1.3.1. Le paradigme du passage et l’examen de passage de grade

Le passage de grade entraîne un changement de statut, une progression dans la hiérarchie, un stade acquis qui ne pourra évoluer que dans le sens d’une progression. Martin de la Soudière voit dans la notion même de passage l’émergence d’un paradigme : « Tiré de « pas », passus en latin, « passage » désigne le déplacement, l’acte de se déplacer. Une marche vers ailleurs (à côté, là-bas, plus loin, plus haut …), une enjambée, un cheminement, un processus de transformation en train de s’opérer, et non déjà effectué ; en même temps que le lieu où s’effectue ce processus, sa trace ou son support, que ce soit au sens morphologique, spatial, géographique ou bien métaphorique. »(2000, p. 5). Si l’on peut parfaitement admettre qu’à l’issue de chaque cours, l’étudiant en aikidô, fort de ce qu’il a ressenti / appris / expérimenté pendant la séance, soit quelque peu « différent » de ce qu’il était au commencement de celle-ci, nous ne sommes pas en présence d’un changement radical reconnu par tous et par la structure elle-même. L’examen de passage de grade lorsqu’il est conduit à son terme, au contraire, débouche sur cette reconnaissance. Il constitue de la sorte un « saut » formidable, le franchissement d’un pont culminant la pratique habituelle et séparant deux états d’être et de perception, entraînant par conséquent de nouvelles responsabilités.

Le seuil à franchir, variable dans des proportions considérables selon le grade présenté, présente des difficultés de franchissement sans aucune mesure avec le passage familier du cours régulier à la vie séculière. « Davantage que le changement – qui en est la résultante et nous parle de son effet –, le passage contient l’idée de mue, de mutation, de métamorphose. » (De la Soudière, 2000, p. 9). Et se transformer n’est pas chose facile, voire impossible sans recevoir pour cela une aide. C’est le rapport aux autres et à soi-même qui va s’en trouver modifié. « On a besoin de lieu pour penser l’altérité, tout autant que pour apprivoiser les différences de soi à soi induites par son propre parcours de vie. » (De la Soudière, p. 16). Ce lieu, nous l’avons décrit, c’est le dojo,porteur de toute une symbolique intervenant précisément dans la manière de penser la relation.C’est le cadre commun à la pratique habituelle du cours et à l’événement plus ponctuel qu’est le passage de grade. Mais une différence essentielle entre ces deux occurrences réside, à notre sens, dans la centration effectuée, dans le cas de la seconde, par tous les protagonistes sur le devenir immédiat d’un seul, l’impétrant. Tous les acteurs de l’examen ont à cœur un but unique et commun : faciliter le passage d’un des leurs. « Il est des dispositifs matériels ou des personnages qui favorisent, président ou aident au passage. » (De la Soudière, p. 23). Si le dojo s’entend comme le lieu où va s’accomplir la transformation, l’examen proprement dit fournit le dispositif matériel idoine à celle-ci et les divers intervenants les personnages requis, les « passeurs » en quelque sorte. Martin de la Soudière nous propose quelques figures emblématiques de « passeurs », historiques ou mythiques, telles qu’elles se sont inscrites dans la mémoire des peuples du monde entier. La Grèce antique nous apporte l’exemple de Charon, le nocher du Styx et de l’Achéron ou encore de Socrate, père de la maïeutique ou accouchement de la pensée, la civilisation chrétienne celui de Saint Christophe, étymologiquement celui qui a porté le Christ. L’Asie animiste développe en la personne du chaman une autre incarnation du passeur et nombre de cultures attribuent à la sage-femme ce rôle autant symbolique que concret. « Les images fondatrices du lieu d’intervention du passeur sont celles du fleuve (la barque que son pilote fait traverser d’une rive à l’autre) et de la montagne (le col, le « port », la « passe ») – et, par extrapolation, l’établissement de ponts, de passerelles ou d’ouverture entre ciel et terre … » (De la Soudière, p. 24-25). Le fait que, comme nous l’avons stipulé en présentant le dojo, le tatami soit sensé représenter « Ame no Yuki Ashi », Le Pont Flottant du Ciel, vient bien à l’appui de cette symbolique sous-jacente 45 .

Plus largement, l’examen de passage de grade, en tant que pratique ritualisée, va naturellement contenir de nombreux autres symboles. Nous avons vu, apport d’Arnold Van Gennep repris par Victor W. Turner, que les rites de passage pouvaient se subdiviser en trois étapes : séparation, marge et agrégation, autrement dit périodes préliminaires, liminaires, et postliminaires. Nous avons, par ailleurs, établi une carte symbolique du dojo. Or, il est particulièrement intéressant de mettre en rapport ces deux éléments avec le déroulement de l’examen. Nous retrouverons évidemment différents aspects du rituel que nous avons déjà rencontrés dans la pratique du cours, mais également d’autres procédures, particulières au passage de grade. Mais avant cela, il nous faut tout d’abord introduire cette description en la faisant précéder d’un bref retour historique et épistémologique sur les origines du passage de grade, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui par le K.A.K.K.H.H.

Notes
45.

Il est également intéressant de noter qu’une technique de base de l’aikidô se nomme Ten shi nage, soit littéralement projection par le Ciel et la Terre.