2.1. Historique critique des théories de l’émotion selon Vygotski

2.1.1. Critique de la théorie organiciste de James et Lange

Au premier plan, Théorie des émotions, Etude historico-psychologique est une critique virulente de la théorie organiciste des émotions, théorie dominante pendant près d’un demi-siècle malgré les attaques qu’elle a suscitées. Ce sont en réalité deux chercheurs, travaillant complètement indépendamment l’un de l’autre, Carl Georg Lange, anatomiste danois et William James, psychologue et philosophe américain, qui l’ont formulée de façon très semblable, respectivement en 1885 et en 1884. Pour Lange, la réaction vaso-motrice est source et base essentielle de tout le processus émotionnel : « C’est au système vaso-moteur que nous devons toute la part émotionnelle de notre vie psychique, nos joies et nos peines, nos heures de bonheur et de malheur. Si les sensations que nous apportent nos nerfs n’étaient pas capables de susciter son activité, nous irions, insensibles et impassibles, à travers l’existence ; toutes les impressions du monde extérieur viendraient enrichir notre expérience, augmenter notre science, mais sans jamais exciter notre joie ou notre colère, nous jeter dans la tristesse ou la crainte. » (cité par Vygotski, 1998, p. 109). L’émotion n’est par conséquent que le résultat d’un mécanisme purement somatique qui vient perturber notre psychisme. C’est également ce que décrit James : « L’excitation corporelle suit directement la perception du fait qui la provoque, et la conscience que nous avons de cette excitation au moment où elle se réalise constitue précisément l’émotion. […] nous sommes affligés parce que nous pleurons ; nous sommes mis en fureur parce que nous frappons l’autre ; nous avons peur, et c’est parce que nous tremblons ; nous ne devons pas dire : nous pleurons, frappons, tremblons parce que nous sommes affligés, mis en fureur, effrayés. » (cité par Vygotski, 1998, p. 110). La théorie organiciste des émotions dénie à celles-ci une origine psychique mais ne voit en elles qu’une manifestation physiologique. Vygotski, au moyen d’une démonstration magistrale, explore et dissèque cette théorie en prenant appui sur les travaux de ses différents partisans et opposants de l’époque, pour en prouver la non-validité. Non seulement cette théorie ne cadre pas avec des constats de terrain dûment observés mais cette manière de présenter la vie émotionnelle impose logiquement à ses tenants d’annoncer sa disparition, à plus ou moins long terme, ce qui là encore ne cadre pas avec les faits, rien ne venant étayer la thèse de cette prétendue éviction en cours. « L’histoire elle-même condamne la vie du sentiment à un dépérissement progressif et à une disparition presque définitive. Les émotions, c’est une tribu en voie d’extinction qui est peu à peu évincée de la scène de l’histoire avec le développement de la civilisation et de la culture. » (Lange cité par Vygotski, 1998, p. 110). Comme le faisait remarquer Henri Wallon, à la même époque à propos de ces mêmes émotions, si elles n’avaient aucune utilité et étaient appelées à disparaître, elles ne se seraient pas maintenues jusqu’à nous : « Toute manifestation de vie, mise à son rang d’évolution, comporte une sorte de finalité, faute de laquelle son maintien eût été impossible et son élimination rapide. (Wallon, 1984, p. 67/68). Mais c’est bien le problème de la théorie organiciste, en annonçant le déclin et la disparition des émotions, d’aller en fait à l’encontre du processus de développement par perte d’une fonction beaucoup plus importante que ces auteurs veulent l’admettre.

En opposition à cette conception organiciste du processus émotionnel, s’est développée une alternative sous la forme de la théorie thalamique des émotions : Charles Dana, médecin américain, neurologue, historien de la médecine et de la littérature (1921) et Walter Bradford Cannon, physiologiste américain (1927), en ont été les défenseurs les plus représentatifs. « Selon la nouvelle théorie, les excitations sensorielles allant de la périphérie au cerveau sont interrompues dans la zone des couches optiques. Celles-ci sont considérées comme le centre de coordination des réactions émotionnelles, centre pourvu de riches liaisons avec le cortex et la périphérie. Les processus y intervenant sont la source des épreuves affectives. » (Vygotski, 1998, p. 164). Ainsi, les émotions auraient une existence propre, naîtraient dans l’encéphale sous l’action des messages perçus par le corps et ne seraient plus, comme dans la théorie organiciste, que la simple perception de ces messages. C’est la thèse de l’origine centrale des émotions que James lui-même, embarrassé dans ses contradictions comme le démontre Vygotski, ne nie pas catégoriquement : existerait-il une origine centrale pour des émotions dites supérieures et une origine centripète pour des émotions dites inférieures ? Mais, par ailleurs, ces émotions supérieures (sens esthétique, justice morale, sentiment de gratitude) ne relèvent-elles pas de l’intellect et non de l’affect ? Pour approfondir la question, Vygotski revient sur un aspect qui pourrait passer pour secondaire mais qui, en réalité, est primordial. James se réclame de Spinoza dans sa manière de poser le problème. Quand est-il réellement de l’origine spinozienne de sa théorie ?