3.2.1. L’aikidô reconnu comme support à une recherche personnelle de type existentiel

C’est indubitablement ce choix qui a eu la préférence des pratiquants interrogés, 15 d’entre eux l’ont retenu et 12 l’ont placé dans leurs trois premières sélections. Quand on les questionne sur leurs buts, leurs finalités, leurs objectifs, 8 les estiment très précis et se montrent en capacité de les exprimer. Se comprendre soi-même et communiquer avec l’autre sont au centre des préoccupations : « Créer des liens avec moi-même », « Je voudrais pouvoir me comprendre et comprendre l’attitude des autres »,« Se débarrasser de ses peurs en face de l’autre, en face de soi pour accéder à sa véritable identité et à sa liberté d’individu. » L’aspect développement, dépassement de son état actuel est également bien présent : « Comment m’améliorer, m’affiner, devenir agréable et constructif pour le monde dans lequel je vis », « Modifier son comportement en face de ces blocages et les dépasser »,avec l’idée de travail important à fournir pour cela : « Lutter contre l’inertie tant corporelle que psychique ». La notion de valeur à transmettre est également évoquée : « Progresser pour transmettre à mes enfants un modèle paternel positif qui soit un repère stable pour construire leur vie ». La valeur suprême désignée est l’amour : « J’aspire à l’Amour. Etre capable de faire des actions simplement par amour. […] Je cherche un idéal de plénitude sans pour autant me couper des problèmes réels de notre société ». 5 autres pratiquants ont répondu à la même question en reconnaissant que leurs propres buts, finalités et objectifs demeuraient un peu flous mais qu’ils pouvaient néanmoins en faire une approche. Cette dernière reprend les idées générales déjà exposées précédemment par leurs condisciples se pensant plus sûrs de la direction vers laquelle ils s’efforcent de tendre : « Quête identitaire », « Travail sur soi, connaissance de soi », « Un rôle de développement et de progression personnelle », « Comment communiquer avec l’autre, les autres ». Mais d’autres notions apparaissent : la relation corps / esprit « Il y a donc un aspect très personnel et un autre que je dirai plus intellectuel », le besoin d’expression de choses « cachées » « Je situe cette recherche autour d’une possibilité de découverte puis d’expression de sentiments, de buts internes impérieux, mais que je ne qualifie encore pas » et un questionnement qualitatif portant sur la relation « Comment aller vers l’autre, les autres, dans une relation autre que maternante ». Enfin, les 2 dernières personnes à s’être exprimées sur ce sujet ont jugé leurs buts, finalités et objectifs trop flous pour être transcrits ou même approchés autrement que par des ressentis, ceux-ci s’inscrivant par ailleurs en droite ligne de ce qui vient d’être rapporté avec un ou deux apports complémentaires : évocation d’une recherche d’équilibre, souffrance de ne pouvoir s’accomplir, faute d’avoir trouvé son chemin vers sa destinée. « Toute personne est en quête de son identité profonde, ça fait mal de ne pas être sur la voie sur laquelle on peut arriver à accomplir son destin. Mon but est d’arriver à vivre en accord avec mon moi profond, c’est un chemin qui emmène vers une vie riche au sens spirituel, et avec de l’amour vers les autres ». Quant à la question de savoir comment ont évolué dans le temps les buts, finalités et objectifs de chacun, 10 pratiquants sur les 15 ayant retenu l’item estiment que ceux-ci sont devenus pour eux plus précis qu’auparavant. Parmi eux, 6 s’expriment même dans le sens d’une large clarification éprouvée. Sur les 5 restant, 4 reconnaissent que leurs buts, finalités et objectifs ont évolués et 1 seul qu’ils sont restés les mêmes, sans trace de changement.

La suite de la partie du questionnaire se rapportant à l’entrée « Recherche personnelle » n’a été traitée que par 13 individus sur les 15 l’ayant sélectionnée. Elle interrogeait tout d’abord sur le sentiment, éprouvé ou non, d’avoir progressé dans sa recherche. Tous ont répondu affirmativement bien qu’à des degrés divers. Pour 8 d’entre eux, c’est très certain. C’est avant tout une affaire de perception et de ressenti où une gamme particulière de sentiment prévaut, unité, lucidité, quiétude, confiance, maturité, conscience de ses interactions avec son environnement : « J’ai découvert cette philosophie profonde, j’ai développé une sensibilité pour ressentir quand j’agis en « syntonie » avec moi-même », « Me sentir plus « posé » dans ma vie et mieux utiliser mes potentialités mais aussi mieux percevoir les éléments qui peuvent les entraver », « Une maturité qui va vers une meilleure considération de moi-même. L’acceptation de conflits internes qui m’animent et des résistances les plus coriaces », « Le travail effectué en aikidô a complètement modifié ma façon de voir les choses, m’a apporté des points de vue différents, a fait évoluer mon comportement et le mode relationnel qui va avec. A tel point que j’ai parfois l’impression que certains événements se sont passés « dans une autre vie » ». Pour 2 autres pratiquants, le sentiment d’avoir progressé dans leurs recherches est moins affirmé mais néanmoins significativement présent. Ce sont de nouveaux horizons qui s’ouvrent au fur et à mesure que la pratique s’approfondit. Le changement s’opère aussi sur l’aikidoka en terme d’un développement de la capacité de résilience : « Une capacité accrue à relativiser les événements personnels (à faire le tri entre ce qui est important pour moi ou non) ; une capacité accrue à surmonter les épreuves ». Enfin, les trois derniers avis exprimés font état d’une progression très faible, imperceptible, mais néanmoins certaine. La difficulté à aller plus avant, particulièrement dans la connaissance de soi, semble liée à la difficulté de la tâche entreprise et le travail considérable que cela demande : « La barre est fixée haute. Je n’y arriverai peut-être jamais mais je veux travailler dans ce sens-là. Détermination », « Je pense qu’il était déjà essentiel pour moi de « voir » qu’il y a une autre manière de fonctionner et que cela peut m’être possible si je m’y attelle ».

En ce qui concerne les changements de perception, d’attitudes ou de comportements auto-observés, ils sont nettement relevés par les intéressés. Sur le tatami, la perception est accrue, qu’elle concerne ces propres ressentis ou ce qui émane de l’autre. La conscientisation de la relation et une certaine forme de contrôle de ses affects tendent à devenir possible : « Perceptions plus fines, objectifs différents », « Moins de précipitations et de force », « Meilleure gestion de micro-dépressions », « Le champ des perceptions s’est élargi de par la fonction d’enseignant qui en est largement le support », « Perception de mes résistances corporelles dans la relation à l’autre dont je n’avais pas conscience. Essai de rencontre avec l’autre et de prise de conscience du « lien » : il m’arrive encore très rarement de le sentir, mais je progresse ». Même s’il n’est pas mis au premier plan, l’aspect purement physique n’est pas totalement oublié : « Utilisation différente du dos dans la réalisation des mouvements ». Dans la vie sociale et familiale, l’unanimité se fait encore concernant les changements repérés. Ils interviennent au niveau de l’état d’esprit, de la posture mentale adoptée, même si ce n’est pas toujours évident : « Réflexion moins cartésienne, diminution importante de ma timidité », « Parfois plus paisible », « Plus d’attention portée aux autres sur le tatami augmente aussi le champ d’observation et donc modifie les attitudes dans la vie courante », « Quand je « réagis » en opposition, je me rends compte très rapidement et cela me permet de réajuster ma conduite. Malgré tout, j’ai toujours de la peine à affirmer ma position, à ne pas douter de ce dont je ne dois pas douter ». Le développement de certaines capacités s’en trouve généré : « Plus d’opportunité. Une modification de ce qui touche aux rythmes », « Une capacité à gérer les responsabilités familiales quotidiennes que je ne pensais pas avoir il y a quinze ans ». Concernant le contexte de la vie professionnelle, seules 11 personnes ont répondu, 3 se sont abstenues et 1 s’est déclarée en incapacité de se prononcer : « Plus difficile à mesurer ». Une autre manière d’appréhender sa fonction (directeur technique, professionnel de l’aikidô), un rapport aux autres différent (formateur, cadre administratif), une curiosité accrue pour des facettes encore inexplorées de son travail semblent avoir émergé (analyste programmeur). La référence à un état d’esprit autre demeure (ergonome, professionnel de l’aikidô) : « Evolution vers un management plus conscient », « C’est mon champ d’expérimentation », « Le contenu a énormément varié, le contact avec les groupes également », « Moins d’implication et de méfiance », « Du goût pour mener des recherches jusqu’au bout, ainsi que pour la nouveauté », « Diminution importante de ma timidité, réflexion plus globale ».

Ces changements de perceptions, d’attitudes ou de comportements s’accompagnent-ils de « bénéfices » au sens large ? Oui, répondent tout d’abord 13 pratiquants, 2 ne se prononçant pas. Au niveau de ce qui ce déroule sur le tatami, ces gains se déclinent pour les uns prioritairement en sensations corporelles, alors que pour les autres ils évoquent davantage le registre affectif : « Suppression de certaines douleurs », « Modification de ma posture », « Meilleure perception du corps en mouvement, notamment dans la chute », « Mettre moins d’« enjeux » (émotionnels notamment) dans la pratique et y prendre plus de plaisir », « Par ce moyen, il nous est possible de percevoir les émotions qui traversent le corps du partenaire. Travailler dans l’esprit de compréhension me permet de percevoir (au moins un peu) ces choses-là et de trouver les mots et les actes qui provoquent le changement dans les élèves ». Certaines réponses sont plus axées sur la communication : « Meilleurs contacts, recherche plus riche », « Moins d’attente et donc plus de disponibilité » ou l’offre d’un cadre facteur d’épanouissement : « Dans la relation Maître / élève. Dans l’enseignement et la pratique », « Affinement des perceptions. Enseignement », « Plus de souplesse et de disponibilité parce que le cadre est plus grand que strictement moi-même ; un peu plus de rapidité d’exécution et de compréhension ». La reconnaissance de soi est également évoquée : « Mon ouverture aux autres m’a permis d’évoluer et d’être reconnu ». Au sein de la vie sociale et familiale, les bénéfices liés aux changements de perceptions, d’attitudes et de comportements apportés par la pratique concernent avant toute chose le rapport à l’autre : « Socialisation plus importante », « Ne plus faire reposer sur l’autre ma capacité au bien-être », « Moins de peurs donc plus de disponibilité », « Plus de respect de chacun. Aménagement d’espace de détente », « Dans la relation aux autres, la compréhension et l’acquisition de connaissance de concepts philosophiques, systémiques, sociologiques, etc. », « Plus de bienveillance, moins de « maternage » ». Le fait de réinvestir différemment sa place dans la sphère sociale et familiale amène à déterminer des stratégies de manière plus consciente, plus réfléchie : « Quant à la famille, la distance est moins évidente. Selon ce qu’on a décidé de vivre, on a une attitude plutôt qu’une autre. Dans mon cas, je distille ma compréhension des choses et j’utilise mon expérience que quand c’est nécessaire », « Plus sûr de soi donc modification de la place sociale. Vis-à-vis de la famille, plus de sécurité apportée ». Certaines facultés développées ont un intérêt pratique : « Changements possibles par perception des moments décisifs », « Gestion économique plus rationnelle, à défaut de raisonnable … ». Du point de vue professionnel, comme pour la question suivante, 11 personnes ont fait le choix de répondre affirmativement, 3 n’ont pas souhaité s’exprimer et 1 a répondu par la négative. Il est intéressant de noter que cette dernière exerce dans le domaine du sport, corroborant peut-être ainsi la profonde séparation que nous avions évoquée dans notre première partie entre pratique sportive et budô. En ce qui concerne ceux et celles qui reconnaissent les apports bénéfiques de leur pratique à l’intérieur de leur cadre professionnel, un certain rapport à l’autorité se joue pour certains (ergonome, éducateur spécialisé, professionnel de l’aikidô). D’autres font apparaître des compétences acquises sur le tatami qui se trouvent pertinemment mises à contribution dans leur secteur professionnel (médecin anesthésiste, directeur technique). Les bénéfices s’accompagnent parfois d’aspects moins avantageux, la liberté et la stabilité ne vont pas de pair avec une meilleure rémunération (analyste programmeur), la disponibilité accrue dans le contact ne développe pas toujours la compétence à « se vendre » (formateur) : « Développement de ma capacité à faire adhérer les gens à ma démarche, mon point de vue, etc. », « Mieux utiliser l’autorité dont je suis investi. Etre plus attentif à ce que peuvent exprimer la posture corporelle que j’observe ainsi que les comportements », « Dans la prise de responsabilité et de pouvoir », « Capacités relationnelles », « Plus sûr de soi et moins d’attente, donc plus de timing notamment dans le processus décisionnel », « Je fais ce que je veux quand je veux mais je ne gagne pas plus d’argent, plutôt moins mais j’ai une certaine stabilité (10 ans dans la même structure) », « Moins de peurs donc plus de disponibilités dans le travail de formation, par contre difficulté grandissante dans l’approche commerciale ».De manière similaire aux sous-questions précédentes, la reconnaissance de soi (cadre technique) et l’apport du cadre au sens large de la pratique (professionnel de l’aikidô) sont toujours présents.

13 personnes ont répondu à la dernière question de la proposition assimilant la pratique de l’aikidô à une recherche personnelle. L’interrogation portait sur la part que pouvait précisément tenir la pratique dans l’avancée de sa recherche, puisqu’il semblerait raisonnable de penser que des paramètres extérieurs à l’aikidô restent toujours susceptibles d’intervenir dans cette dernière. 9 pratiquants l’ont estimée considérable, les 4 autres ont relevé qu’elle avait tout au moins beaucoup d’influence. Tous n’arrivent pas vraiment à exprimer les éléments sur lesquels ils s’appuient pour répondre dans le sens où il l’ont fait mais lorsqu’ils le peuvent, la capacité à se mobiliser et une détermination inébranlable à se chercher soi-même, sans lesquelles la pratique sur long terme ne peut se maintenir, semblent constituer des clefs essentielles : « L’engagement intensif et régulier sans jamais éprouver la moindre lassitude », « Avant tout la détermination. Auparavant, il était plus difficile de suivre une route. La capacité de concentration : même si on a l’impression que tout part de travers, en réalité je ne perds pas le fil. La recherche du détail : je cherche à dégrossir une situation jusqu’à en trouver le noyau », « Je crois que l’inertie aurait gagné ainsi que l’influence du milieu ambiant, tout ceci sans que je ne m’en rende compte. La différence principale, c’est la conscience et la conscience « d’un autrement » ». Pour certains, les effets sont particulièrement nets et repérables en termes d’énergie, de sensibilité, de profondeur du regard et de l’analyse ou de capacités relationnelles : « J’ai plus d’énergie pour soutenir mes projets, j’ai plus de sensibilité et d’empathie envers mes proches, mes élèves, ma famille d’origine ; j’ai une vision plus profonde sur les dynamiques familiales, sociales, etc. J’ai plus de liberté par rapport à l’influence de la société, mais … il y a encore un long chemin à faire sur tous ces domaines », « Ma pratique est indissociable de ma vie en général. Même, après plusieurs années passées à l’étranger, sans recevoir d’enseignement régulier, il n’est pas de moment sans pratique dans quelque aspect de ma vie que ce soit », « Après plusieurs années de pratique, les changements sont visibles, tant au niveau corporel qu’au niveaux énergétique, psychique, relationnel ». Les plus circonspects préfèrent parler de ressenti allant dans ce sens que d’auto-observation certaine : « J’ai l’impression (complètement intuitive) d’avoir déjà expérimenté sur le tatami « les outils » dont je me sers au quotidien pour me sentir mieux dans ma vie (par « outils », j’entends : modes, façons d’être, etc.) », « Cette recherche s’étant faite sous diverses formes, il ne m’est pas toujours aisé de dire quelle est la part spécifique que la pratique y a eu. Je la pense néanmoins très importante ». Enfin, l’aspect ouverture à d’autres directions de recherche apparaît chez deux pratiquants ayant également jugé que la pratique avait eu beaucoup d’influence sur leur recherche sans toutefois avoir retenu le qualificatif de considérable : « Au niveau d’une recherche intellectuelle et artistique (connaissance) », « Ouverture à d’autres pratiques thérapeutiques ou de santé que la médecine occidentale ». Cette dernière ouverture fait précisément l’objet de la deuxième « entrée » plébiscitée par les seize pratiquants ayant répondu au questionnaire.