3.1.2. Choix d’un modèle conceptuel permettant l’approche motivationnelle des conduites des pratiquants du K.A.K.K.H.H.

En conséquence, si nous voulons pousser plus avant la validation de notre thèse, notre étude se doit d’appréhender les représentations que se font les pratiquants de leur art, le sens qu’ils donnent à leur travail et interroger au préalable leurs motivations à y sacrifier. Pour nous guider dans cette démarche, nous avons choisi d’avoir recours à un modèle conceptuel faisant référence en matière de processus motivationnel : la théorie de la motivation de Joseph Nuttin. Nous prendrons donc pour point de départ de cette partie initiale de notre recherche la formule de l’action motivée, telle que la transcrit son auteur : « La caractéristique de la formule est que l’Individu comme la Situation y figurent toujours l’un en fonction de l’autre, c’est-à-dire l’individu comme « sujet en situation » et l’environnement pour autant qu’il est perçu et conçu par le sujet. Il s’agit donc toujours de l’unité fonctionnelle Individu-Environnement. » (2000, p. 75). Cette formule complète peut se transcrire de la façon suivante :

Formule 1 : motivation
Formule 1 : motivation

Point de départ : un Individu (I) dans ses relations avec une Situation donnée (S) et fonctionnant comme sujet (s), soit (I-S)s ;

Son action () agit sur une Situation perçue (Sp) et va dans la direction d’un état de choses que le sujet se pose comme but : une Situation conçue (Sc), (processus intentionnel ou motivationnel), soit Sp  Sc ; normalement, ce processus précède ou au moins accompagne l’action ; nous rejoignons bien en cela le point de vue de Vygotski.

L’action génère un produit (), une nouvelle Situation perçue (Sp2) qui s’efforce de tendre vers la Situation conçue espérée (/Sc), soit  Sp2/Sc ; plus Sp2 se rapprochera de Sc, plus le résultat sera positif. L’écart négatif mesurera la grandeur de l’échec ;

Ce résultat est un nouveau point de départ où Sp2/Sc entre dans la composition du S de (I-S)s, soit une formule élargie de l’action motivée : A = (I-S)s  Sp  Sc  Sp2/Sc > (I-Sp2/Sc)s  Sp2  Sc  Sp3/Sc > (I-Sp3/Sc)s  Sp3  Sc  Sp4/Sc > … dans le cas d’une invariance du but mais qui peut également se complexifier en A = (I-S)s  Sp  Sc  Sp2/Sc > (I-Sp2/Sc)s  Sp2  Sc2  Sp3/Sc2 > (I-Sp3/Sc2)s  Sp3  Sc3  Sp4/Sc3 > … dans le cas d’une évolution du but en fonction des changements de situation vécues par le sujet.

Auquel cas, nous aurons une forme de « poursuite » dynamique entre deux situations en perpétuelles mutations, l’une perçue et l’autre conçue, s’influençant l’une l’autre et se caractérisant par un écart irréductible mais variable.

Figure 13 : Schématisation de l’évolution des buts poursuivis
Figure 13 : Schématisation de l’évolution des buts poursuivis

Dans ce schéma, appliqué à une recherche de type existentiel telle que la pratique de l’aikidô, les différentes situations conçues espérées peuvent s’entendre comme autant de représentations temporaires d’un même but que le sujet ne parvient pas, ou difficilement, à cerner et à conceptualiser puisque ces représentations dépendent du « matériel » de représentation disponible à chaque stade de la recherche, ce matériel étant en évolution constante au fil des apprentissages et jamais totalement acquis. Nous complétons ainsi notre modélisation en y ajoutant un but « suprême » dont la caractéristique principale est le caractère encore mal défini. Nous l’appellerons, faute de terme plus précis, finalité.

Figure 14 : Schématisation de l’évolution des buts poursuivis en lien avec une finalité conjecturée
Figure 14 : Schématisation de l’évolution des buts poursuivis en lien avec une finalité conjecturée

Nous avions amorcé notre réflexion présente à partir des apports de Vygotski ; en chemin et devant la nécessité de nous interroger sur les motivations des aikidoka, nous avions emprunté à un autre cadre théorique, celui de la théorie de la motivation de Joseph Nuttin qui nous a permis de modéliser à notre tour sous forme de schéma le processus de motivation tel qu’il peut être vécu, du point de vue de la forme et de l’évolution, par les pratiquants. Il nous paraît important de noter que ce modèle nous ramène maintenant à nos premières sources à travers l’idée de développement qui accompagne inévitablement le changement qualitatif des situations perçues et conçues sous l’influence des expériences et des apprentissages qui construisent l’action motivée. « Le développement est la clef pour comprendre toute forme supérieure. « La loi génétique supérieure – dit Gesell – est apparemment la suivante : tout développement présent est fondé sur le développement passé. Le développement n’est pas une simple fonction, entièrement définie par x unités d’hérédité plus y unités de milieu. C’est un complexe historique, reflétant à chaque stade donné le passé qu’il inclut. En d’autres termes, le dualisme artificiel du milieu et de l’hérédité nous fait faire fausse route. Il nous masque que le développement est un processus continu qui se conditionne lui-même, et non une marionnette tirée par deux fils. » (cité 64 par Vygotski, 1992, p. 179). Notre modèle nous paraît aller tout à fait dans le sens de cette conception dans la mesure où chaque changement d’orientation prend effet à partir du vecteur directionnel précédent et sur lui seul.

Nous insisterons par ailleurs sur le fait que ce développement des fonctions conscientes en fonction des apprentissages et des expériences inscrits sur l’axe du temps ne s’établit pas sur une sommation de leurs effets à l’échelon local (tel ou tel aspect spécifique de la perception et de la pensée) mais remodèlent l’ensemble de la conscience dans son rapport avec son environnement, le monde qui l’entoure. « La conscience se développe comme un tout, modifiant à chaque nouvelle étape toute sa structure interne et la liaison des parties, et non comme la somme des modifications partielles intervenant dans le développement de chaque fonction isolée. Le sort de chaque partie fonctionnelle dans le développement de la conscience dépend de la modification du tout et non l’inverse. » (Vygotski, 1992, p. 238). Nous sommes en présence d’un changement qualitatif de ce qui est perçu et pensé et non d’une accumulation de perceptions et de pensées figées à chaque étape de leur émergence.

Mais, ceci précisé, revenons à notre modélisation dont nous avons dit qu’elle pouvait s’appliquer au parcours de l’aikidoka. Ce n’est pour l’instant qu’une forme indiquant des processus mais non des contenus. Si nous voulons la faire « parler » à fin d’analyse, il nous faut maintenant la « remplir ». Nous devons par conséquent aller chercher auprès des pratiquants d’aikidô les informations nécessaires. La nature de ces données est sous-tendue par la légende du schéma et se décline selon deux aspects polaires : situations perçues (le « réel ») et situations conçues ou espérées, représentations d’une finalité qui se cherche (l’ « idéal »), l’ensemble constituant le « vécu » au sens subjectif de l’individu et se déroulant sur la toile de fond du temps. Subséquemment, d’autres informations, plus floues, devront apparaître ou être induites : appréhension des écarts entre perçu et conçu par le sujet, évolution de ses représentations et essai d’approximation de la finalité. Nous pourrons de la sorte tenter de dégager les motivations de l’aikidoka et, par voie de conséquence, ce qu’il trouve dans son art qui répond à sa demande, ce qui constitue, rappelons-le, le point de départ de notre analyse de la pratique de l’aikidô en tant que langage producteur de développement.

Pour recueillir ces données, nous avons construit un questionnaire, présenté en annexes, que nous avons administré à des pratiquants appartenant à l’école du K.A.K.K.H.H. depuis au moins dix années et au minimum de grade nidan (2ème dan). Nous nous sommes précédemment expliqué sur les motifs pour lesquels nous avions choisi de circonscrire notre étude à cette seule école. Le choix de ne recourir qu’aux témoignages de pratiquants inscrits dans cet enseignement depuis une décennie ou plus, et y ayant effectué un parcours sanctionné par un grade symboliquement marquant, s’explicite, quant à lui, par le fait que nous sommes à la recherche de transformations survenant sur l’axe temporel dans le cadre d’un art martial et qu’une durée de dix ans dans un pareil contexte nous semble un minimum pour laisser apparaître une suite de changements réellement significatifs. Nous avons également pris le parti de proposer un questionnaire assez conséquent, à la fois en terme de volume et de teneur, au risque de ne recueillir qu’un nombre relativement restreint de retours. Nous voulions en effet privilégier l’aspect qualitatif des réponses obtenues, approfondir plutôt que sérier. Ainsi, si nous ne sommes rentré en possession que de seize formulaires dûment complétés, ceux-ci livrent des contenus que nous n’aurions pas pu obtenir avec un questionnaire plus accessible au public visé en matière de disponibilité et moins exigeant à son encontre. Sur les 16 personnes qui ont bien voulu se prêter complètement à l’expérience, 2 étaient de grade 2ème dan, 1 de grade 3ème dan, 5 de grade 4ème dan, 6 de grade 5ème dan et 2 de grade 6ème dan. En conséquence, nous avions un groupe échantillon bien proportionné avec la moitié de son effectif comprenant des individus de 2ème à 4ème dan et l’autre moitié des individus de 5ème et 6ème dan. Pour resituer ces nombres par rapport aux populations considérées, la totalité des détenteurs de grades 5ème et 6ème dan décernés par le K.A.K.K.H.H. s’élève à trente-trois personnes. Nous avons donc obtenu le concours de près d’un quart d’entre eux. Cette proportion est légèrement inférieure pour les 4ème dan : 5 sur 25, soit 20 %. Le calcul s’avère malaisé pour les 3ème et 2ème dan, beaucoup plus nombreux, du fait qu’une partie importante d’entre eux n’a pas forcément atteint les dix ans de pratique de l’aikidô retenus comme critère de sélection pour se voir inviter à répondre au questionnaire. Ce dernier a été mis à disposition lors de stages sous forme papier et envoyé par courriel à une trentaine d’enseignants de haut niveau avec demande de le faire circuler. L’ensemble des réponses obtenues a été retranscrit sur une feuille Excel. Celle-ci comportait 21 lignes et 158 colonnes (de A à FC) ; cette configuration peu pratique et malaisée à interpréter sur format papier, convenait parfaitement à un traitement au demeurant toujours principalement qualitatif mais exploitant les propriétés informatiques du logiciel. Tandis qu’une copie de ce document servait de référence, une autre par le jeu du tri et de l’élimination critériée, permettait des rapprochements et des mises en exergue de données particulières. Ces considérations ayant été exposées, nous allons pouvoir enfin entrer plus avant dans les pensées de pratiquants.

Notes
64.

A. Gesell, Pedologija rannego vozrasta [Pédologie de la petite enfance], Moscou, Léningrad 1932, p. 218