1.2.2. De la pulsion agressive à la communication salvatrice : aspects éthologiques

Le célèbre éthologue autrichien se refuse à voir dans l’agressivité un mal absolu ou une pathologie comportementale sui generis de l’animal ou de l’humain. L’agressivité remplit des fonctions essentielles pour la survie d’une espèce et, tout d’abord, elle encourage une occupation optimum de l’espace vital. « Parfois les intérêts particuliers d’une organisation sociale exigent une cohabitation étroite, mais en général il est utile – pour des raisons faciles à comprendre – que les individus soient répartis aussi régulièrement que possible dans l’espace vital disponible. » (Lorenz, 1983, p. 37). Elle favorise également la sélection des plus aptes selon la théorie de Darwin et arme les adultes dans le rôle protecteur fondamental qu’ils exercent vis-à-vis de leur progéniture. Il existe néanmoins des « ratés », des dysfonctionnements et là où le bât blesse particulièrement, c’est lorsque ces fonctions n’ont plus à être exercées dans le fonctionnement ordinaire d’une société comme celle où nous évoluons au quotidien. « Je crois [] que l’homme civilisé d’aujourd’hui souffre en général de l’incapacité d’abréagir ses pulsions d’agression. » (Lorenz, p. 234-235). La pulsion agressive n’a montré aucune amorce de récession phylogénétique et, en l’absence de tous stimuli, s’exaspère de ne pouvoir trouver d’objet sur lequel s’exercer. Son caractère spontané en fait une véritable bombe comportementale qu’il convient de désamorcer d’une manière ou d’une autre. « La seule issue pour une personne raisonnable, en fin de compte, est de quitter en tapinois la baraque (tente, igloo) et s’en prenant à quelque objet, de le faire voler en éclats avec le plus de bruit possible. Cela aide toujours un peu et c’est ce qu’on appelle, dans le langage de la physiologie du comportement, un mouvement dévié ou réorienté, redirected activity suivant Tinbergen. » (Lorenz, p. 61). Ce problème est particulièrement prégnant chez l’humain mais existe aussi dans le monde animal. L’un et l’autre y ont trouvé une même réponse possible dans l’élaboration de ritualisations, culturelles pour le premier, phylogénétiques pour le second. Malgré leurs différences de nature, ces deux types de rituels remplissent la même fonction : décharger la pulsion agressive. Ils y parviennent en utilisant notamment les simulacres de combat et de mise à mort ou encore le geste d’apaisement, le « salut ». A cet égard, la pratique de l’aikidô peut être considérée comme une parfaite illustration de l’utilisation combinée de ces deux moyens destinés à endiguer la pulsion agressive.

En effet, chaque technique, si elle n’est en aucun cas un combat, se présente sous la forme d’une mise en scène de combat, la plus réaliste possible. Le moindre détail – position d’un pied, d’un coude, d’une main, du port de tête, etc. – doit être conforme à une logique typiquement martiale, c’est-à-dire efficace. En revanche, nul geste de colère ou trahissant une quelconque volonté de blesser n’est admis. Il n’y a pas et il ne saurait y avoir de lutte véritable entre les partenaires mais interprétation commune d’une œuvre construite, apprise et revisitée. La pulsion agressive trouve ainsi sa place dans la dynamique même du mouvement, dans l’énergie physique qu’il requiert, et vient nourrir le rôle de composition que la mise en place de la situation attribue au participant, où elle est en quelque sorte digérée. Lorsque le simulacre prend le risque de devenir trop fidèle au point d’être rattrapé par la violence qu’il s’interdit, quand l’autre devient celui qu’il me faut soumettre à tout prix à ma propre volonté au détriment de son intégrité physique ou psychique, c’est-à-dire quand la pulsion agressive menace de déborder le processus de réorientation, le geste d’apaisement prend le relais sous la forme du salut.

Il n’est pas rare d’entendre des spectateurs occasionnels ou même des pratiquants d’autres arts martiaux s’étonner du nombre et de la fréquence des saluts fortement formalisés pendant le déroulement d’un cours d’aikidô. Dans les arts martiaux traditionnels japonais, il existe deux formes de salut. Le premier, ritsu-rei, s’exécute debout, les bras le long du corps pour les hommes, les mains ramenées au niveau du bas-ventre pour les femmes, en inclinant le buste, la nuque et la tête dans le prolongement de la colonne vertébrale. Le second, za-rei, s’effectue assis sur les talons, le gros doigt de pied gauche recouvrant le gros doigt de pied droit ; les genoux de l’homme sont écartés de la valeur de deux poings environ, ceux de la femme sont beaucoup plus rapprochés. Les mains, posées tout d’abord sur les cuisses glissent jusqu’à terre où elles se rejoignent, pouces et index formant un triangle isocèle dont la base est constituée par les deux pouces mis bout à bout, sans toutefois exercer la plus légère pression l’un sur l’autre. Les autres doigts restent étroitement accolés à l’index. Le buste s’incline alors de la même manière qu’en ritsu-rei puis se redresse. Il n’est pas anodin, alors que la plupart des écoles d’arts martiaux présentes en occident réservent généralement ce dernier type de salut à l’ouverture et à la fermeture du cours, que l’enseignement du K.A.K.K.H.H. en prescrive l’usage de façon systématique pendant tout son déroulement. On salue en za-rei avant d’entrer ou de sortir du tatami ainsi qu’à l’ouverture et à la fermeture du cours mais on salue également de cette manière l’enseignant après chaque démonstration de la technique à effectuer, chaque correction qu’il a pu apporter ; on salue encore ainsi le partenaire que l’on désire inviter ou qui vous invite à travailler et on fait de même pour le remercier après l’exercice. On utilise toujours cette même forme en direction du pratiquant que l’on a pu incidemment bousculer par inadvertance ou maladresse, celui-ci y répondant en écho. Ritsu-rei, quant à lui, ponctue chaque changement de rôle, c’est-à-dire généralement après l’exécution d’une même technique quatre fois par le même pratiquant, autrement dit un laps de temps très court de l’ordre d’une à quelques minutes. On comprend par conséquent que l’amateur de « combats » et le réfractaire au rituel soient profondément agacés par cette manière de faire, n’y voyant que « courbettes incessantes » bien éloignées, selon leurs vues, d’une pratique martiale.

Or, si ritsu-rei peut éventuellement être effectué de manière presque semi-automatique, ce n’est pas le cas de za-rei qui, pour être accompli dans le respect exact de la forme que nous avons décrite, doit impérativement mobiliser toute l’attention de son exécutant. Le salut constitue de la sorte un rappel à la conscience venant réfréner la pulsion. Il y a donc rupture de l’intensité « guerrière » au profit d’un acte symbolique de respect mutuel, opéré de façon conjointe. Nous sommes en présence de ce que Konrad Lorenz appelle un cérémonial d’apaisement dans la mesure où chacun rappelle à l’autre que ce n’est pas lui, partenaire, qui représente un danger mais bien plutôt la violence sourde qu’ils ont pu débusquer en eux deux. La pulsion d’agressivité sera alors réorientée vers cet ennemi commun, resserrant le lien qui les unit. C’est en cela que le qualificatif en apparence paradoxal d’« art martial non-violent » se rapportant à l’aikidô, nous paraît prendre tout son sens.

Le déplacement de l’agressivité se joue également dans le respect de l’étiquette. Dans le Japon féodal, le manque de vigilance du samurai débouchait invariablement sur une attaque portée inopinément occasionnant des blessures pouvant être mortelles. Aussi, il était de règle dans un dojo de rappeler à l’ordre le pratiquant inattentif en lui assénant un coup sérieux, avec une intention pédagogique certes, mais avec une intensité peu en rapport avec un simple avertissement. La vigilance de tous les instants qui était obtenue de la sorte demeure naturellement une valeur essentielle dans le contexte martial ; pour des raisons évidentes, il fallait la conserver absolument mais sans que pour autant le donneur de leçon, enseignant ou pratiquant plus avancé, ait à donner libre cours à sa pulsion agressive pour affûter cette aptitude chez son cadet. Là encore, c’est le rituel qui a fourni une solution à travers le respect de l’étiquette, exprimée notamment dans la posture idoine, un placement dans l’espace particulier en fonction de la hiérarchie des pratiquants, des initiatives de gestuelles, ou à l’inverse des attentes, et plus largement par des attitudes et des comportements de déférence et d’attention. La complexité d’interprétation de cette norme de bienséance, dans le sens où elle demande toujours une estimation consciente de la situation immédiate selon de nombreux paramètres, fait qu’elle remplit, de manière ô combien plus pacifique, un rôle similaire à l’attaque brutale. C’est du moins sa fonction première mais ce n’est pas la seule. A ce propos, Konrad Lorenz fait une nouvelle fois le parallèle entre évolutions phylogénétique et culturelle : « Dans les deux cas, un mode de comportement sert d’abord, soit à une espèce, soit à une culture, à composer avec le milieu extérieur, pour acquérir ensuite une fonction entièrement nouvelle, celle de la communication ou de l’information à l’intérieur d’une communauté. » (1983, p. 79). L’étiquette est en effet plus qu’un rappel à la vigilance, elle est outil de communication entre les pratiquants. « A partir de la communication peuvent naître deux nouvelles fonctions d’égale importance qui toutes deux conservent encore un certain nombre d’éléments de communication. La première est la canalisation de l’agression vers des issues inoffensives, la seconde, la création de liens entre deux ou plusieurs individus. (Lorenz, p. 79). Nous avons largement évoqué la canalisation de l’agressivité à travers le simulacre de combat, la mise à mort rituelle de l’uke et la gestuelle d’apaisement que constitue le salut. En revanche, nous n’avons fait jusqu’alors qu’une brève référence à la notion de lien en soulignant son renforcement lorsque les deux partenaires se reconnaissent comme alliés devant leur propre débordement commun potentiel d’agressivité. Est-ce à dire que la régulation de ce dernier au titre de la préservation de l’espèce constitue la base incontournable des relations d’amour et d’amitié interindividuelles ? Konrad Lorenz, en s’appuyant sur l’observation du monde animal, nous amène à considérer cette position comme porteuse de sens : « Le lien personnel, l’amitié individuelle se trouvent uniquement chez des animaux dont l’agressivité intra-spécifique est très développée. Le lien est même d’autant plus ferme que l’espèce est plus agressive. (p. 209). Les rapports étroits qu’entretiennent souvent les sentiments d’amour et de haine dans le psychisme humain, la tendance à se muer l’un en l’autre à laquelle ils sont sujets, viennent à l’appui de cette thèse de l’origine du lien interindividuel inscrite dans une régulation du débordement potentiel de l’agressivité à fin de sauvegarde de l’espèce. C’est également ce qui se produit, à un niveau moins accentué que dans le contexte martial, dans la vie quotidienne et dans le cadre de ce que Jean Maisonneuve nomme les rites séculiers où la politesse courante dérive de la même manière notre agressivité latente en établissant des liens entre les différents membres d’une communauté. « La fonction de la politesse est en effet d’établir un minimum de reconnaissance et de cohésion entre les membres d’un groupe. La preuve en est que son défaut est ressenti comme une offense, à peine excusée par la distraction. La suppression intentionnelle de ces signes d’accommodement (par exemple ne pas saluer ou même ne pas regarder l’autre en le saluant) équivaut à un comportement agressif. » (Maisonneuve, 1999, p. 80). La pratique de la redondance des saluts rituels pendant le cours d’aikidô répond bien par conséquent à deux objectifs complémentaires : se prémunir contre une violence résultant d’un déchaînement de la pulsion agressive et consolider la relation qui unit les pratiquants entre eux. C’est précisément ce dernier aspect que nous allons essayer de développer à travers l’approche structurelle de Victor W. Turner. Nous devons pour cela, comme nous l’avions annoncé, revenir tout d’abord sur la notion de sacré telle que nous l’avons définie antérieurement.