Marion Péruchon 29 , à travers « une exégèse psychanalytique holistique du rituel dont la fonction se baserait, selon elle, sur son pouvoir de liaison, c’est-à-dire sur la maîtrise du conflit entre pulsion de vie et pulsion de mort » (1997, p. 10), nous semble proposer une approche efficiente du double questionnement qui a introduit ce deuxième chapitre. Elle s’appuie sur l’assertion suivante : « le rituel renvoie à une élaboration multidimensionnelle à partir de nos pulsions ; il fait appel tant à la psyché qu’au corps en passant par l’objet ; c’est en cela qu’il s’avère efficace. » (p. 190). Nous remarquerons à ce propos que même si le cadre théorique psychanalytique invoqué semble nous éloigner de nos références premières d’origine vygotskienne, il n’en demeure pas moins que l’évocation par Marion Péruchon d’une élaboration psychique s’effectuant par un passage par un objet est parfaitement compatible avec les théories de Lev Vygotski concernant l’émergence des fonctions supérieures. Le détour par l’objet constitue la règle commune régissant la construction d’une pensée nouvelle en fournissant un « outil » psychologique apte à remplir ce rôle. Nous reviendrons sur ce principe en fin de chapitre.
En prenant appui sur le postulat psychanalytique qui voit en chaque individu se jouer un conflit sans fin entre pulsion de vie (Eros) et pulsion de mort (Thanatos) et au moyen de références nombreuses empruntées à l’ethnologie (Mauss, Durkheim, Turner, Van Gennep, Malinowski, Lévi-Strauss, etc.), Marion Péruchon met, tout d’abord, en évidence un « travail du négatif » opéré par le rite. « Cette coopération de la vie et de la mort se fond dans le champ du travail du négatif, travail de transformation à partir du négatif, du vide, de l’irreprésentable, de la nocivité, du danger, de l’insupportable …bref, du mortifère. » (1997, p. 191). Il s’agit en quelque sorte pour Eros de « récupérer » la fonction de Thanatos à son profit, tout particulièrement dans le rite sacrificiel et les rites de passages et d’initiation. Or, cette double dimension s’avère essentielle dans la pratique des aikidoka. En effet, l’exécution de chaque technique se conclue systématiquement par la mise à mort symbolique de l’uke, celui qui a porté l’attaque et qui personnifie l’agresseur 30 . On demande à l’uke de fournir une attaque « vraie » même si elle est codifiée ; c’est sur lui que repose la responsabilité d’apporter à l’action qui va suivre l’énergie qu’elle réclame. Dans le cadre de compréhension proposé par Marion Péruchon, il ne nous paraît pas exagéré de voir dans cette fonction d’uke la représentation de Thanatos dont l’énergie destructive est captée, détournée et transformée par Eros, la pulsion de vie, incarnée dans la technique elle-même. De la même manière, les longues stations immobiles en posture traditionnelle de seiza, position assise sur les talons qui bloque en partie la circulation du sang dans les membres inférieurs, renvoie à l’idée de « petite mort » du corps mis au service d’une conscientisation accrue de l’être en sa plénitude. « Neutraliser l’agressivité, piéger la mort sont donc autant de dimensions qui appartiennent à ce travail du négatif que recèle en somme tout rituel. » (Péruchon, p. 192). Mais ce travail ne peut être dissocié des autres corrélats qui l’alimentent et en tout premier lieu du véritable « socle » du rituel : la répétition.
La répétition appartient légitimement à la fois aux mondes d’Eros et de Thanatos ; au premier par son pouvoir conservateur de maintien de la mémoire : « Grâce à la répétition, le rituel joue un tour de force puisqu’il maintient ensemble – sans les confondre – passé et présent dans une « mémoire en acte » dirait P.L. Assoun. »(Péruchon, 1997, p. 193) ; au second par le fait que le passé qu’elle ressuscite n’est au fond qu’un leurre puisque nécessairement circonscrit à un espace symbolique et temporaire. D’où « ce mixage de pulsion de vie (il « court » après le continu) et de pulsion de mort (la « rupture ») qui n’est rien d’autre que la liaison. » (Péruchon, p. 194). Il en résulte que du ratio entre ces deux composants d’origine pulsionnelle va dépendre la valeur qualitative de la répétition en tant que facteur de liaison. Lorsque Thanatos domine le rituel, celui qui s’y adonne est condamné à inlassablement et désespérément chercher à retrouver un passé qui est perdu à jamais – le corps de la mère, pour reprendre un exemple de J.T. Maertens –, la répétition deviendra maniaque, stérile, tournera à vide et perdra sa signification, entravant l’apaisement des tensions et détruisant le système qu’elle est sensée servir. En revanche, si Eros prend le dessus, de par ses qualités intrinsèques, la répétition devient structurante. « Rappelons-nous que la visée d’Eros, intégratrice, est d’établir de toujours plus grandes unités en conservant l’antérieur dans le postérieur, le passé dans le présent – ce qui permet au rite d’introjecter des éléments nouveaux et ainsi de ne pas décliner. » (Péruchon, p. 194). Ainsi, la répétition va remplir d’autant plus ses fonctions structurantes qu’elle veillera à toujours laisser une ouverture, « celle précisément que promeut la pulsion de vie en établissant toujours de plus grandes unités. » (Péruchon, p. 195). Autrement dit, sous peine de s’effondrer sur lui-même, le rituel doit construire sans cesse de l’inédit à l’intérieur même de la répétition du semblable. Les rituels de l’aikidô du K.A.K.K.H.H. ont bien assimilé cette notion. Basés avant tout sur l’écoute du corps, celui du sujet et celui des autres dans l’interaction, ils ne sont jamais répétitions pures et simples mais prises en compte d’états physiques et mentaux toujours changeants et fluctuants, appartenant à un moment précis et unique d’une histoire personnelle, interférant avec une gestuelle cent fois répétée en tant que forme référentielle et non en tant que carcan comportemental. C’est parce que techniques et rituels sont fortement codifiés que les plus infimes variations d’interprétation prennent des significations d’une extrême importance pour l’ensemble, véhiculant des ressentis inédits pour le sujet. Sur un plan purement technique, il est également intéressant de noter l’abandon du kata traditionnel aux arts martiaux japonais au profit du kihon. Si les deux termes désignent tous deux un enchaînement codifié de techniques, le second laisse beaucoup plus de place à l’interaction entre les partenaires et à l’adaptation de la technique à la situation vécue de manière singulière et unique à un moment lui-même singulier et unique, créant de la sorte là encore une ouverture à la pensée. « A un niveau plus individuel, cette ouverture se fait grâce au degré de liberté, de spontanéité ou d’improvisation que le rituel autorise ; c’est le cas, par exemple du rituel thérapeutique Otomi. Dit autrement, cette ouverture se crée dans la rencontre personnelle avec le rituel ; lorsque la psyché est prête à l’accueillir, se forge alors quelque chose de nouveau. » (Péruchon, p. 195). De nouveau, nous soulignerons la cohérence que nous semblent entretenir entre eux les différents cadres théoriques que nous allons mobiliser ; en l’occurrence ce processus décrit par Marion Péruchon se déploie dans l’action d’une unité fonctionnelle Individu / Situation indivisible, pour reprendre la terminologie se rapportant au modèle conceptuel de Joseph Nuttin que nous utiliserons ultérieurement, et c’est par l’usage du rituel en tant qu’outil symbolique qu’une pensée nouvelle va émerger, modifiant la structure interne du psychisme de l’individu sujet conformément au modèle décrit par Lev Vygotski que nous présenterons également sans tarder.
Mais l’apport peut-être le plus essentiel de l’essai de Marion Péruchon à notre propre essai de compréhension du rituel et des techniques définissant la pratique de l’aikidô, techniques, rappelons-le encore, se situant elles-mêmes dans le champ de la pratique rituelle, consiste sans doute en la mise en évidence d’un double mouvement où régression et progression travailleraient de concert afin de créer par leur synergie une fonction d’organisation adaptatrice. « L’efficacité du rituel tiendrait, selon nous, beaucoup au balayage du mouvement régrédient-progédient, fruit de la rétroaction de Thanatos et de l’expansion d’Eros. » (Péruchon, 1997, p. 196). Il faut mourir tel qu’on est pour renaître différent.
Nous avons déjà évoqué la mort symbolique d’uke à la fin de chaque technique mais un autre aspect de la pratique nous semble fondamentalement relié à ce concept : la prise en charge corporelle. En effet, le pratiquant, dans le rôle d’uke, va réellement confier son enveloppe charnelle à shite, celui qui fait. Ce dernier va consciemment agir sur ce corps offert dans une optique de dispense de soins, au sens le plus large : enveloppement, manipulation, stimulation, maintien, contenance, dynamisation… Uke, étymologiquement,est celui qui subit, on dit aussi qu’il doit être celui qui dort. Cette situation de prise en charge corporelle acceptée est pour le moins inhabituelle pour l’adulte hormis dans des contextes précis et exceptionnels liés à la maladie ou au handicap. En revanche, elle est constitutive de la période allant de la naissance à la sortie de la petite enfance. Les ressentis qu’elle va donc véhiculer à l’intérieur du pratiquant vont par conséquent réveiller ces tous premiers moments de l’existence. En cela, la situation décrite procède de la régression chronologique. Nous avons constaté qu’apparaissent parfois abruptement, principalement lors de stages « intensifs », des réactions émotionnelles fortement marquées et assez étonnantes pour un éventuel spectateur : cris, sanglots … qui se concluent par une reprise d’activité redoublée et en apparence facilitée. Nous l’avons par ailleurs ressenti nous-mêmes à de maintes reprises dans les mêmes occasions. La meilleure analogie que nous pourrions en donner nous paraît être l’image du nageur qui se laisse engloutir par le fond sous-marin afin de s’en servir de tremplin pour se propulser vers la surface. Car « cette régression serait forcément facteur de stagnation si elle n’était reprise dans un mouvement évolutif réorganisateur – les deux mouvements étant garants d’une homéostasie psychosomatique où s’enchevêtrent éléments psychiques et corporels. » (Péruchon, 1997, p. 200). Marion Péruchon insiste sur cette étroite et inextricable relation entre corps et psychisme qu’elle nomme « alliance psychosomatique ». L’aspect symbolique du rituel n’est pas nécessairement lié à une représentation abstraite mais peut se référer à un objet ou encore, et c’est le cas dans la pratique que nous décrivons, à un acte issu du corps. Elle illustre son propos en empruntant à Arnold Van Gennep le recours fait à un « passage matériel » factuel en tant que matérialisation d’un passage initiatique et à Claude Lévi-Strauss le terme de « symbole matériel » lorsque le symbole renonce à l’abstrait pour s’incarner dans le concret. Elle explore également les dimensions de l’imitation et du simulacre, de l’illusion, de la croyance, de la pensée animique et de la catharsis.
Nous reviendrons plus en détail sur la première, l’imitation, notion que nous pensons centrale dans le processus d’apprentissage et que nous traiterons plus particulièrement lorsque nous aborderons les caractéristiques psychopédagogiques du rituel. Nous avons déjà abordé la dernière, la catharsis, en évoquant la régression chronologique de la psyché sous l’influence d’une situation de prise en charge corporelle, permettant une nouvelle confrontation avec un vécu appartenant à la prime enfance, la décharge émotionnelle qui en résulte et un dépassement de cette dernière. Les dimensions de l’illusion et de la pensée animique nous semblent moins pertinentes dans notre contexte en tant qu’appartenant avant tout au magico-religieux et par conséquent assez éloignées de la démarche de recherche poursuivie par les aikidoka. Toutefois, la question de la croyance à laquelle ces deux dimensions se rattachent mérite quelques considérations. Pour Jean Maisonneuve, elle est incontournable et ne prête le flanc à aucune controverse : « On pourrait déjà dire que s’il peut exister des rites sans dieu et sans mystère, il ne saurait y avoir de rite sans foi – ni sans doute de foi sans rituels. » (1999, p. 11). Nous partageons pleinement cette analyse première à condition, comme le fait par ailleurs Jean Maisonneuve, de revêtir le terme de « foi » d’une acceptation de sens élargie, non circonscrite à l’aspect religieux et dogmatique. A notre sens, il peut s’agir essentiellement d’une croyance fondamentale en l’homme et en son développement, à laquelle on adhère inconditionnellement ou que l’on postule comme vrai en tant que point de départ obligé d’une démarche heuristique de recherche personnelle. En d’autres termes nous pourrions rattacher cette dernière posture mentale au « pari » de Pascal sur l’existence de Dieu et non à une profession de foi où la raison s’effacerait totalement au profit de l’intuition divine. Quid des aikidoka ? L’enquête que nous avons menée devrait pouvoir en faire une approche. Quoi qu’il en soit, la présence postulée de cette foi ne peut être dissociée de l’alliance psychosomatique mise en avant par Marion Péruchon. « Car il n’existe sans doute aucun rituel qui ne prennent le corps comme support direct ou indirect de son action ou de son projet. [] Tous les travaux consacrés aux rituels soulignent cette liaison foncière de la foi et de la corporéité. « La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ? proclamait un vers célèbre de Racine. » (Maisonneuve, p. 12).Mais, jouxtant l’idée de foi et de croyance, se profile également la notion complexe de sacré. Là encore, nous retiendrons dans notre contexte un sens élargi du terme : « étymologiquement il s’oppose au « profane » en désignant ce qui est séparé et circonscrit – « l’enceinte », le lieu réservé où ne pénètre que les initiés. »(Maisonneuve, p. 11). En ce sens, le dojo 31 constitue un espace sacré non religieux bien qu’aucun tabou en interdise l’entrée à des non initiés, sous réserves toutefois que ces derniers reçoivent pour ce faire l’aval de l’enseignant responsable du lieu, obtenant en cela le statut d’invité, et corollairement qu’ils acceptent de se conformer aux règles de comportement qui leur sont explicités. Nous reviendrons de nouveau sur cet aspect du sacré se rapportant à l’espace de travail en abordant plus spécifiquement le thème du rite de passage et de franchissement de seuil. Mais auparavant, il nous reste à explorer la dernière dimension que nous avions évoquée en début de paragraphe sans l’avoir traitée, celle liée au simulacre.
En effet, sans prétendre à l’exhaustivité mais en souhaitant néanmoins balayer de manière suffisamment étendue la question du rituel pour approcher son importance dans la pratique de l’aikidô, nous pensons indispensable de nous arrêter quelques lignes sur l’importance que revêt la notion de simulacre dans celle-ci. Pour cela, et parce qu’elle nous semble particulièrement éclairer ce point, parallèlement à l’approche psychanalytique de Marion Péruchon, nous convoquerons une autre approche, l’approche éthologique de Konrad Lorenz.
Maître de Conférence à l’Université Paris V, laboratoire de psychologie clinique et pathologique
Rappelons que uke vient du verbe ukemi qui signifie subir.
Etymologiquement, lieu où on pratique la Voie.