Contrairement à ce que l’on prétend généralement, la graduation dans les arts martiaux en kyu et en dan est chose relativement récente et n’existait pas originellement dans la tradition japonaise. Le système kyu-dan a été formalisé par Maître Kanô, fondateur du jûdô à la fin du XIXème siècle 46 . Il a été repris par les autres arts martiaux et s’est systématisé au XXème siècle. Quant aux ceintures multicolores marquant différents grades intermédiaires (9ème à 2ème kyu), leur invention date des années 30 et est le fait de Kawaishi Minosuke, un enseignant japonais venu à Paris « vendre » le jûdô aux Français (Boilleau, 2001, p. 244-245) ; cet artifice recourant à une large polychromie pour marquer des différences n’a pas cours au Japon où seules existent les ceintures blanches (non gradé), marron (1er kyu) et noires (grade dan). Postérieurement à l’introduction et à l’avènement du système kyu-dan, un autre système, s’inscrivant lui réellement dans la tradition, avait cours : le système Menkyo. 47 C’était plus une reconnaissance officielle d’un Maître et d’une école en faveur d’un pratiquant sanctionnant le nombre d’années que ce dernier avait consacrées à l’étude d’un style. Selon ce principe, la nomination à un grade représentait surtout un degré de confiance et l’autorisait à enseigner, tout ou en partie, ce qu’il avait lui-même reçu. Il n’y avait donc pas de « passage de grade » au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire sous forme d’examen.
Les grades Menkyo étaient au nombre de cinq : Oku-iri (4 à 8 ans d’études), Sho-Mokuroku (8 à 15 ans), Go-Mokuroku (15 à 18 ans) Menkyo (18 à 25 ans) et Menkyo-Kaiden (au-delà de 25 ans). Ce système prenait tout son sens dans la perspective pédagogique traditionnelle japonaise de l’époque. Un Maître avait pour objectif de transmettre l’intégralité de son savoir à un seul élève, le disciple qui perpétuerait son art, et le choix de ce dernier s’établissait selon des critères de ténacité et de force de caractère face aux épreuves contraignantes d’un entraînement exigeant et ardu. Tout l’enseignement était centré vers un but unique : former un homme. Lorsque Kanô Jigorô créa le jûdô à partir du jûjutsu, son propre but était bien différent.
En effet, Maître Kanô s’intéressait particulièrement à l’éducation des masses. Il fut d’ailleurs conseiller puis secrétaire de l’Education nationale et enfin directeur de l’Education primaire (Boilleau, 2001, p. 236). Son système de grade reposait sur une autre pédagogie, groupale celle-là. L’enseignement de son art s’adressait à tous ceux qui le désiraient et était censé leur profiter uniment. Le changement de système de graduation dans les arts martiaux apparaît par conséquent comme la marque d’un tournant marquant dans les modalités de leur transmission. Enseigner à un groupe, plus ou moins important, de manière à ce que chaque individualité puisse en tirer bénéfice et participer activement à la bonne marche de l’entreprise, nécessite une structuration de celui-ci. Etablir une hiérarchie basée sur le niveau de compétence selon une échelle adaptée à des temps d’ancienneté dans la pratique mêmes modestes, va permettre au groupe de fonctionner avec suffisamment d’autonomie et de fluidité pour ne pas éclater sous la pression des enjeux de pouvoir. Il va se doter également de cette manière d’une armature identitaire groupale qui lui permettra de se perpétuer dans le temps. Enfin, cette hiérarchisation comporte un autre avantage, peut-être le plus précieux. Elle va permettre aux personnalités moins portées que d’autres à se mettre en avant, les « discrets », à trouver une place dans l’ensemble en y étant reconnus à la mesure de leurs aptitudes et qualités – chose inexistante dans le sport de compétition et particulièrement intéressante d’un point de vue éducatif dans les budô modernes. 48
Profondément attaché, comme nous l’avons dit, à son identité groupal autour de l’enseignement de Maître Kobayashi Hirokazu dans la reconnaissance et le respect de la pluralité des styles, le K.A.K.K.H.H., représenté en France par l’Académie Autonome d’Aikidô, ne se rattache pas au courant fédérateur soutenu officiellement par le Ministère de la Jeunesse et des Sports, plus tourné évidemment vers une pratique sportive des arts martiaux. Les grades qu’il dispense n’ont donc pas non plus, à l’heure actuelle, selon le système français en vigueur, de reconnaissance officielle. Ils ne peuvent, par conséquent, faire l’objet d’une quelconque publicité pour ceux qui les ont reçus sous peine de poursuites. Leur usage reste, tout au moins sur le territoire national, strictement interne à l’organisation de l’école et confidentiel 49 . Les diplômes dan de l’école sont établis au Japon 50 , uniquement en caractères japonais, noms des titulaires compris. Il est pourtant à noter que le terme dan n’est pas propre aux arts martiaux mais est utilisé au Japon à de multiples usages ; il signifie simplement « degré » et peut très bien être employé pour désigner les marches d’un escalier !
Quoi qu’il en soit, la progression des grades est sensiblement la même pour le K.A.K.K.H.H. que pour bon nombre d’écoles d’arts martiaux, qu’elles se réclament du budô ou du sport. Un débutant n’ayant jamais passé d’examen est dit mukyu. Il existe trois grades réservés aux enfants de moins de 12 ans (9ème, 8ème et 7ème kyu). Les préadolescents, les adolescents et les adultes se présentent directement au grade de 6ème kyu dès qu’ils ont assimilé les toutes premières bases des techniques, quelques mois seulement après leurs débuts dans la pratique. Le travail demandé devenant ensuite de plus en plus complexe et précis à mesure que le pratiquant fait évoluer son interprétation des techniques, les délais, indicatifs et non absolus, qui séparent les présentations à l’examen suivant augmentent considérablement en fonction du grade présenté. Pour en donner une idée approximative, nous pourrions les représenter comme appartenant à une progression géométrique dont le premier terme serait voisin de 3 mois et dont la raison s’établirait sur la base d’un nombre proche de 1,4. Mais ceci n’est qu’une image mathématique purement formelle pour rendre compte d’une échelle qui ne doit rien à l’application abstraite d’une formule mais qui se conforme à une réalité de progression dans les apprentissages.
L’étudiant en aikidô va donc passer successivement les 5ème, 4ème, 3ème, 2ème et 1er kyu. Il préparera alors son accession au grade shodan, véritable début dans une pratique de recherche personnelle et non élévation à un statut d’expert comme certains se plaisent parfois à le penser. A ce stade, le pratiquant aura à faire la preuve de sa connaissance des fondations sur lesquelles s’érige son art et de sa compétence à articuler les techniques. C’est généralement après son acceptation à ce grade charnière dans son parcours d’aikidoka, qu’il revêtira l’hakama, le large pantalon porté jadis par les samurai, symbolique de sa détermination à s’engager dans la voie qu’il a choisie. Il commencera également à prendre en charge certaines activités d’enseignement, en tant qu’assistant par exemple. Viendra ensuite le passage de nidan, où l’accent sera particulièrement porté sur sa faculté à contrôler ses émotions dans l’action, puis de sandan, placé sous le signe du ken (sabre) et de yondan où le jo (bâton) tient une place prépondérante. Au-delà de godan, nous n’avons pas d’exemple d’examen. L’accession aux degrés suivants procède par voie de nomination, pratique qui peut être également utilisée très ponctuellement pour des grades antérieurs dans des cas précis et uniquement par décision du Maître de l’école. Cette procédure exceptionnelle s’apparente un peu, dans l’esprit, à une résurgence du système Menkyo à l’intérieur du système kyu-dan.
Les examens de passage de grade vont présenter, nous l’avons dit, des contenus très différents selon le niveau des grades présentés. Les passages de kyu vont être conçus tous à peu près selon la même trame, certaines épreuves étant retranchées, raccourcies ou, au contraire, ajoutées ou développées en fonction de l’importance de l’échelon hiérarchique en jeu. L’aspect technique sera naturellement prégnant mais, et ceci va s’accroître très vite au fur et à mesure que l’on va parcourir l’échelle de la graduation, la différence relèvera pour beaucoup de la qualité d’interprétation des techniques et non simplement du registre quantitatif. Comme nous l’avons dit, le passage de shodan représente d’une certaine façon les vrais débuts de l’aikidoka et la fin de la période préparatoire ponctuée par les passages de kyu. Il reprend par conséquent la trame de ces derniers mais avec un aspect beaucoup plus abouti où le facteur temps – rapidité d’exécution – est pleinement sollicité. Trois étapes principales marquent le déroulement des examens du 6ème kyu à shodan : le kihon en suwari waza, kokyu Ho et la démonstration libre en tachi waza.
Le kihon en suwari waza consiste en l’exécution des quatre premières immobilisations propres à l’aikidô : Ikkyo,, Nikkyo, Sankyo et Yonkyo. Shite déclenche par une esquisse de menace l’attaque de uke codifiée en shomen uchi, frappe verticale de haut en bas du tranchant de la main. Il y répond par une action de contrôle dynamique et d’immobilisation au sol. Un aspect insolite aux yeux d’un éventuel observateur non familiarisé avec la pratique est généré par le fait que les deux protagonistes travaillent uniquement au niveau du sol à partir de la posture de seiza, c’est-à-dire en se déplaçant exclusivement en maintenant le bassin au contact des talons, sollicitant de ce fait hanches et genoux. Chacune des quatre techniques est exécutée quatre fois en alternant côté gauche puis côté droit et formes omote, en avançant sur l’attaque, puis ura, en l’esquivant.C’est par conséquent seize mouvements distincts qui vont être interprétés selon un ordre précis. Lors de l’examen de shodan, l’ensemble complet doit être réalisé dans un laps de temps maximum de cinquante secondes, prouvant ainsi l’intériorisation profonde du kihon par l’impétrant et sa capacité de maîtrise de son propre corps dans l’interaction.
La seconde étape des examens antérieurs à nidan consiste en une démonstration de kokyu Ho, toujours à partir de la position de seiza. Les partenaires se faisant face, les genoux de l’un touchant pratiquement ceux de l’autre, uke saisit les deux poignets de shite et tente de l’immobiliser. Shite doit renverser ou projeter uke sans utiliser sa force musculaire. Extérieurement, cela se traduit par tout un jeu d’absorptions et de mises en déséquilibre, intérieurement par le relâchement de tensions musculaires qui permettent précisément ces déséquilibres en dérobant à son influence les points d’appui sur lesquels uke oriente son action. A partir du 4ème ou 3ème kyu environ, l’exercice évolue au bout de quelques minutes en kokyu nage, c’est-à-dire que l’uke se relève sur ses pieds et continue à venir vouloir saisir les poignets de shite en posture debout et en se présentant maintenant de côté et de profil par rapport à lui. Ce rapport postural dans l’interaction, shite en seiza et uke debout, se nomme hanmi handachi waza. Deux ou trois uke interviennent simultanément. Le travail d’harmonisation de la respiration avec la projection qui conclue le déséquilibre d’uke est capital. Au niveau shodan, l’épreuve dure généralement une dizaine de minutes à un rythme relativement soutenu, ce qui implique de la part de l’impétrant une exigence de pondération du souffle particulièrement difficile à obtenir.
Enfin, la troisième grande étape qui caractérise ce type d’examen s’appuie sur une démonstration libre de techniques à partir de la position debout adoptée par chaque protagoniste, dite tachi waza. L’impétrant détient l’initiative de cette démonstration, tant au niveau des attaques qu’il demande à haute voix et des réponses qu’il leur fournit, mais l’examinateur peut, si le travail présenté ne lui paraît pas suffisamment mettre en valeur les capacités du candidat, intervenir sur ces deux registres en énonçant lui-même saisies et frappes sollicitées et, plus ponctuellement, la technique à exécuter. Il peut également ordonner la présence simultanée de deux uke. Ses exigences dans le cas d’un examen de shodan vont porter sur deux aspects : immédiatement après le kokyu nage, l’impétrant, en l’absence de temps de récupération malgré l’importante sollicitation physique – et particulièrement respiratoire – qu’il vient de subir, doit débuter sa prestation en tachi waza en démontrant et explicitant à haute voix une technique qui lui est imposée ; en second lieu, il doit construire sa démonstration personnelle dans l’idée de véhiculer un message, d’ordre technique, didactique ou même essential, touchant à la compréhension qu’il s’est forgée de son art. Les passages concernant les grades postérieurs à shodan couperont avec cette structure commune d’examen pour y substituer d’autres épreuves où le travail des armes (ken et jo) sera particulièrement représenté. Ce sont elles, d’ailleurs, qui constitueront le cadre contextuel de notre recherche dans la troisième partie de cette monographie.
Pour l’heure et pour clore la description observable des trois étapes de l’examen que nous venons de présenter, retenons qu’elles s’entendent comme des tâches à accomplir, comme des épreuves à franchir demandant une plus ou moins longue période d’apprentissages et d’entraînement en fonction du niveau hiérarchique sanctionnant le passage, mais ajoutons encore qu’elles possèdent une dimension rituelle qui leur est propre, renouant ainsi avec le paradigme ritualiste que nous avons précédemment utilisé pour appréhender la pratique régulière du cours d’aikidô. Afin de dégager cette structure rituelle, nous allons parcourir brièvement une session d’examen de grade type, de niveau 6ème kyu à shodan, en nous focalisant précisément sur son aspect rituel. Toutefois, ce rituel de l’examen ainsi mis en avant, en ce qu’il contient une dimension évaluatrice, une appréciation de l’aptitude de l’impétrant à franchir le seuil, à effectuer le saut qualitatif entre deux états, va conséquemment posséder des caractéristiques particulières où l’aspect didactique sera prégnant. Nous devrons donc, à l’instar de notre analyse précédente, relier à la compréhension rituelle, la compréhension didactique.
D’après le site Internet de l’Association Francophone d’Aikidô, fédération belge affiliée à la Fédération Internationale d’Aikidô, http://www.aikido.be/pages/examen.html , page consultée le 30/12/01
Se rapporter au site de l’Association Francophone d’Aikidô déjà citée
Se rapporter à ce propos à la note 15 et à l’extrait d’interview de Pascal Plée, 6ème dan de karate, qui lui correspond.
Cette législation, s’appliquant à l’ensemble des arts martiaux, est très récente et propre à la France. Les autres groupes affiliés au K.A.K.K.H.H. ne connaissent pas de situations similaires et leurs membres peuvent se revendiquer ouvertement de leurs grades sans en être inquiétés.
Le Kokusai Kenshukai Aikidô Kobayashi Hirokazu Ha, structure internationale,possède deux sièges sociaux, l’un en France, l’autre au Japon.