2.2.3. Inscription de la modélisation de Damasio dans le paradigme spinoziste

Si Damasio rend un hommage appuyé à Spinoza en s’étendant sur l’apport du philosophe à nos connaissances actuelles sur les émotions et les sentiments, mais également en se penchant sur l’homme au travers de sa biographie, allant jusqu’à donner pour titre à son dernier ouvrage : Spinoza avait raison, c’est, de son propre aveu, qu’il a été frappé par la pertinence de la réflexion de ce dernier qui, de façon visionnaire, est corroborée par les propres recherches en neurobiologie du scientifique et de son équipe. Mieux, ce détour philosophique permet de mettre en valeur ces recherches en terme d’enjeux humanistes et sociaux. Reprenons à notre tour quelques points essentiels qui font dire à Damasio que Spinoza avait raison.

Spinoza a écrit : « L’amour n’est rien d’autre qu’un état agréable, la joie, accompagné de l’idée d’une cause extérieure. » (cité par Damasio, 2003, p. 18). Pour Damasio, cette phrase illustre parfaitement la césure qu’il a lui-même pratiquée dans la préhension de l’affect en séparant émotion et sentiment. La joie, état corporel qui s’inscrit dans les cartes somatosensorielles de l’encéphale, relève bien du domaine de l’émotion. Le sentiment amoureux apparaît lorsque l’on associe à cette émotion l’image mentale représentant l’être aimé. De même, quand Spinoza écrit également : « Un sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier. » (cité par Damasio, p. 18), on peut parfaitement faire appel au modèle décrit par Damasio pour se représenter la manière dont cette lutte entre affects peut se dérouler : c’est naturellement au niveau du redéploiement et de la réécriture des cartes corporelles sous l’influence d’une nouvelle émotion (voie corporelle) ou de la volonté (voie psychique), ou bien encore de l’interaction des deux. On rejoint ici nos deux exemples précédents, le premier concernant l’absorption d’alcool qui viendrait combattre un sentiment de dépression par un sentiment d’euphorie et le second qui voit la volonté intervenir pour substituer à un sentiment de souffrance, un sentiment de combativité dans le dessein de rechercher du secours dans le cas d’une blessure profonde. Quant à la notion de conatus utilisée par Spinoza, que l’on peut rendre par l’idée de la conjugaison des termes lutte, effort et tendance, elle traduit fort bien la recherche d’homéostasie de l’organisme qui sert de base à la modélisation de Damasio. « Chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être. » (cité par Damasio, p. 40). C’est le sens du conatus. « Le conatus recouvre à la fois le besoin de se préserver face aux dangers et aux occasions favorables, et la myriade d’actions préservatrices qui font tenir ensemble les parties du corps. » (Damasio, p. 41). Enfin, et c’est peut-être là où la pensée du philosophe peut représenter le fondement du système de lisibilité du processus émotionnel tel que l’a décrit Damasio, Spinoza, au contraire de Descartes comme nous l’avons vu, considère corps et esprit comme de même nature.

En effet, pour Spinoza, « l’esprit et le corps sont une seule et même chose. » (cité par Damasio, 2003, p. 19). Le dualisme existe certes au niveau de l’aspect, de la phénoménologie, mais pas à celui de la substantialité. Corps et esprit sont des manifestations différentes d’une substance commune que le philosophe appelait tout simplement la Nature. Dès lors, la question douloureuse sur laquelle achoppait Descartes, à savoir comment passer du registre de la matière à celui de la pensée alors que ces registres n’appartiennent pas au même plan d’existence, ne se pose plus. Plus besoin alors d’introduire une mystérieuse glande pinéale pour tenter de concilier l’inconciliable comme le déplorait Vygotski. Le passage de l’émotion corporelle au sentiment psychique se fait sans discontinuité au niveau de l’encéphale par changement d’état. En ce qui concerne ce processus, Damasio prête à Spinoza une intuition particulière de son déroulement. Le philosophe du XVIIème siècle connaissait la notion d’image mentale utilisée par le scientifique contemporain, il l’appelait simplement « idée » et la définissait comme « conception mentale qui est formée par l’esprit d’une entité pensante. » (cité par Damasio, p. 211). Les événements du corps s’inscrivent en tant qu’« idées » dans l’esprit au moyen d’un système de « correspondances » où les « idées » sont « proportionnelles » aux « modifications du corps » pour utiliser la terminologie spinozienne. Et si, précisément, Spinoza avait voulu décrire avec le vocabulaire de son siècle le processus d’encartage tel que l’entend Damasio, il n’aurait pu le faire de manière plus précise et explicite.

D’autres extraits de l’œuvre du philosophe, et tout particulièrement de l’Ethique, viennent également confirmer l’opinion du neurobiologiste quant à la formidable compréhension intuitive de Spinoza concernant le processus émotionnel et plus largement l’interaction du corps et de l’esprit : « L’objet de l’idée constituant l’esprit humain est le corps, et le corps existant en acte […]. Donc l’objet de notre esprit est le corps existant, et rien d’autre. » (cité par Damasio, 2003, p. 212). En d’autres termes, c’est le processus décrit précédemment qui seul permet à la pensée d’advenir. « L’esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de façons. » (Ibid.). Autrement dit, c’est la variété des messages corporels, des émotions, qui induit la variété des perceptions de l’esprit, toujours par l’activation du même processus. « L’esprit humain ne perçoit de corps extérieurs comme existant en acte que par les idées des affectations de son propre corps. » (Ibid.). Cette dernière citation est peut-être la plus chargée d’implications sur notre rapport au monde. Ce n’est que par la conscience des modifications de notre propre corps, c’est-à-dire en fait par les sentiments, que nous pouvons appréhender la réalité de l’existence d’autrui.

Nous pouvons maintenant mieux comprendre l’attrait qu’a exercé la pensée de Spinoza sur les travaux de Antonio Damasio mais également sur ceux de Lev Vygotski. En effet, notre première exploration de la question du rapport entre corps et esprit, qui sous-tend celle de l’émergence des affects, s’est construite à partir de la critique particulièrement négative de la doctrine cartésienne concernant les passions de l’âme, qu’en fait le psychologue soviétique. Le message que nous livre Vygotski est sans appel : tant que la psychologie conservera comme paradigme, revendiqué ou masqué, la vision cartésienne du dualisme de la pensée et de l’étendue, aucune théorie des émotions novatrice satisfaisante ne peut apparaître. En revanche, les idées de Spinoza, que Vygotski convoque pour contrebalancer celles de Descartes, peuvent constituer une alternative. C’est ce que va réaliser, soixante-dix ans plus tard, Antonio Damasio. Le modèle qu’il propose s’appuie sur une démarche scientifique expérimentale dans le domaine de la neurobiologie mais qui est étrangement corroborée par les écrits philosophiques de Spinoza sur le sujet. Corps et esprit sont intimement liés puisque l’un et l’autre interfèrent dans le même processus. Bien qu’à l’origine les sentiments qui affectent le second ne soient que la retranscription sous forme d’images mentales de ce qui se déroule dans le premier, transmis par les émotions, le processus est lui-même contraint et éventuellement réorienté par des boucles de rétroaction où corps et esprit interviennent conjointement au niveau de l’encartage dans l’encéphale.

Ces nouvelles données vont nous permettre de reprendre l’exploration de notre objet de recherche, la pratique de l’aikidô et tout particulièrement l’événement particulier de cette pratique constitué par l’examen de passage de grade, en les scrutant sous un nouveau jour. En effet, comme nous l’avions dit en fin de première partie, le rôle des affects nous semblait particulièrement prégnant dans ce contexte et, comme nous l’avions également annoncé, notre première tâche après avoir essayé de mieux comprendre de manière globale le fonctionnement de ces derniers va consister à revenir sur la modélisation que nous avions empruntée à la méthode de Vygotski, dans le but de démontrer le processus par lequel l’instrument psychologique agissait sur le développement du sujet, pour y incorporer maintenant la dimension affective.