2.1.2. Critique de la conception cartésienne appliquée à la théorie des émotions

Tout d’abord, Vygotski nous met en garde : « Alors que dans le domaine de la métaphysique on a suffisamment pris conscience de l’opposition des idées de Descartes et de Spinoza, dans le domaine de la psychologie, et avant tout dans celui de l’étude des passions, une certaine ressemblance externe et une proximité formelle des deux théories cachent jusqu’à présent aux yeux des chercheurs l’opposition très profonde et fondée sur la substance même de ces dernières qui existe en réalité entre ces deux théories. » (1998, p. 188). Notons encore avec Vygotski, « que la théorie spinozienne des passions n’a pas commencé à partir de la continuation et du développement des idées de Descartes, mais à partir de l’étude du même problème par l’extrémité opposée. » (1998, p. 196). Cela étant précisé, le psychologue soviétique nie purement et simplement à James la filiation dont il se prévaut un peu hâtivement : en réalité, la théorie de James ne doit rien à Spinoza mais s’est construite entièrement selon les conceptions cartésiennes. Un détour par l’étude des passions de Descartes s’impose pour le prouver. « Lors de l’étude des passions, l’originalité de la méthode de Descartes consiste, comme on sait, dans le fait qu’il essaie d’abord de considérer le mécanisme des passions comme s’il agissait dans un automate ou dans une machine insensible. Les passions, bien entendu, seraient réduites exclusivement aux mouvements qui les caractérisent, ne contiendraient rien de psychique et devraient s’appeler d’un autre nom. C’est seulement après avoir élucidé le mécanisme automatique, émotionnel, que Descartes ajoute à l’automate fictif, dépourvu d’âme, une âme capable d’éprouver des passions. » (Vygotski, 1998, p. 226). La théorie cartésienne construite à partir de cette méthode met donc tout d’abord l’accent sur l’aspect mécanique de l’émergence des émotions et confirme bien sous cet angle la reconnaissance par Vygotski de la nature cartésienne de la théorie organiciste : « L’affirmation de Lange, selon laquelle c’est au système vaso-moteur que nous devons toute la partie émotionnelle de notre vie psychique, nos joies et nos tristesses, nos jours heureux et malheureux, est, au fond, la traduction dans la langue de la psychologie moderne de la formule de Descartes disant que les passions ne sont rien d’autre que des perceptions de l’âme qui sont provoquées, entretenues et fortifiées par l’action d’esprits vitaux, c’est-à-dire de particules de sang très légères et très mobiles. » (1998, p. 222). Pour maintenir son système en place, Descartes attribue à un organe particulier un rôle prépondérant : il s’agit de la glande pinéale 56 . Ici se situerait le point de rencontre entre l’organisme, matériel, et l’âme, pur esprit.

Ainsi, selon la première approche de la méthode cartésienne, lorsque, par exemple, l’automate perçoit une menace extérieure, les esprits vitaux actionnent la glande pinéale qui les oriente alors vers la production des mouvements corporels et viscéraux idoines, provoquant de la sorte dans l’organisme des comportements de peur et de fuite. Ce nouvel état organique renvoie à son tour les esprits vitaux à la glande pinéale qui viennent renforcer par phénomène de rétroaction l’excitation de cette dernière. Autrement dit, comme le fait l’anthropologue italien d’orientation matérialiste, psychologue et biologiste, Giuseppe Sergi, cité par Vygotski, nous pourrions traduire en langage psychologique du début du XXème siècle : « En présence d’une émotion, un état viscéral déterminé provoque, par l’intermédiaire des voies sensitives viscérales, des réflexes qui prolongent et maintiennent cet état. » (Vygotski, 1998, p. 228-229). Mais, que devient le système si l’on introduit, comme le fait ensuite Descartes conformément à la méthode qu’il a conçue, l’âme dans l’automate ?

Si, comme nous l’avons vu, le corps donne naissance et impose les passions à l’âme au travers de la glande pinéale d’une manière purement mécanique par l’intermédiaire des esprits vitaux d’origine matériel, en revanche, selon la théorie de Descartes, l’âme se réserve le pouvoir d’insuffler un mouvement contraire à la glande pinéale par l’intermédiaire de la volonté et de réorienter les esprits vitaux pour dominer les passions. « L’âme, assiégée par les impressions des esprits vitaux, peut commencer à éprouver de la peur, mais, réconfortée par sa propre volonté, peut garder courage et vaincre la peur que la passion lui inspirait initialement. Elle peut donner une direction contraire à l’organe de l’âme et, avec lui, aux esprits vitaux, ce par quoi les membres sont poussés à combattre, tandis que la crainte les incitait à fuir. » (Vygotski, 1998, p. 277). Ainsi, tout ce joue dans le conflit entre le corps et l’âme dans lequel cette dernière se doit de prendre le dessus pour s’affirmer, et affirmer sa toute-puissance, d’origine divine dans la perspective cartésienne. Le principe naturaliste est placé sous l’autorité du système théologique. « Cela suffit pour voir, qu’une fois pour toutes, les lois de la nature se trouvent transgressées dans la vie de l’être humain. Le surnaturel dispose du naturel, et le principe du naturalisme est définitivement compromis. (Vygotski, 1998, p. 278). Spinoza réfutait ce système. Pour lui, « la liberté, considérée comme opposée à la nature, ne peut y trouver sa place. La liberté peut être seulement un élément de cette même nature, elle ne peut être le contraire de la nécessité naturelle, mais seulement l’un des aspects de cette nécessité. » (Vygotski, 1998, p. 283). Dans l’exemple choisi, « la volonté cherche spontanément à défendre le corps en fuyant ou en luttant ; c’est pourquoi est mis spontanément en mouvement l’organe de l’âme et est donnée au courant des esprits vitaux l’impulsion qui prédispose les membres soit à la fuite, soit au combat. La volonté de combattre est la bravoure, le désir de fuir la lâcheté. Bravoure et lâcheté ne sont pas de simples sensations, mais des stimulations volitives. Elles ne sont pas simplement une représentation, mais le mouvement de l’âme ou de la passion [K. Fischer 57 , 1906, t.1, p. 380 à 381]. Ainsi la volonté intervient dans toute émotion. Aussi, est-t-il naturel d’admettre que, dans le cas examiné, quand la volonté triomphe de la peur inspirée par la passion et incite le corps au combat alors que la crainte l’incitait à la fuite, nous avons simplement affaire à une lutte entre deux passions : car la bravoure et la lâcheté sont, de façon identique, des passions qui peuvent être pareillement suscitées par la perception d’un danger. La volonté semble simplement mettre en conflit deux passions – bravoure et lâcheté – en triomphant de l’une par la force de l’autre. » (Vygotski, 1998, p. 281). Notons également qu’une réflexion quelque peu distanciée attire notre attention sur le fait qu’au-delà cette mise au point nécessaire qui refuse de voir en la détermination d’un comportement un combat systématique entre raison et émotion, isolées comme principes antithétiques, alors que nous avons plutôt affaire à un conflit entre deux émotions opposées par leurs orientations, la hiérarchisation entre ces deux options, fuir ou combattre, basée sur un système de valeur clairement exprimé par les dénominations lâcheté et bravoure, émotion vile et émotion transcendante, peut s’avérer purement arbitraire et même nuisible du point de vue de la conservation de l’individu comme de l’espèce. En l’absence d’une analyse du contexte et de ces particularités intrinsèques, on ne peut déterminer à coup sûr de façon systématique laquelle des deux solutions est la plus adaptée à la situation. Fuir devant une petite araignée inoffensive ou braver inopinément un taureau furieux, alors qu’une opportunité de repli existe, nous semblent deux exemples tendant à ne pas nous amener à résoudre le conflit une fois pour toutes au nom d’une échelle de valeur quelconque.

Notes
56.

Ancien nom de l’épiphyse, glande généralement considérée comme endocrine située au-dessous du bourrelet du corps calleux, entre les tubercules quadrijumeaux antérieurs.

57.

Philosophe allemand, hégélien, de la fin du XIXème siècle