1.1.2. L’ aikidô et la pluralité des écoles

De la même façon que nous avons introduit le concept de budô à travers la signification des caractères qui le composent, nous allons aborder l’aikidô par l’intermédiaire des trois idéogrammes (kanji) qui le transcrivent.

Figure 3 :
Figure 3 : aikidô

Le troisième, , est commun aux deux concepts de budô etd’aikidô. Il peut se traduire par voie, au sens où la présente Tokitsu Kenji, un parcours de vie conscientisé et dirigé vers une amélioration de soi.

Le deuxième, ki, est sans nul doute le plus difficile à appréhender pour un esprit élevé dans une culture occidentale largement empreinte de cartésianisme. Pourtant Tokitsu Kenji n’hésite pas à le présenter comme étant la clef indispensable pour permettre une approche authentique du budô. « Il n’y a pas dans les langues occidentales, et c’est une difficulté majeure des traductions, de mot équivalent à ki . Ce terme recouvre en japonais les sensations et les impressions mystérieuses, vagues, intangibles qui touchent quelque chose au fond de notre être, qui relèvent d’une acuité probablement archaïque ou refoulée. Cet ensemble d’impressions difficilement définissables est présent dans l’expérience quotidienne, la littérature et les arts japonais ; lorsqu’on doit la nommer, on dit le ki . » (Tokitsu, 2001, p. 157) C’est en développant son ki que le budôka va accéder à son art. Perception ultra sensible, aperception, intuition ? Un des objectifs de notre recherche, peut-être le plus ambitieux, consistera à tenter d’approcher d’un peu plus près cette notion lorsque nous la rencontrerons à notre stade d’enquête. Dans la langue japonaise l’idéogramme ki est présent dès qu’il s’agit d’exprimer la vie et l’énergie à l’intérieur des choses : denki : électricité ; kiatsu : pression atmosphérique ; kishô : phénomènes atmosphériques ; kishitsu : caractère ou disposition ; jiki : magnétisme ; etc. (Lidin, 1998, p. 60) L’acceptation la plus communément admise du terme en occident est celle d’énergie vitale mais ne retranscrit que très imparfaitement le sens originel.

Le premier idéogramme, ai, contient quant à lui l’idée d’union, d’amour universel et d’harmonie entre les choses et entre les êtres. Aikidô pourrait donc se traduire bien approximativement et imparfaitement par « la voie de l’union des énergies », « la voie de l’harmonisation des flux vitaux », ou encore « la voie de l’accord entre tout ce qui vit ». Mais aucune de ces tentatives de définitions n’est réellement satisfaisante. Quoi qu’il en soit, de par sa centration autour du concept de ki, l’aikidô s’inscrit, dans son principe, dans une filiation directe du budô en admettant néanmoins des particularités bien spécifiques, lui donnant une place à part dans les arts martiaux.

A l’origine, l'aikidô semble prendre sa source dans certaines pratiques de Kung fu chinois, dans l'Hapkidô coréen et dans diverses écoles japonaises bien largement antérieures à sa fondation officielle. L'aikidô moderne été créé, sous l'influence d'un mythique satori 17 , par O Sensei 18 Morihei Ueshiba, peu avant la seconde guerre mondiale. L'origine historique et philosophique de cet aikidô moderne demeure néanmoins trouble et les tendances nationalistes, impérialistes et même fascisantes, présentes dans le contexte historique du Japon de cette époque ne l’ont sans doute pas épargnée ; quoi qu’il en soit, la plus grande prudence est requise pour démêler la vérité historique de la légende idyllique. Nous emprunterons la conclusion de cette approche des origines de l'aikidô à André Cognard : « L' aikidô trouve son origine dans l'immense mémoire collective des arts martiaux extrême-orientaux. Il est devenu célèbre et s'est modernisé grâce à l'apport décisif de Morihei Ueshiba, notre fondateur qui a su, par des expériences diverses et éminemment contradictoires en tirer une certaine éthique personnelle, dont l'essentiel est contenu dans le thème du conflit créateur. »(1997, p. 17) C'est en effet en cultivant l'expression du combat, en extériorisant nos conflits internes selon une forme guerrière, que nous nous débarrassons de notre agressivité latente. « Nous réalisons alors que la violence du conflit n'est pas dans l'attaque mais dans sa non-résolution. » (Cognard, 1995, p. 83). L'acte offensif est une source d'énergie qui, utilisée correctement, peut devenir acte de communication et de création constructive partagée avec l'Autre. L'agressivité naît de la peur et la violence résulte de la non-résolution de cette agressivité dans un cadre qui peut l'admettre. L'aikidô détourne la violence en rapprochant les protagonistes. C’est, nous l’avons vu, une thématique fondamentale du budô qui trouve ici un éclairage particulier. Nous reviendrons sur ces notions lorsque nous aborderons en deuxième chapitre l’analyse du rituel tel qu’on le rencontre dans l’aikidô du Kokusai Aikidô Kenshukai Kobayashi Hirokazu Ha sous un angle éthologique.

Nous avons mentionné en début de notre introduction l’existence de nombreux courants d’aikidô. En effet, O Sensei Morihei Ueshiba, contrairement à la légende, n'a pas créé l'aikidô en un jour. Son apport considérable à la pratique s'est effectué sur une période longue, années après années. Les élèves qu'il a formés ont pu ainsi se côtoyer, mais aussi se succéder, dans son enseignement en perpétuelle évolution. Eux-mêmes, après l'avoir quitté, ont entrepris leur propre recherche – l'aikidô, comme tout art, est un principe dynamique ne pouvant être figé – et ont enseigné, en sus de ce qu'ils avaient intériorisé des leçons du fondateur, leurs propres découvertes, développant des styles 19 différents. C'est pourquoi, en dépit du principe d'unicité et d'universalité de l'aikidô, il existe de nombreuses écolesdéveloppant des caractéristiques propres, philosophiques ou techniques, parfois en divergence. Parmi les plus connues, on peut citer 20  :

Tableau 1 : Quelques différents styles d’aikidô
L’Aikibudô Forme considérée comme la plus dure, ce style est le plus proche de l’enseignement de Maître Ueshiba tel qu’il était dispensé avant-guerre. Il est représenté par les élèves du Maître l’ayant suivi à cette époque.
Le Yoseikan Ce style a été développé par Mochizuki Minoru, élève tout à la fois de Maître Ueshiba et de Maître Kanô, fondateur du jûdô. Il emprunte à bon nombre d’arts martiaux japonais (jûdô, karate, jûjutsu ..) en sus de l’aikidô
Le Yoshinkan Créé en 1954 par Shioda Gozo, élève de Maître Ueshiba pendant les années 30, le style Yoshinka est réputé assez dur. Mettant l’accent sur l’efficacité en situation de combat réel, il a été adopté par la police japonaise.
L’Aikikai L’Aikikai représente le style le plus répandu dans le monde. C’est le propre fils de Maître Ueshiba, Ueshiba Kisshomaru qui la popularisé en l’adaptant à une formation de masse. Il a été adopté par la Fédération Internationale de l’Aikidô. Ce style représente en quelque sorte l’aikidô « officiel ».
L’Iwama Ryu Bien que se rattachant à l’Aikikai, ce style développé par Maître Saito Morihiro est différent de celui-ci. Plus proche de la technique originelle de Maître Ueshiba, son répertoire technique est plus large et accorde une place beaucoup plus importante au travail des armes.
Le Shin-shin Toisu Aikidô Style fondé par Maître Tohei Koichi, ancien enseignant de l’Aikikai s’en étant détaché en 1974, c’est un des plus doux de l’aikidô. Sa préoccupation centrale est le développement du ki en tant que pratique de santé au détriment de l’aspect martial. Très éloigné de l’aikidô traditionnel, il est particulièrement implanté aux U.S.A.
Le Tomiki Ryu Le Tomiki Ryu est l’école de Maître Tomiki Kenji qui fût comme Maître Mochizuki, élève tout à la fois de Maître Ueshiba et de Maître Kano. Sa démarche est proche de celle qu’avait suivie le fondateur du jûdô. Il a introduit dans son style d’aikidô la compétition à mains nues ou armées d’un couteau, dérogeant ainsi à un principe premier de Maître Ueshiba. Le style recourt également aux kata (formes techniques pré-arrangées).

Ces différentes écoles possèdent chacune leur organisation propre. Sans pour autant se couper totalement d’une de ces organisations, un Maître peut développer à l’intérieur de l’une d’entre elles un style propre qui deviendra ensuite une référence pour une nouvelle école. Ainsi, Maître Kobayashi Hirokazu, élève direct de Maître Ueshiba, peu de temps avant sa mort, fonda avec son principal élève et successeur, Maître André Cognard et quelques autres élèves de haut rang, Français, Allemand et Italien, le Kokusai Aikidô Kenshukai Kobayashi Hirokazu Ha, dont le but est de développer et de transmettre le style d’aikidô de Maître Kobayashi. Cette création récente (1998) fait que l’Ecole est encore assez méconnue dans le milieu des arts martiaux et n’est pas encore répertoriée dans le type d’inventaire sur lequel nous nous sommes appuyé pour présenter les principaux styles et écoles. Ont adhéré au Kokusai Aikidô Kenshukai Kobayashi Hirokazu Ha différents groupes de travail sur l’aikidô de Maître Kobayashi, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Pologne, au Maghreb, en Inde et évidemment en France où Maître Cognard avait lui-même créé son propre groupe « L’Académie Autonome d’Aikidô » (3A) en 1982. 3A regroupe environ deux mille licenciés à l’heure actuelle et c’est en son sein que nous nous proposons de mener notre recherche.

Notes
17.

Révélation, illumination, selon la religion bouddhiste.

18.

Sensei : littéralement né avant, nom employé pour désigner son professeur dans les arts martiaux japonais. O : particule honorifique. O Sensei désigne toujours le fondateur de l'aikidô moderne Morihei Ueshiba.

19.

Particularismes techniques et philosophiques de la pratique et de l'enseignement d'un Maître.

20.

D’après une classification en ligne sur : http://www.chez.com/aikidossiers/francais/styles.htm consultée le 26/12/01