Tout comme Henri Wallon, et plus tard Fayda Winnykamen et Pierre-Marie Baudonnière, Lev Vygotski voyait dans l’imitation une faculté strictement humaine et hautement formatrice. « L'imitation, si on l'entend dans son sens large, est la forme principale sous laquelle s'exerce l'influence de l'apprentissage sur le développement. »(Vygotski, 1992, p. 273). Mais, comme nous venons de le mettre en évidence, l’imitation véritable repose sur une double intentionnalité : celle de l’imitateur qui désire imiter celui qu’il a sciemment choisi comme modèle et celle de l’individu imité qui s’offre consciemment comme modèle dans un but didactique. C’est donc, de la part de ce dernier, une forme de guidage, de tutorat pour laquelle Jerome Bruner a avancé le terme de « conscience déléguée ». « De toute évidence, tout le monde n'est pas doué pour servir de « conscience déléguée » d'autrui. Mais les travaux que David Wood a menés sur le tutorat, quelques années plus tard, montrent que cette compétence peut être apprise. Une dernière découverte que je trouve assez triste, m'a amené à penser qu'il existe peut-être des microcultures (de dimension parfois aussi réduite que la famille ou un groupe de camarades) qui aident à acquérir cette « compétence », ou qui, au contraire, la détruisent. »(Bruner, 2000, p. 97 - 98). Or, le développement de cette compétence constitue précisément un point fondamental de l’enseignement de l’aikidô et de la formation des enseignants. Nous avons vu, lorsque nous avons décrit la symbolique du dojo, que l’enseignement se véhicule le long d’un axe métaphorique Terre (le débutant), Eau (le pratiquant confirmé), Feu (le professeur), Vent (l’Ecole), Vide (l’accomplissement de la Voie). L’ordonnancement de ses étapes oriente par conséquent les processus d’imitation selon plusieurs niveaux, étroitement imbriqués. Si le rôle central 43 de l’enseignant va le désigner comme « conscience déléguée » de ces élèves, à des degrés divers selon leur implication dans le déroulement du cours et leur capacité à aborder la complexité de ce qui leur est proposé, les pratiquants confirmés vont également tenir cet emploi pour les néophytes, parce que plus proches d’eux, plus abordables et « décryptables » en quelque sorte. De la même manière, l’enseignant, en fonction de sa place dans la hiérarchie, va lui-même se tourner vers ses propres sempai, ceux-ci procédant semblablement en direction du Maître de l’Ecole, lui-même se remémorant son propre apprentissage auprès de son propre Maître, remontant de la sorte une longue chaîne se perdant dans les origines de l’enseignement de la discipline. Ainsi sont transmis les rituels et techniques ritualisées, supports d’imitations issus d’une culture particulière, qui remplissent de cette manière une fonction d’« instruments psychologiques » au sens où l’entendait Lev Vygotski.
Plusieurs éléments nous paraissent abonder en ce sens. Tout d’abord, leur origine culturelle. En effet, Bertrand Troadec nous rappelle cette première et incontournable caractéristique des instruments psychologiques : « Ceux-ci sont élaborés au cours de l’histoire par l’activité sociale des groupes humains et transmis de génération en génération. » (Troadec, 1999, p. 13). Par ailleurs, Lev Vygotski dans « La méthode instrumentale en psychologie » cite nommément plusieurs de ces instruments : « Voici quelques exemples d’instruments psychologiques et de leurs systèmes complexes : le langage, les diverses formes de comptage et de calcul, les moyens mnémotechniques, les symboles algébriques, les œuvres d’arts, l’écriture, les schémas, les diagrammes, les cartes, les plans, tous les signes possibles, etc. » (1985, p. 39). Les rituels, et particulièrement les rituels et techniques ritualisées de l’aikidô, ne serait-ce qu’au seul titre de systèmes complexe d’ensembles de signes, ne nous paraissent pas tenir le rôle d’intrus dans cette liste, non exhaustive, conçue par le psychologue soviétique. Mais nous reviendrons naturellement de manière beaucoup plus approfondie sur la façon dont ces instruments psychologiques fonctionnent dans le chapitre suivant. Pour l’heure, retenons le fait qu’ils sont le résultat d’une transmission culturelle. « Les acquis culturels nécessaires à l'adaptation de l'homme ne se découvrent pas, mais se transmettent. »énonçait Jerome Bruner (1973, p. 92). Mais, pour que cette transmission ait lieu, il n’en demeure pas moins que c’est l’aptitude humaine à comprendre, abstraire, coder, décrypter, imiter, et globalement communiquer sous de multiples formes, qui en constitue le chemin d’accès incontournable. « Au contraire des autres espèces, les êtres humains s'enseignent les uns aux autres délibérément dans des cadres extérieurs à ceux dans lesquels le savoir enseigné sera utilisé [...] On a coutume de dire que cette spécialisation repose sur le don du langage. Mais il est peut-être plus juste de dire qu'elle repose également sur notre formidable disposition à « l'intersubjectivité », l'aptitude humaine à comprendre l'esprit d'autrui que ce soit au travers du langage, des gestes ou de tout autre moyen. Ce ne sont pas seulement les mots qui rendent cela possible, mais notre aptitude à saisir le rôle que joue le cadre et les situations dans lesquels surviennent les mots, les actes ou les gestes. »(Bruner, 1999, page Internet). Cette perméabilité à l’esprit d’autrui dans des situations données, bien qu’inéluctablement relative, permet à l’individu de dépasser ses propres limites en s’adjoignant, comme nous l’avons vu, une « conscience déléguée » volontaire, dans laquelle il va puiser par le truchement de l’imitation afin de résoudre un problème qui se pose à lui et qui le met éventuellement en difficulté. Ce système d’emprunt pose les fondations de ce que Lev Vygotski a appelé zone de proche développement. « Ce n'est pas autre chose que la distance entre le niveau actuel du développement, déterminé par la capacité à résoudre indépendamment un problème, et le niveau proximal du développement, déterminé par la capacité à résoudre un problème sous le guidage d'un adulte ou en collaboration avec un autre compagnon plus capable. »(Rivière, 1990, p. 94). Le plus important peut-être dans cette interaction est que lorsque l’on parle de proche développement ou de niveau proximal de développement, il est bien entendu que l’on considère ce stade du développement comme atteignable ensuite par l’apprenant en toute autonomie, découvrant ainsi une nouvelle zone de proche développement d’un niveau plus élevé. C’est la création de cette spirale ascendante que relève Jerome Bruner quand il affirme : « Je suis d'accord avec Vygotski pour dire que toute les formes d'acquisition de connaissances ont un point commun : ce sont cette zone de proche développement et ces procédures qui permettent d'aider l'apprenant à y entrer et à y progresser. »(Bruner, 2000, p. 99). La croyance en l’autodidaxie est renvoyée par le fait au statut de mythe ; a contrario, l’utilisation et la transmission de rituels mettant à contribution la faculté imitative, obtient celui de moyens admissibles pour une visée didactique.
La complexité et la richesse de l’imitation, omniprésente dans l’aspect rituel de l’enseignement, nous ont donc entraîné assez loin dans les théories vygotskiennes. Nous aurons encore recours à celles-ci dans la suite de notre exposé. Toutefois, il convient auparavant que nous essayions de synthétiser le nombre important de caractéristiques et de fonctions que nous avons dégagées à l’intérieur de la pratique de l’aikidô de notre Ecole, perçue selon un paradigme ritualiste 44 ; autrement dit, en admettant, comme nous l’avons fait, que cette pratique en son ensemble puisse être assimilée à un rituel. Le fait que, à aucun moment de notre démonstration, des impossibilités ou des incohérences entre les propriétés générales des rituels, telles qu’elles ont été décrites par des chercheurs faisant autorité, et nos descriptions contextuelles ne soient apparues et que, au contraire, les corrélations et similitudes se soient montrées nombreuses et saillantes sans les « forcer » pour cela à apparaître, accrédite singulièrement à notre sens la pertinence de l'usage que nous faisons ici de ce paradigme.
En premier lieu, la pratique de l’aikidô s’inscrit dans un rapport étroit corps / psyché, l’« alliance psychosomatique », où elle intervient en tant qu’« instrument psychologique », hérité d’une tradition culturelle. Le fait qu’elle se construise autour de la répétition continuelle des mêmes gestuelles constitue en soi un cadre structurant à partir du moment où cette répétition laisse une place à l’ouverture, à la rencontre, à un certain degré de liberté. Elle génère un « travail du négatif », c’est-à-dire une récupération de la pulsion de mort au profit de la pulsion de Vie. Selon ce même principe, elle offre une alternative à la pulsion d’agression en se substituant, sous forme de simulacre symbolique, à l’acte destructeur ou décharge cette pulsion au moyen de « cérémonials d’apaisement ». Le salut qui permet de réorienter la violence contre elle-même est le meilleur exemple de ces cérémonials. En cela, le rituel aiki prémunit le pratiquant de la souffrance inhérente à la non-expression de l’agressivité. Il se sert également de l’étiquette comme palliatif à la violence, créant ainsi des modalités de communication. Première résultante de cette communication, la prise en charge corporelle mutuelle des partenaires encourage un retour sur leur petite enfance, une catharsis des éventuelles problématiques qui s’y rattachent, et un mouvement de dépassement de ces dernières. La pratique de l’aikidô se place donc sous le signe du lien dans un espace spécifique, sacré au sens où il est différent de l’espace sociétal où les pratiquants évoluent au quotidien et conçu spécialement pour cet échange. Une certaine croyance en l’homme et en son développement tout au long de la vie nourrit ce sens non-religieux du sacré. Le monde de la pratique est un monde de liminarité, une parenthèse vis-à-vis de l’univers séculier, dont il est séparé par un « seuil » symbolique. Ce caractère liminaire se traduit par l’avènement d’une Communitas, forme de fraternité unie par une règle et des valeurs communes marquées par une vision holiste du groupe, que l’on peut opposer à la structure sociale occidentale séculière, de type individualiste. Cette Communitas se maintient cependant par sa propre structure hiérarchique qui, paradoxalement, ne réfute pas les valeurs de la première en restant garante de la règle commune et de la structure égalitaire des parcours qui gère l’ascension de tous dans la graduation, tous débutant absolument sur le même plan et passant scrupuleusement par les mêmes étapes. La pratique se transmet comme tout objet culturel, principalement par imitation, processus particulièrement complexe et hautement formateur. Il convient de différencier ce processus, dans le sens où il implique une démarche intentionnelle de l’imitateur comme de l’imité, de celui de l’apprentissage par observation où la démarche intentionnelle ne se situe que du côté de l’imitateur et du mimétisme où cette démarche n’existe ni d’un côté, ni de l’autre. L’imité volontaire, professeur ou sempai, devient en quelque sorte la « conscience déléguée » de son élève ou kohai, construisant avec lui une zone de proche développement qui lui est destinée et dans laquelle agit la pratique ritualisée en tant qu’« instrument psychologique », comme nous le notions en début de paragraphe.
Voilà comment nous pourrions résumer ce que nous avons appris de la pratique de l’aikidô, perçue en tant que pratique rituelle. Mais deux supports constitutifs de ce rituel méritent un certain approfondissement ; en effet, il nous semble important de revenir sur les processus particuliers qui conduisent l’action de l’instrument psychologique que représente la pratique rituelle et, plus encore peut-être, de nous pencher maintenant plus avant sur la manière dont la structure liminaire de type hiérarchique que nous avons fait émerger se construit et se maintient. En traitant de l’examen de passage de grade, nous aborderons de nouveau l’un et l’autre de ces deux substrats à la pratique en général dans un cadre particulier se présentant ouvertement comme un rite de passage marquant un changement de statut et, par conséquent, sensiblement différent dans sa nature et sa fonction du rituel du cours.
A trois points de vue : spatial, car il occupe réellement le centre du tatami, symbolique parce que le feu occupe la troisième place de la série des cinq éléments, didactique de par sa responsabilité pleine et entière du cours.
Relatif au ritualisme dans le troisième sens que lui donne le Grand Robert de la langue française (2001) : Importance donnée aux rites, aux pratiques ritualisées, dans un groupe social.