1.1.1. Le budô et les arts martiaux japonais traditionnels

Tokitsu Kenji 8 pose le constat suivant : « En Europe et en France, un nombre considérable de personnes s’intéressent aux arts martiaux, notamment au budô (littéralement : voie martiale) japonais. Cependant, si la pratique du budô est relativement populaire, l’étude en est limitée à un cadre réduit 9 . Une des raisons principales est que le budô n’a pas trouvé de place adéquate en Europe car il y est situé à la marge du sport où domine la compétition. » (2001, p. 149) Or, le budô ne peut être assimilé purement et simplement à une activité sportive sans perdre tout son sens.

Alain Rey 10 souligne le contresens culturel que constitue la traduction du terme japonais Budô par l’anglais « martial art » devenu en français « art martial ». Ce contresens repose sur une homologie abusive que les Anglais, pêchant par ethnocentrisme, effectuèrent en croyant reconnaître comme équivalentes leurs propres pratiques sportives comme le catch et la boxe et les pratiques corporelles de combat ritualisées inscrites dans la culture japonaise. « Certes, l’esprit du Budô était totalement différent de celui du « sport » britannique, qui, vers la fin du XIX ème siècle, envahit la planète entière et, en Europe continentale, d’abord la France. » (Rey, 2001, p. 18). Mais alors, qu’est-ce que le budô ? Alain Briot 11 choisit d’introduire le concept par une boutade : « – d’où vient le mot budô  ? – de bu et de mis bout à bout et dos à dos ! » (2001, p. 21) Il s’en justifie en citant Tokitsu Kenji : « Ce n’est pas une simple combinaison des deux concepts de bu et de , mais l’intégration de deux pratiques qui présentent nombre d’éléments contradictoires. » (p. 21). Le budô aurait avant tout une essence paradoxale et il ne s’agit pas simplement de renvoyer l’un à l’autre des principes opposés afin d’en comparer la justesse mais d’admettre simultanément ces oppositions en tant que propositions pleinement acceptables à l’intérieur d’un même cadre unifiant. Pour comprendre les enjeux épistémologiques de cette dialogie, penchons-nous sur l’étymologie des deux principes en présence : le terme budô, nous dit Alain Briot,est constitué par l’assemblage de deux mots chinois retraduits en japonais : « wu (japonais : bu ), guerrier, armes, et dao (japonais : do ), voie, cheminement vers la connaissance, avec une connotation morale de perfectionnement de soi-même. » (p. 21)

Figure 2 :
Figure 2 : Budô

Nous sommes en présence, par conséquent, d’une part d’une conception fondamentalement guerrière où l’usage des armes renvoie implicitement à des visions de combat, de blessures et de morts sur le champ de bataille et, d’autre part, d’une idée humaniste d’autoformation, de quête du savoir, d’éducation au sens que nous avons développé dans notre introduction. Funakoshi Masayasu 12 nous fournit une piste de compréhension de ce paradoxe en se reportant aux manuels d’instruction japonais d’avant-guerre traitant de budô qui, de manière unanime, soulignent le caractère fondamentalement pacifiste de l’acceptation primitive du terme. « Non pas brandir sa lance pour tuer mais rester maître de la retenir pour ne pas tuer, voici le principe du caractère bu . En d’autres termes, c’est le shinbufusatsu [quelqu’un qui arrive à l’état du dieu de la guerre ne tue pas.] » 13 On peut retenir l’idée d’une forme de transcendance de la violence qui s’abolirait elle-même dans une recherche de perfectionnement technique, ce dernier mot devant être pris au sens que lui donne Tokitsu Kenji dans une interview accordé à Jacques Pain 14  : « Quand je dis technique, c’est une technique du corps et en même temps de l’esprit, c’est la technique du budo. Le sens du mot technique est ici beaucoup plus large qu’à l’habitude ; en budo , on n’utilise pas la technique ; c’est l’être humain lui-même qui est technique, ce qui n’est pas du tout péjoratif ; il faut être soi-même d’emblée technique, sans séparation de la pensée, du corps, de l’esprit … La technique c’est soi, soi-même, c’est l’homme. » (cité par Pain, 1999, p. 88). Nous reviendrons à de nombreuses reprises sur ce concept de non-séparationn du corps et de la pensée, central dans une pratique issue du budô. Retenons que« L’enjeu est justement de (se) mettre à l ‘épreuve de la relation violente, structurée, codifiée, à l’épreuve de ses limites interpersonnelles. C’est toute l’idée agnostique de se penser au cœur de la guerre, avec un scepticisme chaleureux, pour ne plus avoir à la faire. » (Pain, p.98). Mais le budô peut-il se résumer à cette notion de « combat contre les combats » inscrite dans un contexte historique bien spécifique où le guerrier, dans son aspect légendaire, incarnait l’élite d’un peuple ? « Contrairement à une image répandue, le budô n’est pas une reprise directe de la pratique guerrière des arts martiaux. C’est une conception moderne qui vise une formation globale de l’homme : intellectuelle et physique au travers des disciplines traditionnelles de combat. Budô est un terme général qui recouvre l’ensemble de ces disciplines. » (Tokitsu, 2001, p. 150). Nous avons en effet montré qu’il y avait du dans bu, c’est-à-dire une préoccupation éthique dans l’acte guerrier, il nous reste à développer l’autre versant : bu au service de , l’acte guerrier générateur d’une voie, c’est à dire d’un objectif, d’une quête.

En Occident, la notion de voie, au sens spirituel, inspire bien souvent une certaine méfiance ; au Japon où la modernité est aujourd’hui fortement valorisée, elle engendre chez certains une réaction de rejet, comme l’admet Tokitsu Kenji. Pourtant, la voie n’est ni un archaïsme, ni un mysticisme, reprend ce chercheur pratiquant d’arts martiaux. « C’est le temps de la vie, depuis la naissance jusqu’à la mort qui constitue la voie. » (Tokitsu, 2001, p. 151). C’est le lot de chacun mais généralement cette notion échappe à la conscience. « Lorsque, dans ce laps de temps de la vie, on associe à la pratique des arts martiaux une tension vers l’amélioration de soi-même, c’est-à-dire de la personne dans sa totalité, l’idée de budô naît. » (Tokitsu, 2001, p. 151) A ce stade de notre exploration du concept, nous pourrions nous résumer en retenant que le budô se présente comme une pratique martiale à vocation pacifiste qui nécessite d’être conscientisée par le pratiquant en fonction d’un but : le développement global de l’individu. Le terme de globalité, sur lequel revient souvent Tokitsu Kenji, nous semble particulièrement important et même fondamental dans cet essai de définition. Il représente à notre avis la différence essentielle qui existe entre le budô et le sport. « Il convient donc de concevoir le budô dans une double acceptation : type de discipline et rapport subjectif. Par exemple, dès que vous pratiquez le kendô, l’aikidô, le karate, en vous inscrivant à une association ou à un dôjô, vous pratiquez une des disciplines du budô. Mais le contenu de votre pratique restera un sport de combat d’origine orientale aussi longtemps que vous n’y trouverez pas un sens subjectif de formation de soi-même ou une fusion entre l’amélioration technique et celle de votre personne. » (Tokitsu, 2001, p. 156)

Dans la pratique sportive, la performance physique constitue le but recherché, même si on aime mettre en avant les valeurs éducatives, réelles, que la poursuite de ce but est susceptible de cultiver. Dans ce contexte, l’idée de compétition est généralement omniprésente, se montrer meilleur que, plus apte que… Le cadre déployé est celui de la joute, du jeu, pris avec plus ou moins de sérieux selon les enjeux. Dans l’optique du budô, ces préoccupations sont secondaires ou inexistantes. L’amélioration de soi-même, finalité de la pratique, concerne l’être en son entier et n’a pas besoin, en dernier ressort, d’être validée par un classement pour être effective. Si le plaisir qu’on prend à la pratique constitue un aspect important de celle-ci, il s’inscrit dans une recherche personnelle existentielle.

Au Japon, nous dit Tokitsu Kenji, on précise la finalité que l’on attribue à sa pratique en accolant à la discipline pratiquée l’expression « en tant que » (2001, p. 150). Ainsi on parlera de kendô en tant que sport de compétition ou de kendô en tant que budô. Il en va de même pour les autres disciplines, tels que le jûdô ou le karate. En occident et particulièrement en France, de part l’inscription systématique du point de vue légal des arts martiaux dans le giron des fédérations sportives, la confusion est généralement la plus totale à propos de cette différence d’esprit. Toutefois, un certain nombre de pratiquants de haut niveau revendique cette distinction, généralement peu connue du grand public. Pour exemple, le karateka Pascal Plée, 6ème dan, également pratiquant et enseignant d’arts martiaux chinois – kung-fu et taijiquan – confiait dans une interview son peu d’intérêt pour la compétition sportive : « Je n’aime pas me mettre en avant et n’aime pas l’esprit de compétition quel qu’il soit. J’aime progresser pour moi-même. Egalement, les règles de compétitions ne favorisent pas la pratique en conservant la richesse des techniques de l’art martial. (…) Ces règles ne favorisent pas la différence d’opinion. C’est un monde fermé. » 15 Jean-Paul Clément 16 évoque le schisme qui partageait déjà les pratiquants du jûdô à la fin des années cinquante : « En 1957, la ceinture noire en jûdô est attribuée uniquement à partir de « points compétition » ou encore les catégories de poids sont acceptées en 1960. Dans ce contexte, les partisans du « beau jûdô » ou du « vrai jûdô », souvent éloignés de la compétition (mais pas systématiquement), luttent pour préserver la distinction désormais délicate entre leurs conceptions et celle du « jûdô sportif ». Les « traditionalistes » valorisent la fonction éducative et éthique du jûdô qu’ils estiment peu compatible avec la perspective compétitive. » (2001, p. 188). Pour Jean-Paul Clément, cette division de la discipline va contribuer grandement à permettre à l’aikidô de s’implanter en attirant bon nombre de partisans du « beau jûdô », séduits par une pratique proche de leur « esprit jûdô » et où la compétition est exclue par principe.

Notes
8.

Docteur en sociologie ainsi qu’en langue et civilisation orientales, maître d’arts martiaux (enseigne les arts martiaux à main nue à Paris depuis 1971), directeur de l’Institut européen de recherche de l’efficacité par la pratique corporelle.

9.

Quelques ouvrages, en particulier La mort volontaire au Japon de Maurice Pinguet (Paris, Gallimard, 1984), apportent un éclairage sur la question, sans toutefois que celle-ci constitue un champ de recherche. (note de Tokitsu Kenji)

10.

Linguiste et directeur littéraire du dictionnaire Le Robert.

11.

Docteur en médecine, membre de la Société japonaise de l’histoire de la médecine.

12.

Professeur de psychologie sportive à l’université Ôsaka Kyôiku, administrateur de la Fédération japonaise de jûdô (5ème dan Kôdôkan), conseiller en psychologie sportive de l’équipe nationale japonaise aux jeux olympiques de Sydney.

13.

SHIONOYA, O, « Budô to nihon seishin » (Les Arts martiaux et l’esprit japonais) in KATÔ, K, Budô hôkan (Le Joyau des arts martiaux), Tôkyô, Kôdansha, 1983, (cité par FUNAKOSHI, 2001, p. 127)

14.

Professeur de Sciences de l‘Education à l‘Université Paris X-Nanterre, responsable du secteur de recherche « Crise, école, terrains sensibles », Pratiquant et enseignant de karate, initiateur des « stages violences » à destination des éducateurs.

15.

Interview de Pascal Plée, http://www.webmartial.com/interviews/interviews_parcalplee.html , mise en ligne le 17/10/01, consultée le 26/12/2001

16.

Professeur à l’UFR-STAPS de l’université Paul-Sabatier, Toulouse 3 ; membre du Laboratoire de recherches en activités physiques et sportives.