2.2.1. Premiers éléments stratégiques d’élucidation

Tout d’abord, Damasio sépare, stratégiquement, à fin d’analyse tout en restant conscient du côté artificiel de cette césure, émotion et sentiment. L’émotion serait la partie de l’affect qui serait visible sur l’organisme, que ce soit au niveau microscopique (libération d’hormones, par exemple) ou de manière évidente pour le spectateur éventuel (rougeur subite du visage, tremblements, etc.). C’est la part « publique » de l’affect. Au contraire, le sentiment représente la partie « privée » de celui-ci. C’est en quelque sorte l’image mentale que l’émotion suscite en nous. « Les émotions se manifestent sur le théâtre du corps ; les sentiments sur celui de l’esprit ». (Damasio, 2003, p. 32). Ainsi, la position cartésienne qui voulait qu’il y ait, d’une part des émotions inférieures d’origine corporelle et d’autre part des émotions supérieures d’origine spirituelle, mais en aucun cas des émotions qui tiennent à la fois du corps et de l’esprit, est définitivement écartée au profit d’une nouvelle façon de présenter le phénomène affectif, beaucoup plus maniable dans son rapport à l’expérience. Mais il ressort de cette toute première schématisation, et Damasio le prouve expérimentalement, que l’émotion précède toujours le sentiment, la manifestation corporelle se produit avant l’apparition de l’image mentale, ce qui tendrait à réhabiliter sur ce point la thèse de James et Lange, tellement décriée par Vygotski.

En second lieu, émotions et sentiments sont les versions les plus sophistiquées de tous les processus de régulation homéostatique de l’organisme. Aux niveaux inférieurs, nous trouvons d’abord la régulation métabolique, les réflexes de base et les réponses immunitaires, puis les comportements de douleur et de plaisir, à l’échelon suivant les besoins et les motivations avant d’arriver aux émotions et, couronne suprême, aux sentiments. Tous ces processus ont en commun la conservation et le fonctionnement optimum de l’organisme dans lequel ils s’inscrivent. Leur hiérarchisation est fonction de leurs possibilités de conscientisation mais cette hiérarchisation est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord car chaque strate communique avec les autres, qu’elles la précèdent ou lui succèdent. Damasio utilise l’image d’un « grand arbre touffu dont les branches, de plus en plus hautes et élaborées, partent du tronc et ont des communications à deux voies avec leurs racines. L’histoire de l’évolution est inscrite sur tout cet arbre. » (2003, p. 43). On remarque qu’ici, le statut donné aux émotions et sentiments, l’éminence de l’arbre de l’évolution, est aux antipodes de la place que la théorie organiciste leur accordait, c’est-à-dire aux oubliettes de cette même évolution.

Troisième point, pour Damasio, les émotions peuvent se scinder en au moins trois grands groupes, bien que les frontières qui les séparent restent malgré tout poreuses et qu’ils obéissent également au même principe d’emboîtement complexe que les strates précédentes, autrement dit, chacun incorporant des éléments faisant parties des deux autres. Il s’agit des émotions d’arrière-plan, des émotions primaires et des émotions sociales. En partant du principe que les émotions accompagnent notre vie de chaque instant, bien que de manière plus ou moins prégnante et accentuée selon les moments – dans notre fonctionnement normal, nous ne pouvons pas cesser de ressentir de la même façon que nous ne pouvons pas nous arrêter de penser –, les périodes « calmes », où aucun stimulus émotionnellement compétent (S.E.C.) ne vient déclencher trop ostensiblement une réaction « forte » sur le plan émotionnel, ne sont pas vides de toute émotion pour autant. Un observateur entraîné à une certaine lecture du corps peut déceler à partir des mouvements de son interlocuteur, des expressions de son visage, du timbre de sa voix et de sa prosodie, un certain « état d’être ». Lorsque celui-ci perdure, on emploie généralement le terme d’humeur. C’est l’émotion d’arrière-plan dans laquelle Damasio voit le résultat probable de l’imbrication de différents processus de régulation homéostatique concurrents à l’œuvre. Les émotions primaires sont celles que nous connaissons tous comme la peur, la colère, le dégoût, la surprise, la tristesse, le bonheur… Elles surviennent inopinément à la suite de l’apparition d’un S.E.C. approprié : un danger, une apparition subite, une odeur pestilentielle, un événement heureux ou tragique, etc. Les émotions sociales, comme leur nom l’indique, sont des émotions qui se sont construites sous l’influence de la culture de l’individu à partir des émotions primaires. Ainsi, par exemple, le mépris trouve sa filiation dans le dégoût. L’émotion est donc ainsi comme filtrée et restructurée en fonction de la norme sociale afin de répondre adéquatement à une situation où cette norme ne peut être transgressée sans mettre en péril l’appartenance de l’individu à une société. Là encore, la raison d’être du processus émotionnel est la sauvegarde de l’organisme et la dimension sociale ne peut en être écartée. « Des processus homéostatiques chimiques aux émotions proprement dites, les phénomènes régulant la vie, sans exception, ont directement ou indirectement trait à l’intégrité et à la santé de l’organisme. Sans exception, tous ces phénomènes sont liés aux adaptations de l’état de notre corps et donnent parfois lieu à des modifications dans l’encartage cérébral des états du corps, ce qui forme la base des sentiments. » (Damasio, 2003, p. 54). La différence ne réside que dans le niveau de complexité, l’émergence d’une émotion obéissant à des procédures certainement plus complexes que le déclenchement d’un simple réflexe. En revanche, le but reste inchangé.