2.3.1. De la validité d’une démarche de concaténation des modèles de Vygotski et de Damasio

Reprenons la figure 7 que nous avions présentée en fin de première partie. Le contexte de notre démonstration était l’exercice de kokyu Ho.

Figure 7 : Le triangle de Vygotski
Figure 7 : Le triangle de Vygotski

Le point A symbolisait la situation de départ, la saisie ; B, le but à atteindre, se libérer d’uke ; X, la technique kokyu Ho. On remplaçait alors le lien direct A – B, réflexe de repousser uke au moyen de la force physique par deux nouveaux liens A – X et X – B.Au stade où nous étions de notre recherche, nous estimions, comme Vygotski nous y invitait, avoir affaire également à des réflexes conditionnés, bien que d’origine « artificielle » et non « naturelle » comme le premier. La nouvelle voie crée de cette manière proposait de ce fait un nouveau parcours à la conscience, transitant par la technique et permettant l’introduction d’un ou plusieurs nouveaux principes, en l’occurrence non-opposition, absorption d’uke par relâchement musculaire, recherche de déséquilibre, etc. Le concept de kokyu, tel que nous l’avions défini, pénétrait plus profondément dans la « boite à outils » psychique et comportementale de l’apprenant, restructurant l’ensemble de son fonctionnement. Ce modèle nous paraissait clair et explicite tout en nous semblant rendre compte de la réalité du processus de façon satisfaisante. Nous avions toutefois émis une réserve devant l’absence de référence aux affects dans cette schématisation.

Maintenant que nous nous sommes doté d’un nouvel outil conceptuel, en l’espèce le modèle de Antonio Damasio, nous nous proposons, avons-nous dit, de revisiter le triangle vygotskien en suivant les voies de l’émotion et du sentiment. Nous sommes bien conscient que ce type de démarche, mêlant deux modèles théoriques différents dans une même construction à fins d’explicitation, peut paraître suspect par nature et inciter fortement à la prudence, à la méfiance et même à la défiance. Nous justifierons néanmoins la validité de cette manière de procéder en convoquant quatre arguments spécifiques à ce cadre contextuel.

En premier lieu, d’une part, nous l’avons déjà souligné, Vygotski affirmait que l’on ne pouvait séparer pensée et affect sans renoncer à jamais à élucider peu ou prou le fonctionnement de la vie psychique. D’autre part, nous l’avons vu également, La Théorie des émotions le montre, Vygotski ne fait état d’aucun modèle théorique abouti personnel à sa disposition, susceptible d’être utilisé lorsqu’il faut modéliser le processus émotionnel. Pis, aucun de ceux existants à son époque ne trouve grâce à ses yeux. Ceci tendrait à nous porter à croire que le rôle des affects est implicite dans sa modélisation et ne le reste que par manque d’outil conceptuel suffisamment élaboré pour l’expliciter. Sur un deuxième plan, le modèle de Damasio, auquel nous allons avoir recours, est bâti, nous l’avons aussi exposé, sur une base épistémologique se réclamant ouvertement de la pensée et de l’œuvre de Spinoza. C’est cette même assise que Vygotski prône, comme alternative à la doctrine cartésienne, comme support à la construction d’une véritable théorie des émotions. Les postures paradigmatiques de l’un et l’autre chercheurs sont par conséquent comparables. Troisième aspect, Vygotski, dans la formulation de sa méthode, a laissé sciemment toute ouverture à d’autres approches : « Elle ne réfute aucune des méthodes naturelle d’étude du comportement et n’entre pas en compétition avec elles. » (1985, p. 41). Le psychologue soviétique ne prétendait donc pas à l’exhaustivité dans la construction de son modèle. Enfin, quatrième point à relever, Pierre Rabardel, professeur de psychologie et d’ergonomie à l’université de Paris VIII, en plaidant et argumentant en faveur d’un élargissement de la théorie instrumentale, appelle à se saisir de cette opportunité d’ouverture laissée par son auteur. « Une théorie instrumentale étendue ne doit donc pas se limiter à un type particulier d’instruments comme les outils techniques ou psychologiques au sens où Vygotski l’entend. Elle doit chercher à saisir dans un même mouvement dialectique tous les instruments quelle que soit leur nature (matérielle, symbolique ou conceptuelle, interne ou externe au sujet, individuelle ou collective), la direction de leur action (le réel externe, soi-même, les autres…), les dimensions de l’activité auxquelles ils contribuent plus spécifiquement jusque et y compris, bien entendu l’affectivité. » (Rabardel, 2002, p. 272).Ces quatre arguments nous semblent aller raisonnablement dans le sens de la validité de notre démarche et nous confirment dans le bien-fondé de sa mise en œuvre. Par ailleurs, il nous parait important de souligner que les instruments psychologiques dont nous traitons – nous les avons reconnus comme tels dans notre première partie – sont malgré tout d’une nature un peu particulière puisqu’ils sont directement liés au corps et à son action, à un niveau beaucoup plus « organique » que peuvent néanmoins l’être le langage articulé, l’écriture ou le dessin, ou ne pas l’être du tout comme le comptage et le calcul, les procédés mnémotechniques et les symboles algébriques, instruments psychologiques dont le siège se situe exclusivement dans l’intellect. Cette dimension singulière caractérisée par la prégnance de la corporalité comme support à l’instrumentation constitue sans doute le point le plus décisif dans notre décision de poursuivre notre exploration du triangle vygotskien en ayant recours au scalpel du neurobiologiste.

Avant de commencer réellement notre démonstration, nous voudrions noter encore un parallélisme troublant entre les théories respectives de Vygotski et de Damasio. Nous avions dit que Damasio considérait la faculté que possédaient conjointement corps, cerveau et esprit, d’altérer, de modifier et de réécrire les cartes corporelles au niveau de l’encéphale comme un produit de l’évolution. A l’origine, selon lui, les messages provenant du corps parvenaient probablement à la conscience tels qu’ils étaient transmis, sans altération aucune. Ce n’est qu’ensuite que ce pouvoir partagé par les différents états du vivant, tels que les concevait Spinoza, et la synergie qui en résultait, est apparu. Si, de plus, nous nous référons à l’existence de ce que Damasio désigne comme des sentiments sociaux, par conséquent nés de et propagés par la culture, dans son essai de nomenclature, il ne nous parait nullement déraisonnable de voir en cette faculté un instrument psychologique de portée sublime, qui selon le processus décrit par la méthode de Vygotski, restructurerait l’ensemble du fonctionnement de l’être en sa psyché. En d’autres termes, le lien A – B du triangle vygotskiens’entendrait ici comme le message de l’état du corps à la conscience, émotion pure et archaïque parce que non génératrice de sentiment, et X comme le moyen de susciter l’immixtion, l’inscription et la gestion des différents paramètres issus de ce que nous appellerons les « trois états de nature » (corps / cerveau / pensée) susceptibles d’intervenir sur ces cartes dans le but avoué, sauf dysfonctionnements inopportuns, d’aider à la préservation de l’organisme-hôte et à son développement, autrement dit l’outil psychologique porteur de l’acte instrumental.