Si l’examen n’est pas précédé d’un cours, les pratiquants entrent dans le dojo et s’y installent de la même manière que pour celui-ci, salut au kamiza inclus. La rupture avec le monde séculier que nous avons décrite en détail est donc consommée. L’examinateur s’assied en seiza, dos au centre du kamiza. Les élèves, futurs uke et impétrants compris, se placent selon leur ordre hiérarchique actuel le long du shimoza, lui faisant face. Le professeur habituel du dojo est assis à l’extrémité sud-ouest. L’examinateur donne le signal du salut za-rei, le ponctuant ou non d’un ordre bref : « Rei ! ». L’examinateur appelle un par un les candidats en les nommant, commençant par le plus jeune du grade le plus bas. A l’énoncé de leur nom, les impétrants saluent de nouveau et viennent prendre position au shimozeki, toujours selon l’ordre hiérarchique, le plus âgé du grade le plus élevé se situant le plus près du kamiza. L’examinateur demande ensuite aux uke de se mettre en place, face aux impétrants. Ceux-ci s’exécutent, toujours après avoir salué et toujours en respectant l’ordre de bienséance indiqué par leur grade et leur âge. Quand un grade présenté est supérieur au 1er kyu, impétrants et uke disposent derrière eux leurs armes et l’examinateur lit in petto une lettre manuscrite du candidat dans laquelle celui-ci formule sa demande manuscrite de se présenter à l’examen. Pour tous, une fiche d’examen de passage de grade, dûment complétée par chacun, permettra à l’examinateur de porter note et appréciations.
Les impétrants et les uke sont ainsi séparés, coupés du groupe. Les premiers sont disposés au shimozeki, qui, rappelons-le, désigne le mur du dojo placé sous le signe de l’élément terre, la matière brute, réservé en principe aux non-pratiquants. Même un pratiquant de très haut niveau, enseignant lui-même, se verra ainsi placé aux confins inférieurs de l’espace. Les seconds, au contraire, s’installent au jozeki, élément eau, la matière fluide, où siègent ceux par qui la transmission peut s’effectuer. La règle veut que pour participer à un passage de grade en tant qu’uke,on soit au minimum d’un échelon supérieur au grade présenté et de deux échelons lorsqu’on occupe la fonction d’examinateur 51 . Nous retrouvons ici de manière flagrante, d’une part la phase de rupture, la mise en liminarité 52 des prétendants au passage dans laquelle subsiste néanmoins encore ce que nous avons désigné comme une structure liminaire, d’autre part la désignation de « passeurs », dûment compétents pour rendre possible le passage.
Les uke vont être appelés à se succéder tout au long de chaque examen mais, pour ne pas briser la dynamique de l’action, le passage de relais ne donne lieu à aucune interruption. L’uke s’apprêtant à intervenir dans la démonstration en cours va saluer brièvement de sa place sans attendre de salut en retour, se lever et attaquer dès que l’opportunité lui en sera offerte en annonçant à voix haute et forte : « Uke kotai shimasu ! » pour signifier le changement de partenaire. La plupart du temps, les uke gèrent eux-mêmes et sans consultation préalable leur part d’intervention. Ils agissent, et interagissent, selon la perception qu’ils ont de l’examen auquel ils participent et de paramètres faisant largement appel au bon sens. Ainsi, ils essaient de se relayer assez régulièrement pour éviter une sollicitation physique trop importante venant s’adresser toujours à la même ou aux mêmes personnes et ils prennent en compte leurs propres aptitudes et leur morphologie particulière en fonction des spécificités de chaque exercice, selon que celui-ci privilégie plus particulièrement une technique spécifique, la mobilité et la souplesse ou la puissance. Toutefois, l’examinateur peut désigner, à un moment donné, tel ou tel d’entre eux pour effectuer un travail particulier en lui donnant ou non des instructions. Ainsi, nous avons vu un jour un examinateur, appelé à faire passer un examen de 2ème kyu à un élève agissant tout en force et en opposition, demander explicitement le concours d’uke de sexe féminin et possédant des petites statures ! Le changement survenu alors dans la relation que le candidat entretenait avec ses uke, la force musculaire devenue caduque, permit à l’élève d’effectuer le travail technique qu’on lui demandait et de satisfaire ainsi aux exigences de l'examen. En d’autres occasions la désignation d’un uke peut également se justifier par les connaissances techniques particulières que celui-ci peut détenir, particulièrement dans le travail des armes.
Quoi qu’il en soit, nous pouvons observer ici une différence notable avec le rituel du cours résultant de l’amoindrissement du nombre des saluts dans le déroulement de l’action. Ces saluts remplissant dans le contexte précédent une fonction capitale de cérémonials d’apaisement, c’est par conséquent le retrait d’une certaine forme de « filet de sécurité » à laquelle il est ainsi procédé. Au-delà de l’aspect dynamique ainsi accru, c’est une dimension du passage non négligeable qui est de cette façon engendrée. Le candidat va faire apparaître aux yeux de tous l’intériorisation qu’il aura faite de la faculté de gérer sa pulsion agressive, de la même manière qu’un apprenti nageur prouve réellement ses capacités natatoires lorsqu’on lui retire sa bouée ! L’anecdote que nous avons contée au paragraphe précédent nous donne un exemple de « récupération » de la situation effectuée par l’examinateur si jamais cette faculté de gestion de la pulsion agressive est mise en défaut.
L’examinateur convie le premier impétrant en indiquant son nom, le nom du professeur qui le présente et le grade auquel il postule. Celui-ci s’assied en seiza face au kamiza mais légèrement déporté sur la droite de l’examinateur, lequel demande alors la présence d’un uke. Un des uke se lève spontanément, sans qu’une quelconque convention explicite le désigne particulièrement, et vient se placer sur la même ligne que l’impétrant, un peu à la gauche de l’examinateur. Les trois protagonistes forment ainsi les sommets d’un triangle équilatéral symbolique. Ils se saluent mutuellement, imités par les autres personnes présentes. Uke et impétrants se retournent alors face à face, se saluent de nouveau, se rapprochent en se déplaçant selon une technique particulière autorisant le maintien du bassin à hauteur du sol pendant le déplacement et attendent le signal de l’examinateur pour débuter la première épreuve. La formation d’une forme triangulaire équilatérale pendant le salut préliminaire au travail pourrait de par son caractère équidistant nous évoquer une relation égalitaire entre les trois protagonistes. C’est d’ailleurs vrai à un certain niveau, celui du lien qui unit inconditionnellement chaque membre de l’espèce humaine. Mais n’oublions pas que ce triangle est orienté dans l’espace symbolique du dojo, par conséquent hiérarchisé. Il se lit dans le sens shimoezki, joseki, kamiza, autrement dit terre, eau, feu. Impétrant, uke, et examinateur sont à des stades différents de l’avancée dans la connaissance de l’art d’aiki, assument des responsabilités différentes mais signifient dans le salut leur interaction commune.
Les épreuves commencent par le kihon de suwari waza. Celui-ci, à travers les principes d’ ikkyo, nikkyo, sankyo et yonkyo,symbolise la genèse de l’espace extérieur comme intérieur – la conscience – à partir de l’émergence de la verticalité et de l’horizontalité 53 . Création de l’arc de cercle à l’image du parcours solaire visible au-dessus de la terre (Ikkyo) ; centre obtenu par densification de celui-ci dans une spirale concentrique (Nikkyo) ; création de la sphère par expansion du centre et rotation du disque ainsi formé sur lui-même (Sankyo) ; maintien du centre à l’intérieur de la sphère (Yonkyo). Cette symbolique cosmogonique et ontogénétique se double d’une application des principes de la pensée traditionnelle sino-japonaise, mettant en relation articulations externes et organes internes, la stimulation des premières agissant sur le fonctionnement des seconds. Ce dernier aspect met en lien la préoccupation de préservation de la santé que nous avons évoquée comme constituante de l’enseignement de Maître Kobayashi et les effets de la prise en charge corporelle de l’autre en terme de régression / projection dont Marion Péruchon nous avait permis l’approche. La différence essentielle avec le cadre du cours est contenue dans le fait qu’ici nous sommes en situation d’évaluation, par conséquent toujours un peu anxiogène pour le candidat. Les « soins » dispensés risquent de s’avérer quelque peu maladroits. La fonction de passeur de l’uke va donc requérir chez ce dernier la tenue d’un rôle de « cobaye » en quelque sorte, lui demandant de supporter les maladresses de l’autre et le guider vers le geste juste. Nous sommes en présence d’une inversion des statuts au sens rituel : c’est le moins apte qui tient la place prépondérante, normalement dévolue à l’enseignant et prioritairement au sempai,ceci, bien entendu, afin de le faire franchir un niveau, donc avec une finalité didactique. De par leur placement dans le dojo, chacun s’est vu attribuer une place et une fonction lui correspondant.Avec le kihon en suwari waza, c’est l’espace conceptuel dans lequel les mouvements qui permettront l’exercice de cette fonction vont prendre vie qui devient effectif.
La deuxième grande étape décrite est celle de kokyu Ho et de kokyu nage. Si kokyu, au sens physique, se rapporte à la respiration pulmonaire, le terme revêt au sens symbolique la dimension de respiration cosmique par alternance du plein et du vide, présente dans chaque organisme vivant. Inspiration et expiration, nutrition et défécation, action et non-action, prendre et donner, apprendre et enseigner, se mettre en avant et s’effacer, en sont des formes plus ou moins complexifiées. Cette même alternance régit les lignées, les espèces, les civilisations et les cultures, suites de naissances, de croissances, de déclins et d’extinctions. En 1909, Arnold Van Gennep concluait « Les rites de passages » par cette dernière phrase : « Et c’est là une idée grandiose de rattacher les étapes de la vie humaine à celles de la vie animale et végétale, puis, par une sorte de divination préscientifique, aux grands rythmes de l’univers. » (1969, p. 279). Selon cette conception, le rythme est la base de toute vie, il permet l’inscription de l’espace dans le temps. Avec kokyu, nous sommes au cœur d’un des grands principes de l’enseignement de l’aikidô : la non-opposition systématique.
La troisième et dernière étape que nous avons choisi d’aborder est celle de la démonstration en tachi waza. Elle s’inscrit dans une progression en matière de degré de liberté. En effet, dans le kihon en suwari waza, tant les techniques que l’ordre dans lequel elles devaient être exécutées étaient imposés ; de plus, les protagonistes évoluaient tous deux avec l’unique recours de déplacements de hanches et de genoux. En kokyu Ho, les techniques devenaient un peu plus libres tout en demeurant dans un registre technique précis. En kokyu nage, les uke attaquaient en posture debout, élargissant l’espace de travail vers le haut et vers la périphérie. En tachi waza, l’impétrant est enfin debout sur ses jambes, par conséquent beaucoup plus libre de ses déplacements, il a l’initiative de ses actions dans les limites que nous avons précisées. Nous avons vu précédemment l’importance du degré de liberté dans le contexte rituel. Nous n’y reviendrons pas dans les détails, rappelons seulement qu’ainsi est évité dans la reproduction des techniques transmises l’aspect sclérosant et mortifère de la répétition stérile. En revanche, l’impétrant paie cette liberté d’une difficulté supplémentaire : l’injonction qui lui est faite de s’auto-organiser afin de présenter une création personnelle originale à partir d’un cadre précis, régi par des règles complexes. En d’autres termes, pour reprendre la classification qu’a opérée Edmund Leach à partir de celle de Roland Barthes pour présenter et critiquer la théorie structuralisme de Claude Levi-Strauss (Leach, 1970, p. 72-75), il lui faut former des syntagmes à partir d’un système donné. Dit de manière métaphorique, cela équivaut à être en mesure de construire une phrase correcte d’un point de vue syntaxique et sémantique à partir de la connaissance générale que l’on possède d’une langue. En évoluant de l’itératif au narratif, le rituel devient ainsi langage. Nous reviendrons sur ce point capital en début de notre deuxième partie.
Le monde que nous avons décrit est un « monde de processus », un « monde de procédures », situé au-delà de notre pensée habituelle : « La pratique de l’ aikidô ne peut donc se résumer à une relation ou à une gestion de flux techniques, elle se situe dans l’ « entre », et suppose ainsi un rapport différent au savoir et à la technique que celui qui prévaut généralement en occident. » (Bonnet, 2001, p. 205). Ce monde de l’« entre » est celui du rituel, créateur de liminarité. Mais qu’en est-il de la troisième phase, postliminaire, du rite de passage, l’agrégation ? Le passage effectué, le seuil du dojo franchi dans l’observance du rite conçu à cet effet, il s’effectue le plus classiquement du monde, comme dans le plus grand nombre de groupes et de société, par un retour à la vie profane dans une ambiance festive. On célèbre en commun l’accession au nouveau statut de l’impétrant autour d’un vin d’honneur ou d’une bonne chère.
Mais avant de conclure cette première analyse du rituel propre à l’examen de passage de grade, complétons-la avec quelques considérations essentiellement d’ordre didactique qui viennent l’étayer. L’examen représente l’espace-temps où l’on va à la fois, constater que des savoirs, savoir-être et savoir-faire, ont réellement été acquis précédemment, et permettre à de nouveaux apprentissages d’advenir. Bertrand Troadec définit l’apprentissage comme « modification adaptative de la capacité à réaliser une tâche sous l’effet d’une interaction avec l’environnement. » (1999, p. 89). Si nous sous reportons à cette définition, très générale, l’apprentissage nous apparaît principalement centré sur la capacité d’adaptation du sujet à effectuer une activité qui, puisqu’elle nécessite cette adaptation, ne va pas de soi. Gérard Vergnaud y ajoute une autre modalité, tout aussi fondamentale, la contingence : « D’une certaine manière, la contingence est une idée complémentaire de celle d’adaptation ; l’une ne va pas sans l’autre. C’est pour faire face aux situations imprévues et aux incidents qu’on modifie ses schèmes, ou qu’on en développe de nouveaux, avec leur cortège de conceptualisations associées. » (2002, p. 61). Ces deux notions complémentaires sont axées autour d’un même point central, condition sine qua non de la mise en œuvre du processus, la résolution d’une tâche posant problème et que l’apprenant a la volonté de remplir, en d’autres termes un but à atteindre.
Mais la poursuite de ce but est-elle suffisante pour initier l’apprentissage ? Vygotski répond par la négative : « L’expérience de l’enfant et celle de l’adulte fourmillent de cas où apparaissent des problèmes non résolus, des buts non atteints ou inaccessibles sans que pour autant leur apparition garantisse déjà le succès. » (1992, p. 150). Si, comme nous l’avons dit, nous ne pouvons envisager de nous passer de l’existence d’un but pour enclencher le processus, il y manque encore un principe primordial pour que l’apprentissage soit probant : la présence d’instruments de médiation, que nous avons déjà évoqués au chapitre précédent, pour l’orienter et le maîtriser. « Le but, on l’a dit, n’est pas l’explication du processus. La question principale, fondamentale, concernant le processus de formation du concept et en général le processus de l’activité appropriée à une fin est celle des moyens à l’aide desquels s’effectue telle ou telle opération psychique, telle ou telle activité adaptée à une fin. » (Vygotski, p. 150). De la même manière qu’un maçon ne peut construire un bâtiment sans disposer d’outils adéquats, truelle, règles, étais, etc., nul ne peut effectuer un apprentissage sans se doter d’instruments psychologiques adaptés.
Lorsque, pendant l’examen de passage de grade et plus précisément kokyu Ho par exemple, uke vient saisir les poignets de l’impétrant, le but paraît évident : se débarrasser de l’étreinte en rejetant l’attaquant. Ce dernier tenant fermement, cela pose problème. Sa personnalité, sa corpulence, son savoir-faire et le timing dans lequel il intervient appartenant au domaine des variables, la double notion d’adaptabilité et de contingence est également bien présente. Voici donc remplies les premières conditions nécessitées par l’apprentissage. En ce qui concerne la dernière que nous venons de poser, nous pouvons également la mettre en évidence. L’apprenant va utiliser la médiation de la technique dans toute sa complexité pour résoudre le problème qui se pose à lui. Au lieu de tenter de repousser son partenaire inopinément, il recherchera dans les instruments potentiels dont il dispose, les techniques, celles qui seront les plus aptes à lui permettre de parvenir au but. Nous pouvons de la sorte reprendre le schéma que nous livre Vygotski, toujours dans sa méthode, en l’adaptant à ce cas particulier. 54
A symbolise la situation de départ, la saisie ; B, le but à atteindre, se libérer d’uke ; X, la technique d’aikidô : kokyu Ho. On remplace le lien direct A – B, réflexe de repousser uke au moyen de la force physique par deux nouveaux liens A – X et X – B,que Vygotski entend également comme réflexes 55 , mais proposant un nouveau parcours à la conscience, transitant par la technique et permettant l’introduction d’un ou plusieurs nouveaux principes, en l’occurrence non-opposition, absorption d’uke par relâchement musculaire, recherche de déséquilibre, etc. Et surtout, in fine, l’application concrète de ce que nous continuerons à percevoir comme une technique ritualisée, transmise par imitation et répétition, va, dans ce cas précis, faire pénétrer un peu plus profondément le concept de kokyu, tel que nous avons pu en faire une approche précédemment, dans la « boite à outils » psychique et comportementale de l’apprenant. C’est bien là le véritable gain en matière de développement pour la raison essentielle qu’au-delà du but poursuivi, consistant à se libérer d’uke, l’outil psychologique que l’on a utilisé comme moyen, de par son caractère abstrait et conceptuel, est transférable à de nombreux contextes, notamment sur le plan symbolique, comme nous l’avons vu. Cette capacité de transfert à d’autres situations pratiques, hors du milieu spécifique de l’aikidô, sera précisément un de nos axes de recherche futurs dans notre essai de compréhension globale de l’influence de la pratique de l’aikidô, et particulièrement du passage de grade, sur le développement du sujet.
Mais la modélisation que nous venons de construire à partir de celle que nous avons empruntée à Vygotski, sans être remise en cause dans son principe, nous semble pêcher encore par omission d’une donnée incontournable : le rôle des affects dans ce fonctionnement. Cette question nous apparaît d’autant plus indispensable à traiter que Vygotski, par ailleurs, mettait particulièrement en avant le fait qu’affect et intellect étaient inextricablement mêlés dans le psychisme humain. Il présente notamment comme un atout premier de sa méthode de décomposition d’un tout complexe en unités de base le fait qu’« elle montre qu’il existe un système sémantique dynamique qui représente l’unité des processus affectifs et des processus intellectuels. » (1992, p. 42). Nous nous proposons donc, par conséquent, de revenir sur le modèle que nous avons décrit après avoir exploré la question des affects dans son rapport au fonctionnement de la pensée. Cela fera l’objet de notre deuxième partie. Mais, pour l’heure, rappelons un peu notre cheminement.
Dans cette première partie, nous avons pu approcher le passage de grade, en tant qu’élément constitutif de la pratique et de l’enseignement propres au K.A.K.K.H.H, dans ses dimensions historico-culturelle, philosophique, psychologique et didactique, au travers d’un paradigme ritualiste. Selon cette approche, techniques et étiquette pratiquées constitueraient indistinctement la structure d’un rituel à vocation didactique, touchant différentes problématiques inhérentes à la condition humaine : santé physique et mentale, rapport entre corps et pensée, gestion de l’agressivité, communication et lien social, développement personnel, tout particulièrement. L’examen de passage de grade est doté des propriétés essentielles d’un rituel de passage : il s’inscrit dans un espace-temps liminaire, dans lequel l’impétrant accède et émerge par des rites appropriés de séparation et d’agrégation. Le rituel de l’examen de passage de grade se différencie essentiellement du rituel du cours par son caractère événementiel. La pratique régulière est étalée dans le temps et procède par imitation immédiate et répétitions nombreuses. Elle constitue ainsi une zone de proche développement où enseignant et sempai tiennent le rôle de « conscience déléguée » de leurs élèves ou kohai et le rituel agit comme instrument psychologique au sens où l’entendait Lev Vygotski. Le rituel de l’examen de passage de grade va avoir la même fonction, à la différence qu’il va opérer dans un temps bien plus court et provoquer de la sorte un « bond en avant » dans l’acquisition des savoirs, savoir-être et savoir-faire. Nous avons souligné le glissement entre itératif et narratif qui caractérisait particulièrement l’exemple que nous donnions du tachi waza dans les examens de 6ème kyu à shodan. Cet exemple est tout à fait représentatif du passage qui s’opère alors et qui fait émerger une authentique prise de parole, aidée, portée par le rituel et ceux en qui nous avons reconnu la qualité de « passeurs ». Le langage étant le générateur incontournable de la pensée, ainsi que l’a réaffirmé Lev Vygotski, voilà en quoi l’examen de passage de grade constitue véritablement le franchissement d’un seuil au sens métaphorique. Ainsi, un point fondamental de notre démonstration s’appuie sur l’assimilation du rituel aiki à un langage. Il nous paraîtra par conséquent important de revenir ultérieurement sur cette assertion afin de l’étayer davantage. Ce sera le point de départ de notre troisième partie qui nous verra explorer plus avant l’incidence des passages de grade sur le parcours des aikidoka, au travers des résultats, tant obtenus qu’attendus, qu’ils peuvent verbaliser comme s’y rapportant. Mais auparavant, nous devons, comme nous l’avons annoncé, réintroduire la dimension affective et sa fonctionnalité dans les apprentissages du pratiquant d’aikidô.
Si cette règle est incontournable quant à la désignation d’un examinateur, elle est sujette à dérogations partielles en ce qui concerne le recrutement des uke. En cas d’insuffisance de personnes remplissant les conditions nécessaires, l’examinateur peut en effet faire appel à des élèves de grades équivalents au grade présenté ou, plus exceptionnellement du grade immédiatement inférieur, pour des exercices particuliers pour lesquels la connaissance technique nécessaire est moins importante que la seule participation physique.
Liminarité à l’intérieur d’une liminarité, nous avons vu que différents niveaux de liminarité pouvaient s’emboîter à la manière de poupées gigognes.
D’après : La conscience aiki (Cognard, 1995, p.39–49).
D’après Vygotski, La méthode instrumentale en psychologie (1985, p. 40)
Lev Vygotski insiste sur le fait que ces réflexes substituables ne sont aucunement différents du premier évoqué par leur nature mais uniquement par leurs origines. Il nomme le premier réflexe « naturel » en lui attribuant une ascendance phylogénétique et les seconds « artificiels » ou instrumentaux, puisque liés directement à l’instrument utilisé et, par conséquent, résultant d’une transmission culturelle. Néanmoins, pour le psychologue soviétique en 1930, les deux catégories appartiennent indistinctement à l’ensemble des réflexes conditionnés.