Le langage, au sens de Vygotski, outil de communication et de ce fait de construction de la pensée, est avant tout signifiant, c’est-à-dire qu’il doit permettre de véhiculer des données concrètement absentes, tout au moins d’un strict point de vue matériel, dans l’ici et maintenant. « La communication, fondée sur la compréhension rationnelle et sur la transmission intentionnelle de la pensée et des expériences vécues, exige immanquablement un certain système de moyens, dont le prototype était, est et restera le langage humain, né du besoin de communiquer dans le processus du travail. » (Vygotski, 1992, p. 39). Notre hypothèse est que ce langage typiquement humain s’exprime pleinement dans la pratique de l’aikidô en transmettant des informations qui ont valeurs de signes à part entière, en ce qu’elles se rapportent à des constructions psychiques élaborées au fil de la progression historico-culturelle de celui qui les transmet, d’une part, et, d’autre part, en ce qu’elles peuvent être comprises par ceux à qui elles sont destinées parce qu’offrant des possibilités de généralisation. En effet : « Pour transmettre à autrui une expérience vécue ou un contenu de conscience, il n’est pas d’autre moyen que de les rattacher à une classe déterminée, à un groupe déterminé de phénomènes mais cela, comme nous le savons déjà, exige absolument une généralisation. » (Vygotski, 1992, p. 39). Le rituel de l’aikidô, en ce qu’il constitue une culture commune à tous les pratiquants au travers de la codification des attaques, des techniques, de l’étiquette et des sensations et perceptions que véhiculent ces structures sur leur corps et leur psychisme, rend possible ces généralisations.
Mais le langage ne serait rien, ou si peu, s'il n'était avant tout un moyen d'exprimer notre être, en ce qu'il a d'unique et d'éternellement nouveau... et se le faire savoir. « Exprimer, pour le sujet parlant, c'est prendre conscience ; il n'exprime pas seulement pour les autres, il exprime pour savoir lui-même ce qu'il vise. »(Merleau-Ponty, 1951, p.82). Maurice Merleau-Ponty appelait cela « fécondité de l'expression » (p.77) ou « vertu de la parole » (p.83) et lui donnait pour principaux attributs le pouvoir de dire plus dans son ensemble que dans les mots utilisés, allié à celui de se devancer elle-même. Mais pour l'utiliser, il faut faire un effort, « se lancer », franchir un « pas », ce qui rejoint bien notre paradigme du passage à travers l’examen du passage de grade. L’aikidoka imprime pour cela une « torsion secrète » au rituel, une « imperceptible déviation » (Merleau-Ponty cité par Charcosset, 1981, p.32). « J'exprime lorsque, utilisant tous ces instruments déjà parlants, je leur fais dire quelque chose qu'ils n'ont jamais dit. » (Merleau-Ponty, p.83). L'aikidoka se recherche à travers l'autre. Quand il va reproduire sur son partenaire du moment la technique ritualisée, il va y déposer ses propres peurs, ses raideurs, mais aussi ses joies et ses espoirs, sa faiblesse et sa force de l'instant. On ne fait pas deux fois de la même façon une technique ; le geste présent parle de l'être présent, inscrit entre un passé - où naissent les peurs - et un futur - l'espace des espoirs -. C'est en faisant, dans l'acte de reproduction de la technique, en interprétant le rituel, que le pratiquant va exprimer son Moi du moment, unique et singulier. C’est là, à l'instar de l'acte de verbalisation analysé par Merleau-Ponty, que l'expression nécessite d'accomplir un effort sur soi-même, de franchir le pas, se laisser aller, laisser sourdre, et, tout à la fois, contrôler son geste, sa parole. Le geste d'Aiki, codifié dans ses multiples aspects, permet bien, précisément au moyen de cette codification, une nouvelle expression, celle d'une parole neuve et authentique, qui lui confère le statut de langage.
La méthode que nous allons employer pour explorer ce langage et mettre en avant le rôle qu’il joue dans le développement du sujet pratiquant est directement inspirée dans son principe de celle que préconise Vygotski à fin d’études des phénomènes psychiques et qu’il a utilisé dans ses recherches sur le rapport entre langage et pensée. Cette méthode rejette l’utilisation d’une décomposition systématique approfondie en éléments constitutifs de natures et de fonctions différentes. « Nous avons comparé le chercheur qui utilise cette méthode à un homme qui, pour expliquer pourquoi l’eau éteint le feu, chercherait à décomposer l’eau en oxygène et en hydrogène et s’apercevrait avec étonnement que l’oxygène entretient la combustion et que l’hydrogène lui-même brûle. » (Vygotski, 1992, p. 320). Si nous voulons comprendre l’influence de sa pratique sur l’aikidoka, nous ne pouvons nous limiter à en dissocier la gestuelle en termes de descriptions anatomiques, stratégiques et symboliques successives, délimitant des espaces artificiels où interviendraient isolément ce qui est de l’ordre de la physiogenèse et celui de la psychogenèse. Il nous apparaît plus pertinent d’avoir recours à ce que Vygotski appelait l’analyse par décomposition en « unités de base » 63 .
Nous reprendrons ici la définition de cette analyse telle que nous la livre son concepteur : « Celle-ci pourrait être définie comme une analyse qui décompose un tout complexe en unités de base. Par unités de base nous entendons les produits de l’analyse tels qu’à la différence des éléments ils possèdent toutes les propriétés fondamentales du tout et sont des parties vivantes de cette unité qui ne sont plus décomposables. La clef de l’explication des propriétés singulières de l’eau est non pas sa formule chimique mais l’étude des molécules et du mouvement moléculaire. De même la véritable unité de base de l’analyse biologique est la cellule vivante, qui conserve toutes les propriétés fondamentales de la vie inhérentes à l’organisme vivant. » (1992, p. 36). Pour Vygotski, l’unité de base de la pensée verbale était à chercher dans l’aspect interne du mot, dans sa signification, celle-ci s’inscrivant obligatoirement, nous l’avons dit, dans un processus de généralisation : « On est apparemment fondé à supposer que ce qui distingue qualitativement l’unité de base est au fond et essentiellement le reflet généralisé qu’elle donne de la réalité. » (1992, p. 37).Pour nous, de la même manière, l’unité de base de la pratique de l’aikidô est à chercher dans la signification que prennent pour le pratiquant techniques diverses et autres rites dans son « discours ». Outils psychologiques, toujours au sens de Vygotski, incarnés dans l’expression corporelle, ils sont les « mots » d’un langage particulier qui influence qualitativement la pensée du sujet – comme le fait le langage verbal, ainsi que l’a encore démontré le psychologue soviétique.
De la même façon, la signification que le pratiquant va attacher à ces « mots » n’est pas exclusivement d’ordre intellectuel mais va dépendre également pour une grande part de l’affect, d’autant plus, peut-être, que sa particularité par rapport au langage verbal réside dans un engagement complet du corps dans la construction et la transmission du « message ». Car, là encore, une décomposition en éléments d’ordre intellectuel, d’une part, et affectif d’autre part, briserait la cohérence de l’analyse. « L’analyse qui décompose un tout complexe en unités de base […] montre que toute idée contient sous une forme remaniée le rapport affectif de l’homme avec la réalité qu’elle représente. Elle permet de découvrir le mouvement direct qui va des besoins et impulsions de l’homme à une certaine direction que prend sa pensée et le mouvement inverse qui va de la dynamique de la pensée à la dynamique du comportement et à l’activité concrète de l’individu. » (Vygotski, 1992, p. 42). A ce stade de notre réflexion, une interrogation ne peut qu’émerger et s’imposer à nous : si la pratique de l’aikidô constitue bien un langage à part entière, quelles possibilités celui-ci offre-t-il qui ne serait pas apportées par le langage verbal ? En effet, ce dernier est largement plus répandu et universellement reconnu. Plus pratique d’emploi, chaque être humain y est formé dès sa naissance et en a acquis une maîtrise, certes variable dans certaines proportions selon les individus, mais néanmoins généralement très étendue. Que peut apporter de plus un langage d’apparence ésotérique, pratiqué par un nombre très limité d’individus, difficile, physiquement contraignant, et nécessitant plusieurs décennies d’études avant même de pouvoir en acquérir les bases ? A travers notre exploration des fonctions rituelles de la pratique, nous avons mis en évidence que celles-ci étaient certes nombreuses et constructives mais, d’une part, sont-elles indispensables à un développement harmonieux de l’humain et, d’autre part, ne pourraient-elles pas être remplies en suivant des chemins bien différents, moins exigeants ? Enfin, le langage aiki aurait-il encore d’autres propriétés que nous n’aurions pas débusquées aux détours de notre première exploration ? Quoi qu’il en soit, si l’on admet que l’aikidô existe bien en tant que langage, celui-ci s’est exporté bien au-delà de son berceau culturel d’origine et s’est développé sur tous les continents où il a attiré des élèves assidus. Or, développer un langage, quelles que soient sa forme et sa portée, n’est pas une opération vide de sens, fruit du hasard. « … comme dans toute nouvelle forme d’activité, il y a toujours au début du développement de ce langage une motivation, un besoin. » (Vygotski, 1992, p. 261). Que recherchent donc les apprentis aikidoka en cherchant à percer les arcanes de ce langage et, tout d’abord, le tiennent-ils pour tel ou trouvent-ils dans l’aikidô d’autres pôles d’intérêt sans commune mesure avec l’aspect langagier que nous postulons comme essentiel à notre point de vue ?
Traduit du russe : edinica, unité de mesure de grandeurs semblables [note de la traductrice de Pensée et Langage (Vygotski, 1934 – 1992, p. 36) Françoise Sève]