2.1.3. De l’hégémonie avérée du dualisme cartésien considérée comme obstacle à une véritable recherche sur les émotions

Mais revenons à la théorie des passions de Descartes. Nous avons vu que ce dernier à travers sa construction des émotions par un organisme automate se présentait bien, ainsi que le démontre Vygotski, comme le précurseur de la théorie organiciste des émotions, dite aussi périphérique puisque l’émotion y naît d’un mouvement de l’extérieur (les viscères) vers le centre (le cerveau). Cependant, il reconnaît également son contraire : « Il admet que toutes les perceptions, y compris les émotions, peuvent survenir non seulement par voie centripète, mais aussi par voie centrifuge. Il répète bien des fois que la cause matérielle dernière de la perception est un mouvement spécifique des esprits au moment où ils sortent de la glande en partant du centre vers les nerfs. La cause matérielle immédiate de la perception n’est pas un mouvement centripète, mais centrifuge. Il y a ainsi dans la doctrine cartésienne, sous la forme la plus générale, une théorie centrifuge des phénomènes psychiques. » (Vygotski, 1998, p. 297). Ce dernier aspect de la théorie de Descartes touchant aux émotions trouve son équivalent dans la psychologie de la fin du XIXème / début du XXème siècle avec le philosophe et psychologue allemand Wilhelm Wundt, l’un des fondateur de la psychologie expérimentale : « Conformément à la thèse de Wundt, on admet, en dehors des sensations motrices périphériques, l’existence de sensations motrices d’origine centrale, survenant grâce à l’interactivité des centres moteurs et sensoriels et permettant à la conscience de ressentir directement les impulsions motrices au moment où elles sont générées. Cette connaissance directe de l’engendrement de l’impulsion motrice est précisément la sensation de l’innervation. dans les cas de paralysie et en l’absence de toute excitation des nerfs sensitifs de notre musculature, par conséquent en l’absence complète ou même dans l’impossibilité de tout mouvement corporel, nous pouvons tout de même conserver la sensation de nos impulsions motrices, de nos intentions motrices. C’est pour cette raison que l’hémiplégique peut avoir une hallucination motrice. » (Vygotski, 1998, p. 303). Cette conception s’oppose donc à la théorie de James en replaçant l’activité cérébrale au centre du processus émotionnel dont elle serait la source, rendant ainsi intelligible l’émergence des émotions en l’absence même de messages corporels, phénomène que l’expérience valide alors que la théorie organiciste ne peut le concevoir. Pourtant, la nouvelle théorie comme l’ancienne relève bien du même modèle, celui de Descartes que Vygotski rejette comme entaché de trop d’aberrations, en n’en envisageant chacune qu’une partie au détriment de l’autre. « Derrière Wundt et sa théorie des sensations innervées, il y avait Descartes et sa théorie centrifuge des passions, de la même façon que derrière James et sa théorie périphérique des émotions, il y avait toujours le même Descartes et sa théorie centripète de l’origine mécanique des mouvements de l’âme comme sensations et perceptions des modifications viscérales. […] James a combattu Wundt et la théorie des sensations centrales, qui lui parut chimérique. Wundt rejetait la théorie périphérique des émotions de James. Dans les deux cas, une partie de la théorie de Descartes se révoltait contre l’autre, le système cartésien éclatait sous l’effet de ses contradictions qui le déchiraient, mais, ni dans un cas ni dans l’autre, la psychologie physiologique n’est sortie du cercle vicieux d’un système qui semblait être la limite fatale imposée au développement de la pensée psychologique ; cette limite, on ne la franchit pas. » (Vygotski, 1998, p. 304). Car, si comme l’affirmait Descartes, le corps et l’esprit relèvent de natures complètement différentes et sont entièrement distincts l’un de l’autre, n’appartenant pas aux mêmes dimensions, le fait même de chercher dans l’émotion une interaction entre l’un et l’autre constitue bien un paradoxe que Vygotski n’hésite pas à qualifier de monstrueux. Toute recherche allant dans le sens de l’élucidation des rapports entre corporel et psychisme en s’appuyant sur ce principe ne peut qu’achopper contre cette borne. « D’une part, la passion ne représente rien d’autre qu’une sensation survenant dans l’âme, d’autre part, la sensation n’est pas autre chose qu’un phénomène purement corporel. […] D’une part, toutes les passions qui concernent le corps restent des phénomènes purement corporels, car même la sensation qu’est, au fond, la passion, considérée sous son aspect psychique, est propre à l’animal et représente un phénomène mécanique, survenant dans une machine mobile. D’autre part, il existe des passions purement spirituelles, indépendantes du corps. » (Vygotski, 1998, p. 320-321). Puisqu’il ne peut admettre l’interaction entre soma et psyché, sinon par le truchement de la « boite noire » que constitue la glande pinéale, élément du système qui ne s’avère pour Vygotski qu’un artifice allant à l’encontre même du principe de base sur lequel se construit la doctrine mais qui est rendu nécessaire pour justifier ce qui ne peut être nié par l’observation des phénomènes, le dualisme cartésien tranche dans les émotions : « Le dualisme de la pensée et de l’étendue, le parallélisme pur et conséquent ont dit de façon décisive leur dernier mot sur ce point. Il y a des passions corporelles et il y a des passions spirituelles. Est impossible toute passion qui serait à la fois et corporelle et spirituelle, et dans laquelle seraient envisageables des rapports effectifs de réciprocité, un lien réel entre le corps et l’esprit, comme il est impossible que quelque chose ayant une étendue pense et que quelque chose qui pense ait une étendue. […] La fin de la théorie est une négation totale de son début. Les passions se partagent entre la nature spirituelle et corporelle de l’homme, et chaque nature agit de façon totalement indépendante l’une de l’autre. Où reste-t-il donc place, dans cette théorie, à la passion comme phénomène fondamental de la double nature, spirituelle et corporelle, de l’homme, comme unique et réel fondement des passions ? (Vygotski, 1998, p. 321). Ainsi, Vygotski, après s’être attaqué à la théorie de James et Lange, pourfend comme obstacle à la constitution d’une véritable théorie des émotions celle qui est pour lui la véritable responsable de l’impasse dans laquelle il estime que la psychologie de son époque s’est fourvoyée : la doctrine cartésienne telle qu’elle est énoncée dans le Traité des passions de l’âme.

Toutefois, si la Théorie des émotions nous amène à exercer notre pensée critique et à mesurer les enjeux philosophiques touchant au domaine de l’affect, Vygotski n’y propose pas de modèle personnel. Rappelons néanmoins que l’ouvrage est resté inachevé et constituait peut-être une ouverture à des propositions de l’auteur dont l’histoire nous a privé. Quoi qu’il en soit, nous allons maintenant franchir soixante-dix années pour arriver à nos jours et réexaminer la question du rapport entre corps et esprit à l’intérieur des émotions en nous appuyant sur les découvertes récentes faites et publiées par le neurobiologiste américain Antonio R. Damasio, auteur notamment de L’erreur de Descartes et de Spinoza avait raison. Comme on le remarque à la lecture de ces titres, particulièrement éloquents, la continuité avec la position vygotskienne précédente nous permettrait d’entrer de plain-pied dans les propositions qui nous sont faites sans nécessiter davantage de transition. Toutefois, d’aucuns pourraient nous reprocher d’effectuer ainsi un saut aventureux d’une discipline à l’autre et mélanger des conceptualisations de processus appartenant à des modèles dont la compatibilité n’est pas établie a priori, mêlant inopportunément recherche introspective « molle » et expérimentation scientifique « dure ». C’est pourtant cette démarche même que Vygotski, non seulement préconisait, mais, qui plus est, estimait indispensable : « Ce que nous devons étudier, ce ne sont pas les processus psychiques et les processus physiologiques pris à part, détachés de leur unité, lesquels deviennent en ce cas parfaitement incompréhensibles pour nous ; nous devons prendre le processus tout entier, qui se caractérise simultanément par un aspect subjectif et un aspect objectif. » (2003, p. 104). L’aspect systémique de Vygotski, profondément novateur, est une fois de plus affirmé dans cette posture heuristique que nous souhaitons faire notre. « Dans tous les cas où un acte est attribué à des phénomènes psychiques, c’est tout un processus psychophysiologique formant un tout qui a suscité cet acte, et non pas sa seule partie psychique. » (Vygotski, 2003, p. 118). Il importe, encore et toujours de revenir à l’acte lui-même et de considérer l’ensemble de ce qui le fait émerger.