2.3.2. Construction d’un nouveau modèle de lecture cognito-affectif

Toutes ces considérations posées, revenons à notre situation de départ. Uke saisit les poignets de Shite, l’un et l’autre se faisant face en posture de seiza. C’est le point de départ d’une situation didactique, une situation-problème, mais c’est également, nous tiendrons le fait pour certain pour l’avoir vécu personnellement et surtout parce qu’il corrobore la totalité des témoignages que nous avons pu recueillir, l’apparition d’un stimulus émotionnellement compétent (S.E.C.).

Figure 8 : Le « Point A » du triangle vygotskien appliqué à la technique de Kokyu Ho : la saisie
Figure 8 : Le « Point A » du triangle vygotskien appliqué à la technique de Kokyu Ho : la saisie

La situation d’examen ne fait qu’accentuer encore cette seconde nature. Le corps est contraint et le message correspondant à cet état est transmis au siège de la réception des émotions (non localisé, nous le répétons, en une partie précise du cerveau mais dans l’interaction entre plusieurs zones de celui-ci). Cette première émotion peut s’exprimer au stade primaire sur le mode de l’oppression, de l’abattement, de la panique ou de la colère, en fonction de l’émotion d’arrière-fond préexistante et dominante mais est généralement transcendée en émotion sociale du fait du contexte. Elle se doit en effet d’être adaptée aux attentes de l’entourage et du rapport de shite avec celui-ci. Une influence déterminante est également apportée par le fait que la connexion corporelle qui s’est établi entre shite et uke mêle les perceptions des deux corps (rythmes des pouls et des respirations, complémentarité des forces physiques en jeu, etc.). L’information brute qui parvient au centre d’encartage des émotions est par conséquent déjà complexe.

La prise de conscience de cette émotion va se traduire en sentiment dans la psyché, conformément à ce que nous avons précédemment décrit. L’organisme va réagir sur deux plans, celui de l’intellect et celui de l’affect. « Le taux d’utilisation de chaque voie seule ou ensemble dépend du développement individuel de la personne, de la nature de la situation et des circonstances. » (Damasio, 2003, p. 152). D’une part, il va activer sa raison, peser sa réaction face aux données qui lui sont communiquées en terme d’options préférentielles comme le ferait un ordinateur extrêmement perfectionné. D’autre part, il va chercher parmi ses expériences émotionnelles précédentes laquelle se rapproche le plus d’une situation semblable antérieure, ainsi que la réponse comportementale la plus satisfaisante qui a pu être associée à cette circonstance. Damasio parle de cette potentialité comme d’une « hypothèse du marqueur somatique » se référant à un signal émotionnel conservé en mémoire et susceptible d’être rappelé au moment de la prise de décision. Cette hypothèse trouve un écho particulièrement intéressant dans le concept d’« évocation sensorielle » développé par Pierre Vermersch comme un fondement de ses entretiens d’explicitation, entretiens auxquels nous aurons par ailleurs recours dans la construction de nos « métarécits » en partie quatre.

A ce propos, Pierre Vermersch se réfère à « la madeleine » de Marcel Proust et surtout aux techniques de « l’Actors Studio » : « Quand un metteur en scène demande l’expression d’une émotion à un acteur, celui-ci peut la composer, la mimer habilement. Mais il peut aussi aller chercher dans sa propre expérience (dans la mémoire de cette expérience), une situation passée spécifique où il a déjà vécu cette émotion. » (Vermersch, 2000, p. 94). En d’autres termes, plutôt que de passer par le canal de l’intellect en imitant les signes extérieurs liés à une émotion précise, il va emprunter la voie « affective » en faisant resurgir une émotion déjà vécue antérieurement, dans des situations réelles susceptibles de se rapprocher le plus possible de celles du scénario qui conditionne son jeu. Nous reviendrons plus longuement sur cette partie théorique de la méthode de Vermersch en présentant la manière dont nous avons conçu nos propres entretiens à partir de cette dernière. Pour l’heure, reprenons le fil de notre discours centré sur les découvertes de Damasio.« Le signal émotionnel n’est pas un substitut du raisonnement proprement dit. Il joue un rôle auxiliaire et accroît l’efficacité du processus de raisonnement et l’accélère. Parfois, il peut rendre le raisonnement presque superflu… » (Damasio, 2003, p. 150-151). Autrement dit, certaines cartes somatosensorielles « en réserve » pourraient être appelées à induire un sentiment précis, déclenchant une action « raisonnable 58  » et « rationnelle » sans forcément passer par le raisonnement intellectuel. « Les signaux émotionnels rappelés ne sont pas en et pour eux-mêmes rationnels, mais ils favorisent des résultats qui auraient pu être obtenus de façon rationnelle. » (Damasio, p. 153). Le gain en matière de réponse à la situation entre circuit « intellectuel » et circuit « émotionnel » est exprimé ici avant tout en terme de temps de rapidité de passage à l’action et, dans un contexte martial ceci est déjà décisif. Mais est-ce la seule différence ? La voie émotionnelle, alimentée nous l’avons vu par les plus petites variations de l’organisme en sa totalité, est indiscutablement d’une subtilité extrême en terme de contenu du message. Damasio n’hésite d’ailleurs pas à la relier à la notion d’intuition, toute allusion au domaine surnaturel ôtée. Mais reprenons le cours du processus où nous l’avions laissé.

L’émotion communiquée au centre d’encartage a activé la double procédure de décision. La voie de l’intellect est trop lente et de toute manière insuffisante pour régler seule le problème, Damasio l’a prouvé expérimentalement 59 , c’est donc l’autre voie qui sera privilégiée pour ne pas laisser le sujet inopérant. Les cartes somatosensorielles les plus adéquates vont donc être sollicitées. Le niveau d’adéquation de ces cartes va par contre dépendre de leur variété et du résultat de l’évolution de leur contenu disponible. Si l’expérience du sujet ne l’a jamais préparé à ce type de situation et d’exercice, les seules cartes disponibles seront d’origine archaïque et réagiront avec les réponses dont le génome les a dotées : sentiments de contrainte, d’exaspération, de rejet et gestes en conséquence : tenter de se libérer maladroitement d’uke par la force.

Figure 9 : L’essai infructueux de passage direct du « Point A » (saisie, contrainte) au « Point B » (libération) sans transiter par le « Point X » (la technique de Kokyu Ho)
Figure 9 : L’essai infructueux de passage direct du « Point A » (saisie, contrainte) au « Point B » (libération) sans transiter par le « Point X » (la technique de Kokyu Ho)

C’est le lien A – B du triangle. Si, en revanche, la lente acquisition par un entraînement répété – et ritualisé – de l’instrument psychologique kokyu Ho a permis de construire une carte corporelle où ce dernier est en quelque sorte indexé sous forme de sentiment correspondant et d’action liée, l’organisme pourra y faire appel promptement et répondre de manière adaptée à la fois à la situation et au principe. Relâchement musculaire, déséquilibre, absorption d’uke seront les conséquences d’un état d’être global de cet organisme et non seulement de son intellect ou d’une réponse automatique de type réflexe.

Figures 10, 11 et 12 : Passage du « Point A » (saisie, contrainte) au « Point B » (libération) en transitant par le « Point X » (la technique de Kokyu Ho)
Figures 10, 11 et 12 : Passage du « Point A » (saisie, contrainte) au « Point B » (libération) en transitant par le « Point X » (la technique de Kokyu Ho)

C’est la dérivation par les liens A – X et X – B qui modifie du point de vue structurel le système entier du comportement de l’individu et induit son évolution, comme le présentait en dernier ressort Vygotski. Mais, pour nous, tout au moins dans le contexte qui est le nôtre, ou d’autres proches, peut-être, où la corporalité est prégnante, l’instrument psychologique demande le relais d’un encartage émotionnel pour être opérant. Ce constat peut se rapprocher de celui, plus général, qu’établit Pierre Rabardel dans sa recherche d’élargissement de la théorie instrumentale : « Ceci nous conduit à définir l’instrument comme une entité fondamentalement mixte, constituée, du côté de l’objet d’un artefact, d’une fraction, voire d’un ensemble d’artefacts matériels ou symboliques, et du côté du sujet d’organisateurs de l’activité que nous avons nommés par ailleurs schèmes d’utilisation et qui comprennent des dimensions représentatives et opératoires. » (2002, p. 284). Nous avons également substitué aux réflexes conditionnés, initialement décrits par Vygotski dans sa méthode, émotions et sentiments, mais ce « saut » qualitatif est parfaitement légitimé par la posture du psychologue soviétique dans son appréhension du concept même de réflexe : « Le réflexe est un concept abstrait : méthodiquement il est extrêmement précieux mais il ne peut devenir le concept fondamental de la psychologie en tant que science concrète du comportement humain. L’homme n’est absolument pas un sac de peau, rempli de réflexes, et son cerveau n’est pas un hôtel pour réflexes conditionnés qui par hasard y descendent les uns à côté des autres. »(Vygotski, 2003, p. 67). Plus encore, Vygotski place nommément les émotions dans la vaste famille des réflexes, donnant au terme lui-même un aspect purement générique. « Qu’est-ce qu’une sensation ? – C’est un réflexe. Qu’est-ce que le langage, les gestes, la mimique ? – Ce sont aussi des réflexes. Et les instincts, les lapsus, les émotions ? – Ce sont encore des réflexes. […] Cela est un réflexe, et ceci aussi est un réflexe, mais qu’est-ce donc qui distingue l’un de l’autre ? Il faut étudier non pas les réflexes mais le comportement : son mécanisme, son contenu, sa structure. » (Vygotski, 2003, p. 68).

Par ailleurs, rappelons-nous que, d’une part, Damasio range les réflexes, au sens strict de la physiologie, et les émotions dans la même catégorie de processus de régulation homéostatique automatisée et ne les différencie en définitive qu’en terme de niveaux de complexité et, d’autre part, relevons que nous développons sans doute ainsi une réflexion qui peut à nouveau trouver un écho dans la démarche de Rabardel : « L’approche instrumentale se différencie cependant des approches en termes de mécanismes sur un point essentiel : l’unité des processus affectifs sociaux et intellectuels (pour employer le vocabulaire de Vygotski) s’y trouve préservée au sens où tout acte instrumental, toute action ou activité instrumentée, exprime et réalise, sous une forme nécessairement spécifique et restreinte, les rapports, opératoires, affectifs, cognitifs et sociaux du sujet à la fois à l’objet de l’activité dont l’instrument est le moyen, à lui-même et aux autres sujets auxquels cette activité renvoie. » (Rabardel, 2002, p. 289). Faire intervenir le processus émotionnelau sein du schéma méthodologique triangulaire vygotskien illustrant le rôle de la médiation instrumentale chez le sujet nous semble donc, en poursuivant cette logique, non seulement pertinent mais tout à fait indispensable.

Notes
58.

Damasio emprunte le terme à Stefan Heck, un autre chercheur, dans ce sens contextuel précis.

59.

Nous ferons mention des preuves apportées par Damasio à ce sujet au chapitre suivant.