Un des piliers de fondation de notre modèle, peut-être le principal, repose sur l’affirmation de Damasio relative à la subordination de la prise de décision à ce que nous avons appelé la voie émotionnelle. Cette affirmation n’est pas vaine spéculation. En effet, les sujets incapables de ressentir certaines émotions suite à des lésions cérébrales se trouvent, plus ou moins selon les parties lésées, dans une incapacité significative à prendre des décisions fondées concernant leur vie sociale. Damasio cite de nombreux cas sur lesquels son équipe et lui se sont penchés. Des tests montrent que l’intellect n’est pas touché, les facultés cognitives demeurent intactes mais l’absence ou l’atrophie pathologiques de ressenti émotionnel (en particulier la sympathie envers autrui, l’embarras et la culpabilité face aux conséquences de ses propres actions lorsqu’elles sont outrageusement inadaptées au contexte) se soldent, contre toutes attentes, par des orientations décisionnelles aberrantes : « Ces patients n’utilisaient pas l’expérience émotionnelle qu’ils avaient accumulée au cours de leur vie. Les décisions prises dans ces circonstances donnaient des résultats erratiques, voire négatifs, en particulier en ce qui concernait les conséquences futures. Ce handicap était particulièrement remarquable dans les situations impliquant des options nettement opposées et des résultats incertains. » (2003, p. 147). D’un point de vue scientifique, le rôle actif de cette voie émotionnelle se trouve donc bien indiscutablement confirmé, méthodologiquement parlant par induction, en vertu même de la méthode dite par différence des cinq canons établis par J.S. Mill.
L’expérience partagée par l’ensemble de nos contemporains comme de nos aïeux vient par ailleurs corroborer cette démonstration. Chacun de nous peut revenir sur le poids qu’ont eu émotions et sentiments dans ses décisions prises dans le passé, des plus futiles aux plus importantes. « J’ai eu le coup de cœur pour … ; j’ai écouté mon cœur ; j’ai parlé avec mon cœur, etc. ». Pour exemple, d’un point de vue mercantile mais on ne peut plus pragmatique, tout bon vendeur connaît bien entendu l’existence de cette voie émotionnelle, cette voix du cœur, et sait, en faisant appel à certaines techniques mais également en utilisant le même registre de faculté – on parlera alors d’intuition, de talent ou de don (« Il est fait pour ce métier !», dira-t-on) – faire advenir l’émotion et le sentiment propices aux fins qu’il convoite dans la conclusion d’une transaction. Cela nous le savions déjà, mais Damasio met en évidence le fait que loin de représenter une faiblesse du raisonnement, due à une fragilité du système, la voie émotionnelle constitue un passage obligé dans la prise de décision sans lequel le système en son ensemble s’avère dysfonctionnant. Ainsi, nous renonçons définitivement, comme le préconisait Vygotski, à la doctrine cartésienne qui exigeait que l’intellect par l’entremise de la volonté prenne le dessus sur l’« animalité » corporelle pour la plier à ses desiderata au nom d’un libre-arbitre illusoire fondé idéologiquement sur la dominance du corps matériel par un esprit d’origine divine qui justifie de cette manière par essence sa toute-puissance.
Nous rejoignons en revanche la posture spinozienne qui mettait sur un pied d’égalité corps et esprit tout en privilégiant l’un ou l’autre selon les circonstances, l’un et l’autre ayant des fonctions et des orientations différentes. En ce qui concerne ces dernières, Spinoza disait qu’« elles vont du corps à l’esprit quand nous percevons et de l’esprit au corps quand nous décidons de parler et parlons effectivement. » (Damasio, 2003, p. 214). Il n’y a pas de relation de type vassal – suzerain entre corps et esprit mais association de deux états spécialisés complémentaires, déterminant une même entité humaine. Chacun a son rôle spécifique à jouer mais, pour que cela fonctionne de manière optimum, c’est-à-dire rappelons-le pour une sauvegarde et un développement de l’organisme-sujet, il importe que les deux agissent en synergie, autrement dit interagissent de concert en se gardant d’empiéter sur les prérogatives de l’autre. Le corps exprime des besoins que l’esprit doit respecter, l’esprit formule des volontés que le corps doit prendre en compte, mais sous l’arbitrage ultime de la même finalité homéostatique tendant vers son propre développement ; il serait donc plus exact à ce propos de parler de processus téléologique visant l’accroissement des fonctions disponibles pouvant être exercées par le sujet sur lui-même et sur le monde extérieur tout en préservant intacte la structure originale, plutôt que d’homéostasie en elle-même, bien que celle-ci demeure la composante première et essentielle de ce processus. Quoi qu’il en soit, dire que corps et esprit partagent la même faculté d’intervenir dans la prise de décision au nom du même but n’implique pas forcément qu’ils s’harmonisent toujours au mieux.
Nous emprunterons un exemple de situation qui nous semble emblématique de ce constat à un événement que nous avions étudié dans le cadre de notre mémoire de D.E.A. (Chignol, 2002). Lors de son examen de passage de 1er dan, un impétrant : Claude, au moment où il devait démontrer et expliquer une technique demandée par l’examinateur, resta comme tétanisé. Il ne pouvait se remémorer la technique qu’il connaissait pourtant quelques minutes plus tôt. Qui plus est, lorsque l’examinateur, pour le tirer de cette impasse, transforma sa demande en réclamant une autre technique, basique, que Claude comme chaque aikidoka avait répétée des milliers de fois, il conserva la même attitude. Il ne s’agissait même pas d’une mauvaise exécution, d’une contre-performance, mais de l’impossibilité presque totale d’avoir une représentation quelconque, ne serait-ce que symbolique du scénario de la gestuelle, en d’autres termes de se la rappeler et donc d’introduire une action quelconque. Ce phénomène nous semblait correspondre en tous points à ce que Bruner évoquait à partir d’expériences faites sur des rats de laboratoire mais dont il étendait les observations et les conclusions à l’homme : « Cela nous invite à penser que se réalise une économie de fonctionnement, fondée sur un principe d'échange : lorsque le besoin est pressant, on consacre moins de temps au traitement de l'information, et ce traitement est moins approfondi. Préoccupé par l'objectif à atteindre, on en vient à ne plus percevoir le moyen. » (2000, p. 138). Pour Bruner, trop de motivation tuait l’action en lui en ôtant les moyens. L’état émotif créé par la demande trop forte de réussite et de reconnaissance inhibait les facultés cognitives. Aujourd’hui, à la lumière de notre modèle de lisibilité du processus de prise de décision incluant comme condition sine qua non le processus émotionnel, nous pouvons proposer une nouvelle approche de compréhension du phénomène.
La responsable de cette inhibition ne serait aucunement l’émotion mais, au contraire, le résultat d’une emprise trop importante de la volonté. En effet, l’élément déclencheur clairement identifié par Bruner, et dont l’effet est proportionnel à la puissance avec laquelle il se manifeste, se présente sous la forme d’une motivation extrêmement prégnante. Or, cette motivation est purement un produit transformé à partir d’une demande de reconnaissance sociale, de représentations et de projections de l’avenir, d’enjeux personnels et interpersonnels. Elle appartient par conséquent au domaine de l’image mentale et de l’idée 60 , à celui de l’esprit. A contrario, l’émotion en tant que message du corps ne transmet que ce qui émane de ce dernier au moment présent, sous l’influence d’un stimulus émotionnellement compétent (S.E.C.). Dans le cas qui nous préoccupe, les cartes somatosensorielles susceptibles d’agir efficacement sur les décisions d’action existent déjà pour la situation rencontrée, l’examen a été longuement préparé, les gestes ont été répétés à maintes et maintes reprises et ont donné lieu à une évaluation dans des conditions semblables. Le « circuit émotionnel » est prêt à fonctionner de manière efficiente. Mais nous savons maintenant que la pensée intervient sur ces cartes et y imprime sa volonté en altérant le message original. L’interview que nous a par la suite accordée Claude met indubitablement sa propension au doute en avant, sa crainte de ne pas être à la hauteur de ce qu’on attend de lui, ce sentiment d’appréhension étant lié, nous le rappelons, à ses représentations de l’événement. Autrement dit, il veut réussir mais doute d’y parvenir. La psyché, pour contrer ce conflit interne, va réagir selon son propre mode de fonctionnement cognitif qui consiste à mobiliser toute la volonté de réussir possible pour « écraser », au sens où un informaticien emploierait le terme, le doute inopportun. Viendront donc s’adjoindre au message corporel les instructions nécessaires pour créer un sentiment de puissance et de détermination venu évincer le sentiment de doute déjà installé, en vertu du principe énoncé par Spinoza, et à sa suite par Vygotski et Damasio, qui veut que seul un sentiment puisse lutter contre un autre et le neutraliser.
La pensée peut intervenir sur les cartes corporelles mais non directement sur l’émotion. Mais, dans cet encartage, ce nouveau message « idéologique » activé de manière outrancière lèse de manière considérable la lecture des données primordiales issues du corporel, lesquelles ne sont plus reconnaissables et mises dans l’incapacité de jouer le rôle qui leur est dévolu dans le message final d’où doit émerger la prise de décision menant à l’action. La volonté de réussir, en surenchérissant surabondamment sur la propension au doute, a arraché les rênes de la conduite du processus à l’instance seule habilitée à le piloter, avec ou sans la participation de l’usurpatrice, et causé en conséquence le blocage de l’ensemble du système. Les cartes devenues illisibles, la pensée, coupée du corps et incapable de gérer cette situation, s’affole. Elle se trouve réellement en danger. Le corps, dont le rôle fondamental est, nous l’avons vu avec Damasio, la sauvegarde de l’organisme, reçoit de plein fouet cette menace interne devant laquelle il ne peut réagir efficacement. Il se rétracte littéralement par impuissance à contenir la situation et porte alors les stigmates émotionnels du désarroi, palpitations, suée, etc., effet en retour des tensions psychiques dans les cartes corporelles. Notons toutefois que la présence de ces tensions psychiques n’est pas en soi une atteinte à l’intégrité de l’organisme mais que, bien au contraire, ainsi que l’ont prouvé les travaux de Lewin par exemple, ces tensions représentent l’énergie nécessaire à son développement. Dans le type de situation que nous évoquons, le problème vient uniquement de l’excès avec lequel se manifestent les forces en présence qui dépasse les possibilités de traitement et d’adaptation de l’organisme.
Voilà comment, en nous appuyant sur le modèle que nous avons exposé, nous retracerions maintenant le déroulement du phénomène d’inhibition de l’action par excès de motivation à réussir une épreuve physique donnée. Notons que même si Bruner présente une interprétation sensiblement différente de la nôtre en ce qui concerne ce phénomène précis, ses conclusions apportent néanmoins un écho favorable à notre démonstration d’ensemble : « Il n'y a rien à gagner à isoler l'émotion de la connaissance de la situation qui l'a provoquée. La cognition, de son côté n'est nullement une forme pure de la connaissance à la quelle l'émotion ne ferait que s'ajouter (pour en perturber la limpidité ou non). Et l'action est le chemin commun, fondé sur ce que l'on sait et sur ce que l'on sent. »(2000, p. 143). La dernière affirmation, tout particulièrement, s’inscrit bien dans une reconnaissance de la double origine principielle, émotionnelle et cognitive, des facteurs de décision, véhiculés selon deux voies distinctes pour se rejoindre en définitive en une seule, celle qui décide de, donne naissance à, et perdure dans l’action.
Mais si nous avons choisi de tester en quelque sorte notre modèle en faisant resurgir et en réinterprétant un événement ancien, ce n’est pas par manque de données d’observation inédites. C’est que nous avons rencontré et rencontrons encore ce que nous pourrions appeler le « Syndrome de Claude », y compris dans notre expérience personnelle de pratiquant, à de maintes reprises. Le choix de l’associer à la personne de Claude a dépendu seulement de deux circonstances : l’apparition du phénomène précisément au cours d’un travail de recherche où nous avons pu filmer l’événement et nous entretenir de façon approfondie avec la personne qui l’avait vécu, et son intensité particulièrement marquée à cette occasion. Il nous semble donc judicieux d’ajouter à ce propos deux remarques issues de l’observation et de l’expérimentation directe qui vont toutes deux dans le sens de ce que nous avons proposé en terme d’explicitation.
Première remarque, la même démonstration technique effectuée par le même individu verra ou ne verra pas l’apparition du Syndrome de Claude, selon le contexte où elle est va se dérouler. L’exécuter devant un groupe d’élèves dans son propre dojo ne posera pas le même problème que devant l’examinateur du passage de grade sous le regard d’un grand nombre de pratiquants dont ses pairs et de ses sempai. Le sens commun objectera de nouveau que cela paraît évident et que l’émotion porte toute la responsabilité de ce qu’on nomme populairement le trac. En réalité, nous le maintenons, ce n’est pas du corps, donc de l’émotion, que vient cette difficulté mais de l’esprit. D’ailleurs, il est intéressant de noter que les « trucs » généralement préconisés pour lutter contre le trac sont généralement à base de respiration forcée, de mouvements corporels simples ou au contraire de rappel d’images mentales qui viennent dédramatiser le contexte, utilisant par conséquent les deux voies existantes pour mettre provisoirement en retrait les enjeux individuels et sociaux qui motivent la volonté de réussir. C’est l’importance excessive 61 que le sujet accorde à ces enjeux jointe aux doutes qui demeurent sur les chances de réussite qui est au centre de la difficulté rencontrée. Le rapport au contexte peut certes être également considéré comme un S.E.C. qui interviendrait directement sur l’émotion et c’est certainement vrai en partie, mais ce circuit ne peut être qu’accessoire dans la mesure où il ne peut rendre compte seul du fait, bien réel, que le degré d’inhibition de l’action est proportionnel à l’importance de la motivation lorsque cette dernière se présente de manière trop prégnante.
La seconde remarque est issue d’une démarche plus introspective mais néanmoins basée sur des faits précis. En ce qui nous concerne, en situation d’examen, nos propres réactions sont bien différentes selon l’implication du corps dans le travail demandé. Une épreuve écrite ne comportera aucune gêne du type que nous venons de décrire au paragraphe précédent. Une épreuve orale provoquera l’apparition de quelques tensions à l’arrière plan, bien qu’en général sans réels effets conséquents de blocage, qui peuvent certes s’expliquer par la situation de face-à-face émotionnellement plus chargée mais également, selon nous, par le passage obligé par l’articulation des mots du discours. Ce qui nous fait émettre cette hypothèse, c’est que lorsque le corps va être davantage mis à contribution, dans le cadre de l’aikidô précisément, à l’occasion d’un examen de passage de grade bien sûr, mais même d’une simple démonstration d’une technique connue devant des experts, le « Syndrome de Claude » va essayer immédiatement d’étendre son emprise sur la réalisation de la tâche de façon plus ou moins marquée. Sans aller jusqu’à une paralysie corporelle et mentale durable, cela se traduira par des « blancs » momentanés et fugitifs, provoquant des ralentissements de l’action, des erreurs de rythmes, des gestes empruntés ou maladroits. Nous avons par ailleurs, dans un tout autre contexte, connu des difficultés approchantes lorsque nous nous sommes présenté à l’examen du permis de conduire. Il apparaît évidement difficile de mesurer, quantifier ou hiérarchiser précisément la motivation, surtout quand elle s’applique à des registres aussi différents, mais il nous semble que la volonté de réussir et les enjeux en termes sociaux et individuels étaient également présents dans les soutenances universitaires, les passages de grade et l’examen du permis de conduire. Pourtant l’impact sur le déroulement de l’épreuve n’est pas le même. Tout ce passe comme si la demande de prise de décision, lorsqu’elle concerne directement des réponses à apporter extrêmement promptes en matière de gestuelle, représente pour nous un facteur causal décisif dans l’apparition de blocages du système volitif / exécutif dans lequel le processus émotionnel est impliqué. En revanche, quand les réponses à fournir se limitent sur le plan corporel à l’articulation des mots issus de la pensée, le risque de blocage est minimisé. Si l’on se réfère à notre explicitation du « Syndrome de Claude » à partir de notre modèle de lisibilité, le sentiment de doute demeure à nouveau, nous semble-t-il, au cœur du problème. Or, de par notre histoire personnelle, nous n’avons découvert véritablement les pratiques corporelles qu’à un âge où la construction de la personnalité était déjà bien assise. Il demeure que nous avons toujours, malgré une évolution certaine de notre rapport à elles, relativement plus de doute, à tord ou à raison, sur nos capacités en matière de gestuelle que sur nos aptitudes au raisonnement intellectuel. Cela pourrait ainsi s’entendre comme une explication possible du phénomène que nous avons observé en nous-mêmes. Le sentiment de doute que nous avions relevé chez Claude jouerait en tout point le même rôle dans notre propre fonctionnement. Partant de cette hypothèse, nous pourrions la peaufiner en disant que, dans notre cas, lorsque la situation d’examen fait appel à une gestuelle complexe, le psychisme introduit un sentiment de doute inhibiteur à l’intérieur des cartes corporelles par excès de pression motivationnelle qui vient gêner momentanément leur lecture et paralyse ainsi le système, comme nous l’avons décrit pour Claude. En revanche, quand la situation ne requière pas cette dimension du geste mais reste avant tout dans le domaine du discours, la situation d’examen garde un caractère de stimulus émotionnellement compétent qui provoque une certaine émotion, mais celle-ci est connue et reconnue avec les actions qui lui sont rattachées et nul sentiment de doute suffisant ne vient perturber gravement le fonctionnement du système. On peut dès lors supputer l’éventualité du cas inverse où un sujet connaîtrait des blocages tels que ceux que nous avons décrits dans la démonstration verbale et les ignorerait dans l’action pure. La différence résiderait néanmoins dans le fait que si le raisonnement intellectuel peut relativement facilement être isolé du corporel, bien qu’il est besoin a minima pour s’exprimer d’employer la fonction des organes de la parole, il est beaucoup plus difficile de concevoir l’existence d’actions complexes où l’intellect n’interviendrait que de manière insignifiante.
Ces remarques effectuées, afin de conclure cette partie consacrée à une approche didactique du rôle de l’affect, nous voudrions, puisque nous avons commencé à mettre notre modèle d’intelligibilité du processus émotionnel dans l’apprentissage de l’aikidô à l’épreuve des faits, estimer succinctement de quelle manière il peut rejoindre, à notre sens, l’enseignement tel qu’il est dispensé dans l’Ecole. En d’autres termes, nous voudrions nous efforcer de montrer comment dans les paroles d’enseignants nous pouvons retrouver des éléments qui viennent à l’appui de notre modèle. Le premier élément commun nous semble représenté par sans doute le plus essentiel que nous ayons pu puiser dans les travaux de Damasio : le concept de « corps en hallucination », autrement dit le « brouillage » éventuel du message corporel par la pensée. Lorsque l’action est inhibée, l’enseignant ne s’y trompe pas et demande à son élève de « lâcher le mental », sans que ce dernier comprenne bien néanmoins toujours ce que cela représente exactement. Quoi qu’il en soit, cette notion est implicitement connue. La problématique du doute, centrale dans notre lecture du « Syndrome de Claude » l’est également dans l’enseignement, où son envers, le sentiment de confiance en soi intervient dans ce lâcher prise. « Le thème mythique de la capacité infinie à l’autodéfense est un premier pas vers la confiance en soi, départ sur une voie qui s’achève dans un oubli de soi. Mon maître disait : « La voie qui mène à l’oubli de l’ego ». » (Cognard, 2004, p. 34). La philosophie du budô, telle que l’approche Maître Cognard, développe particulièrement l’idée de la recherche d’un affranchissement du corporel vis-à-vis de l’omnipotence des actions mentales : « Le budô implique un fort investissement du corps et de nombreuses répétitions pour repérer l’espace-temps complexe qui lui correspond. Le geste acquis donne au corps la perception de ses axes et de l’espace. Il perçoit les fractions de temps ordonnant les mouvements. Il mémorise la spatiotemporalité, et perçoit ainsi son potentiel d’action, sa capacité au mouvement. Se percevoir dans l’espace et dans le temps l’affranchit de l’obligation de s’objectiver dans le mental, donc d’être vu par soi ou par les autres. Les étapes décisives vers cette intégration de la conscience sont : n’avoir plus besoin de la reconnaissance de l’autre pour se sentit être ; que le corps ait conscience de soi, indépendamment de toute pensée, qu’il puisse agir hors de l’espace-temps perçu par la conscience mentale. Quand le corps s’objective lui-même tant dans la perception de son acte que de son être, et indépendamment du psychisme, je parle d’identité corporelle. » (2004, p. 36). La quête de cette autonomie existentielle du corps afin de rendre à l’être toute sa dimension constitue certes une posture philosophique qui peut sembler déroutante pour qui est peu familiarisé avec la pensée extrême-orientale qui a donné naissance au budô, mais il demeure que le modèle de lecture du rôle de l’affect dans la pratique de l’aikidô dont nous nous sommes doté se devait de rester lisible, tout en gardant son indépendance d’instrument de recherche en sciences humaines recevable pour l’ensemble du domaine, dans le cadre contextuel d’expression de l’objet de la recherche. Cette exigence nous semble remplie particulièrement lorsqu’on rapproche la citation précédente de ce qui a été dit auparavant sur la rationalité possible de l’émotion en tant que facteur décisionnel en provenance du corporel. « Bien qu’elle ait rarement été dominante, l’idée selon laquelle les émotions sont intrinsèquement rationnelles remonte à il y a longtemps. Aristote comme Spinoza pensaient que certaines émotions au moins, quand il le fallait, étaient rationnelles. Et c’était le cas de David Hume et d’Adam Smith, d’une certaine manière. Les philosophes contemporains Ronald de Sousa et Martha Nussbaum ont aussi défendu l’idée de la rationalité de l’émotion. Dans ce contexte, le terme « rationnel » ne renvoie pas à un raisonnement logique explicite, mais plutôt à une association avec des actions et des résultats qui sont bénéfiques pour l’organisme témoignant de ces émotions. » (Damasio, 2003, p. 151-153). Le langage employé n’est pas le même, les idées exposées ne sont pas stricto sensu équivalentes mais la reconnaissance d’une forme d’« intelligence 62 » propre au corps est affirmée de part et d’autre. Notre cadre théorique ne pouvait faire abstraction de cette notion pour aborder la pratique de l’aikidô et le passage de grade sous peine de laisser une partie importante des témoignages recueillis dans l’incapacité d’être interprétés.
C’est à travers la question de l’affect que nous avons introduit la problématique de la place occupée par le corps dans le processus qui aboutira à la prise de décision qui permettra d’orienter l’action. Ce questionnement nous paraissait important pour revisiter, avec l’apport que nous semblait pouvoir nous offrir son traitement, la genèse des apprentissages telle que la décrivait Lev Vygotski. C’est à la suite de ce dernier que nous avons pu poser le problème en termes philosophiques et l’appréhender de ce fait par son véritable commencement. La modélisation cartésienne menant à des impasses successives, les visions de Spinoza sur le sujet constituaient en revanche une alternative pleine de promesses et c’est précisément la rencontre entre la philosophie spinozienne et la neurobiologie moderne qui est au centre des travaux de Antonio Damasio, spécialiste actuel du processus émotionnel. Fort des différentes données que nous avons ainsi pu recueillir sur le sujet, nous avons proposé un modèle synthétique de lisibilité du rôle de l’affect dans les apprentissages de l’aikidô et avons testé son adéquation à quelques situations en terme de plausibilité. Nous avons également pu constater la compatibilité de l’outil de lecture avec le propre cadre philosophique de l’objet en terme de compréhension mutuelle. Mais, à notre sens, la principale contribution apportée par cette partie consacrée à l’affect à l’ensemble de notre étude, hormis naturellement la notion d’intelligence du corps, demeure le constat qu’en cas d’inhibition de l’action, on ne peut parler de « sur-émotivité », comme on l’entend généralement, mais plutôt de surinvestissement cognitif, replaçant ainsi corps et pensée dans leurs rôles et à leurs places respectives face aux éventuelles difficultés rencontrées dans l’apprentissage de l’art martial. Cette redistribution des fonctions va nous permettre d’approcher bien différemment que nous l’aurions fait sans elle les examens de passage de grade que nous allons étudier. Mais avant d’entrer précisément dans ces études de cas, après avoir successivement vu dans l’objet de notre recherche un phénomène rituel et un apprentissage dont la dimension affective est fortement prise en compte, de par l’intérêt porté au processus émotionnel, il nous reste à finir de traiter ce que nous avions entrepris en fin de première partie lorsque nous avions assimilé le rituel aiki à un langage. Ce sera l’amorce de notre troisième partie qui nous verra explorer ensuite l’incidence que les aikidoka accordent à l’évolution du rapport qu’ils entretiennent avec leur pratique martiale sur leurs parcours de vie, telle qu’ils la verbalisent au travers des réponses qu’ils donnent au questionnaire que nous leur avons soumis.
Nous employons le terme en référence à Spinoza, tel qu’il est défini dans le chapitre précédent : « Inscription de la modélisation de Damasio dans le paradigme spinoziste».
Nous employons ici le qualificatif de « excessive » en tant que caractère dysfonctionnant se rapportant à un élément moteur d’un système, et non en tant que jugement de valeur.
Nous pourrions employer ici le terme d’intelligence dans une de ses acceptations de sens en tant que « capacité de résoudre des problèmes, de trouver une issue convenable à des situations nouvelles, d’un ordre quelconque. » (PIERON, 1951, 1992, p. 232). Mais une autre acceptation, plus récente, corollaire à la doctrine de l’enaction de H. Maturana et F. Varela, ne la définit plus précisément « comme la faculté de résoudre un problème mais comme celle de pénétrer un monde partagé. » (Varela, 1996, p. 113). C’est celle que nous retiendrons comme la plus adéquate dans le contexte du domaine corporel.