2.2.2. De l’émotion et des sentiments à la prise de décision et au passage à l’action

Mais si, maintenant, nous connaissons un peu mieux l’émotion d’un point de vue analytique, il nous reste à comprendre plus précisément le lien qu’elle entretient avec le sentiment. Nous avons dit que les sentiments pouvaient être considérés en quelque sorte comme les images mentales que les émotions suscitent en nous mais c’est même en réalité un peu plus large. « Les sentiments […] proviennent de n’importe quel ensemble de réactions régulatrices, pas seulement des émotions. Ils traduisent l’état vécu actuellement dans le langage de l’esprit. » (Damasio, 2003, p. 89). Le sentiment, pour reprendre une autre image de Damasio, c’est le « film-dans-la-tête ». On peut dire également que c’est la perception par l’esprit des données qui lui sont fournies par le corps, au premier plan desquelles entrent les émotions, concernant son état du moment. Nous rejoignons donc bien la théorie organiciste de James et Lange. Est-ce à dire que, contrairement à ce que soutient la brillante démonstration de Vygotski, ses auteurs étaient dans le vrai et le procès qui leur a été fait injustifié ? Ce serait également erroné car les choses sont nettement plus complexes et ce qui a été avancé à ce sujet en 1884/1885 beaucoup trop simpliste et réducteur pour fournir un schéma explicatif viable.

En effet, le sentiment s’établit sur la base de « cartes du corps » fournies par l’organisme à partir des viscères, des muscles et des terminaisons nerveuses via les processus de régulation et particulièrement les émotions, donc bien d’une source périphérique comme le soutenait James, mais l’encartage est effectué au niveau de l’encéphale depuis diverses zones du cerveau en interaction. Les messages ne parviennent pas directement de la périphérie à la conscience, limitant l’émotion à un simple mécanisme comme James l’entendait, s’attirant ainsi les foudres de Vygotski. Il y a traitement de l’information et déformation, altération et transformation de celle-ci sont rendues possibles. Tout va donc se jouer au niveau de ces « cartes » qui, s’il est vrai qu’elles sont à l’origine une information fidèle de l’état du corps, sont rebattues, mélangées et redistribuées au gré des fluctuations de l’activité psychique, que se soit consciemment ou inconsciemment, voire sous l’influence de pathologies mentales ou cérébrales, ou encore par l’introduction de substances psychotropes. De cette manière, pour exemple, une absorption conséquente d’alcool va provoquer un sentiment de bien-être, non pas parce qu’à cette occasion le corps est particulièrement au mieux de son efficacité mais parce que les cartes somatosensorielles sont faussées. « Par divers moyens, le cerveau nous permet d’avoir des hallucinations de certains états corporels. » (Damasio, 2003, p. 122). C’est également d’après ce même principe qu’un individu grièvement blessé va modifier le message insoutenable que lui délivre son corps lésé sous forme d’un sentiment de douleur insupportable pour lui substituer un sentiment de combativité qui lui permettra de rechercher du secours. En admettant que cette compétence, ce pouvoir, soit apparu au fil de l’évolution, Damasio inscrit ouvertement sa pensée dans le même paradigme évolutionniste dans lequel se situait celle de Vygotski. « Des affects complexes n’apparaissent qu’historiquement ; ils sont une combinaison de relations qui naissent dans des conditions de vie historiques. » (Vygotski cité par Schneuwly, 2002, p. 304).Au départ, l’automatisme qui répond à des questions simples et peu variées en terme de survie, ensuite une complexification des réponses mobilisant nécessairement la conscience afin de répondre à des situations imprévues et plus ou moins uniques, non planifiées par le génome, dans le but de préserver l’individu en tant qu’organisme vivant et pensant au stade complexe où il a appris à évoluer.

Cela veut également dire qu’émotion et sentiment ne prennent tout leur sens qu’en terme de réponses posturales mais surtout comportementales face à une situation plus ou moins problématique. Nous avons identifié les éléments en présence et certains liens qui les unissent, il nous est maintenant possible de tenter de reconstituer une modélisation de l’ensemble du processus. C’est ce que Damasio nous propose à la page 152 de son ouvrage sous une forme très condensée qui suppose que les premiers schémas aient été préalablement intégrés. Comment la chose se déroule-t-elle ?

Un S.E.C. (pour rappel : Stimulus Emotionnellement Compétent) est perçu par les organes sensoriels d’un individu qui en instruisent les éléments du système central cérébral chargés de commander en retour les modifications corporelles idoines pour faire face à la situation. Ceux-ci agissent en conséquence. Par exemple, un Pitt-bull casse sa chaîne et se précipite sur moi. Mes fonctions digestives sont interrompues, ma fatigue antérieure ne se fait plus ressentir, mes muscles sont tout à fait prêts à me propulser en dessus de la barrière proche. Cet état du corps, prêt à la fuite, devient lui-même un message fidèlement destiné et véhiculé à destination de la conscience en tant qu’émotion de peur mais il lui faut d’abord être décodé pour être compris en tant que tel. L’information arrive au cerveau pour être « mise en carte ». A ce moment là, il n’y a plus une voie de traitement mais deux, et qui plus est interconnectées. Stratégies de raisonnement, représentations des résultats futurs en terme de probabilités au niveau de l’intellect, expériences émotionnelles comparables au niveau de l’affectivité, vont interférer et redistribuer les cartes somatosensorielles en fonction de leurs impacts respectifs. La prise de décision qui résultera de cette « foire d’empoigne » devra avoir fait le bon choix en vue de la préservation de l’individu. Je peux faire face au molosse en le toisant afin de l’intimider, je peux lui asséner un coup judicieusement placé pour le mettre hors de combat ou bien encore me mettre en sécurité en sautant la barrière. Ce sont autant d’options ouvertes mais la mise en œuvre effective – et vitale – de l’action impose qu’une seule d’entre elles soit sélectionnée pour être réalisée réellement au moment où la réponse doit intervenir, sous peine de lésion plus ou moins irrémédiable de l’organisme. Voilà de quelle manière intellect et affect ne peuvent être dissociés au niveau de l’action.