettre cette hypothèse à l’épreuve des faits et de leur analyse, notre première démarche consistera à effectuer un bref historique qui nous permettra à partir de l’émergence du budô japonais de situer l’Ecole du Kokusai Aikidô Kenshukai Kobayashi Hirokazu Ha dans son cadre épistémologique. Nous pourrons alors développer en quoi la pratique de ce dernier s’apparente à un rituel. Notre cheminement, tel que nous l’inaugurons alors et que nous le poursuivrons ensuite dans les trois premières parties de notre thèse, sera guidé par l’analyse de différents travaux scientifiques du champ des sciences de l’homme et de la société.
Le choix de ces références suit une logique bien précise. Cette dernière nous a été inspirée par une déclaration de Claire Margolinas, didacticienne des mathématiques lors des deuxièmes journées de la didactique comparée organisées par l’I.N.R.P. à Lyon en 2004, qui avait retenu toute notre attention. En introduction à ce colloque, Margolinas défendait l’idée d’une pertinence de l’emprunt à fin de recherche à des disciplines très différentes, en recherchant « les points de contacts entre les paradigmes en partant de l’objet ». La multiréférentialité qui caractérise les sciences de l ‘éducation nous paraît abonder en ce sens. C’est cette démarche que nous avons entreprise et que nous avons à l’esprit lorsque nous parlons de cheminement. A ce propos, nous ne pouvons que rapprocher d’un point de vue étymologique ce dernier terme de l’idée de méthode, méta hodos : le grand chemin. Nous avons schématisé ce chemin, cette méthode, ci-dessous.
Ainsi que nous l’avons dit, le point d’ancrage de notre hypothèse est constitué par la dimension rituelle (D1) que revêt la pratique d’aikidô. Afin de mieux cerner toutes les implications de cette proposition, nous aborderons ce point successivement selon quatre approches disciplinaires se référant à des cadres théoriques différents dont la complexité de notre objet requiert l’éclairage complémentaire. Tout d’abord, dans un premier chapitre, ce sera dans une perspective psychanalytique que nous nous placerons à partir d’une contribution de Marion Péruchon (1997) à une œuvre commune placée sous sa direction, traitant des rites de vie et de mort. Puis, dans un second chapitre, nous emprunterons le regard de l’éthologue pour traiter du rapport existant entre rituel et agressivité, évoquant les apports de Konrad Lorenz (1983). Nous poursuivrons alors dans un troisième chapitre en nous plaçant selon le point de vue de l’ethnologie pour observer le phénomène rituel à la lueur de ce qu’en décrit Victor W. Turner (1990). Toujours dans l’esprit de recherche des « points de contacts entre les paradigmes », dans ce même chapitre, nous rebondirons brièvement sur la relation syncrétique (D2) décrite par Turner à travers la « communitas » pour adopter une nouvelle posture théorique appartenant au champ disciplinaire de la psychosociologie en présentant un modèle du syncrétisme groupal proposé par José Bleger (1971). Enfin dans un quatrième chapitre, la perspective didactique dans sa relation à la psychologie du développement nous fournira un cadre théorique pour nous interroger sur la transmission des rituels et nous conduire à nous intéresser à l’imitation (D3). Avec Pierre-Marie Beaudonnière (1997), nous différencierons ainsi l’apprentissage par imitation du mimétisme et de l’apprentissage par observation. Fayda Winnykamen (1988) et Henri Wallon (1983) nous conduiront à voir dans cette faculté d’imitation un processus incontournable dans la construction du psychisme et Jerome Bruner (2000) nous introduira au concept vygotskien de zone de proche développement où l’imitation joue précisément un rôle primordial. Dès lors, les théories de Lev Vygotski (1985, 1992, 1998, 2003) resteront l’éclairage omniprésent qui nous accompagnera dans la poursuite notre recherche, bien que nous nous autoriserons néanmoins à les confronter à d’autres lectures. La première partie se conclura en cernant plus particulièrement le passage de grade selon les approches qui ont précédé, c’est-à-dire en tant qu’objet rituel initiateur d’un cadre et d’un système didactique. La progression discursive qui nous a conduit jusqu’à Vygotski va à présent se scinder en deux directions de recherche, toutes deux empruntées par le psychologue soviétique. Une des branches traitera de la question des affects dans les apprentissages (D4) et fera l’objet de notre deuxième partie. Vygotski (1998) nous amènera à considérer la posture paradigmatique de Spinoza comme une alternative nécessaire à la doctrine cartésienne et nous verrons comment le neurobiologiste contemporain Antonio Damasio (2003) renchérit sur cette conviction en renouvelant nos connaissances sur le processus émotionnel. Nous construirons notre modèle de compréhension de l’apprentissage tel qu’il peut être vécu par les pratiquants d’aikidô à partir de ces nouvelles données. Nous pourrons effectuer un nouveau lien avec les premiers fondements théoriques sur lesquels Pierre Vermersch (2000) construit ses entretiens d’explicitation en évoquant l’indexation mnémonique (D7) utilisée par les acteurs de l’Actors Studio. La seconde branche traitera de la reconnaissance du rituel d’aikidô en tant que langage (D5) en empruntant quelques réflexions épistémologiques, en sus de celles de Vygotski, à Maurice Merleau-Ponty (1951). A la suite de quoi notre troisième partie nous verra nous interroger sur ce qui peut motiver (D6) les aikidoka à entreprendre l’apprentissage difficile d’un nouveau langage, en l’occurrence la pratique de l’aikidô. Les schémas explicatifs destinés à nous servir de support pour tenter d’éclaircir ce point s’inspirent directement de la théorie de la motivation humaine de Joseph Nuttin (2000). Ils introduiront les résultats de l’analyse des réponses à un questionnaire données par un échantillon de pratiquants de longue date, réponses susceptibles de nous faire mieux comprendre ce qui peut avoir incité leurs auteurs à poursuivre la voie qu’ils ont choisie et à s’y maintenir à ce jour.
La quatrième partie sera entièrement consacrée à notre travail de terrain à partir de constructions particulières que nous avons appelées « métarécits ». Elles nous permettront de découvrir deux examens de grade de niveau « godan » (5ème dan) s’étant réellement déroulés en 2004, le premier concernant un impétrant et le second quatre. Nous nous expliquerons tout d’abord sur la méthodologie employée et sur ce que nous pouvons être en droit d’attendre d’une pareille démarche en terme de production de connaissances originales et valides. Nous verrons comment nous avons été amené à construire les métarécits à partir des méthodes de l’observation directe et de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 2000) en mettant à contribution l’enregistrement vidéographique. Nous plongerons alors dans le vécu de l’examen en nous faisant porte-parole des acteurs, co-constructeurs du produit final avec l’observateur/auteur.
Enfin, dans notre cinquième partie, nous pourrons, à partir de nos constructions et analyses précédentes, appréhender la technique d’aikidô en tant que « mot » constitutif du langage aikidô et explorer de manière systématique les différents aspects que cette technique recouvre ainsi que les différentes fonctions qu’elle remplit. Notons que lorsque nous employons le terme « technique » au singulier en nous rapportant à l’aikidô du Kokusai Aikidô Kenshukai Kobayashi Hirokazu Ha, nous ne faisons nullement référence à la totalité de l’ensemble constitué par les multiples techniques utilisées par les pratiquants de l’Ecole mais à ce qui fait qu’une action singulière, bien que pouvant se présenter sous des formes très diverses, obéisse à des principes axiologiques et praxéologiques reconnus par cette Ecole. Ce sont ces caractéristiques de principes, que nous approcherons au fur et à mesure de l’exposé de notre recherche, qui lui confèrent sa nature de technique d’aikidô, appartenant à l’ensemble des techniques d’aikidô avec lesquelles elle partage cette nature commune tout en gardant sa singularité spécifique. Et c’est précisément en mettant en évidence l’analogie que nous pouvons établir entre, d’une part, la technique d’aikidô et l’utilisation qu’en fait le pratiquant et, d’autre part, le mot et le discours du locuteur, que nous pourrons reconnaître à la technique d’aikidô le statut d’élément basique d’un système langagier ayant une influence sur le développement personnel de l’individu qui en entreprend l’étude.
Mais nous ne sommes qu’au début du chemin que nous nous proposons de suivre. Il nous faut pour amorcer notre progression dans la connaissance de notre objet, comme annoncé, retourner aux racines de l’aikidô en en développant l’aspect indéniablement rituel.
Le terme définit à la fois un cadre technique et un esprit particuliers à l’enseignement d’un Maître d’arts martiaux.
Généralement traduit par la voie du guerrier, ce terme recouvre un concept difficile à circonscrire et qui fera l’objet d’une étude particulière en première partie de cette monographie pour tenter d’en définir le sens, ou tout du moins l’esprit.
Docteur en Sciences de l’éducation à Paris X – Nanterre, pratiquant et enseignant de jûdô, ju-jitsu, sambo et lutte contact.
Groupe de recherche international sur l’aikidô du style du Maître KOBAYASHI HIROKAZU.
Kurt Koffka (1886 – 1941) : psychologue américain d’origine allemande, l’un des fondateurs de la théorie de la forme (Gestalttheorie) avec Köhler et Wertheimer.
Johann F. Herbart (1776 – 1841) : philosophe, psychologue et pédagogue allemand, élève de Pestalozzi.
C’est nous qui soulignons en référence à la notion de tâtonnement expérimental que nous avons évoqué précédemment.