3.2.4 L’ aikidô vécu comme la pratique d’une technique martiale

Contrairement à l’aspect pratique de santé davantage retenu par les pratiquants de 2ème à 4ème dan que ceux de 5ème et 6ème dan, l’aspect martial est nettement plébiscité par ces derniers alors que seule la moitié des premiers l’intègre à ses choix. Ce sont donc au total 10 personnes qui l’ont nommé, dont 7 dans leurs trois premières préférences mais les réponses écrites élaborées émanent de 8 individus distincts. Les arts martiaux apparentés qu’ils citent le plus volontiers sont dans l’ordre : le judô et le karate ou karatedô, le kung fu, le Tai Chi Chuan et le kendô mais aucun ne pratique actuellement ces disciplines en dehors du travail ponctuel que l’on propose aux élèves de la formation interne des cadres de l’école. En revanche, 7 d’entre eux ont pratiqué plus ou moins dans le passé une ou plusieurs des techniques énumérées dans la première question. Quelle serait la spécificité de l’aikidô en tant que technique martiale ? « La non-violence et l’harmonie. La non-utilisation de la force. Le kime », « Je n'ai pas suffisamment pratiqué les disciplines pré-citées pour pouvoir établir une vraie comparaison. Néanmoins dans l'aikidô, le rapport à l'autre (uke) est à mon sens très différent, celui-ci étant partenaire à part entière et co-auteur de la réalisation de la technique. Le caractère multi-forme de l'enseignement », « Difficile de comparer une pratique en initiation à une recherche assidue. A un certain niveau je pense que beaucoup d’arts martiaux doivent se rejoindre. La spécificité de l’Aïkido pourrait être la notion de relation gagnant/gagnant ou celle du conflit créateur », « Dans ces pratiques importées en occident, on a relevé surtout l’aspect compétitif, l’affrontement. L’aikidô va au-delà de cette approche primaire et handicapante. Il met toujours en coïncidence le choix que l’individu doit effectuer (entrer dans le conflit ou pas) et par conséquence s’en dégage un idéal de Liberté et de conscience de l’individu face à une situation donnée » « Etre efficace par l’absence de posture de garde (demi-profil) et d’affrontement avec l’autre par le regard », « Attitude non violente et non passive. Largeur de l’éventail technique et variété des situations martiales étudiées, ainsi que des techniques mises en jeu », « La codification de l’affrontement, le schéma de la résolution du conflit ». Il ressort principalement de l’ensemble des réponses proposées l’aspect différent de la relation qui s’établit entre pratiquants, l’opposition est inexistante ou de pure forme et s’efface devant la volonté de libre coopération qui constitue le fond, l’essence même de la technique. Le panel technique et l’espace expérimental sont particulièrement importants. Par ailleurs, le rapport au corps est perçu de manière presque clinique en termes d’écoute, de recherche de compréhension, de soin. « Le travail sur et dans le sens du corps, des articulations et des chaînes musculaires. Ensuite, je ne connais pas suffisamment les autres pratiques pour en faire un comparatif. Pour la pratique martiale, l’efficacité du geste, la résolution du conflit sans opposition, le travail des chutes (toujours impressionnantes par leur amplitude et leur apparente souplesse) ».

Chaque avis exprimé par les 8 « rédacteurs » des réponses à cet item, fait état de bénéfices ou de satisfactions apportés par la pratique et éprouvés dans ce cadre. « La pratique permet d’acquérir le geste précis, efficace, sans utilisation de la force », « L'apprentissage du geste le plus juste et le plus souple dans la situation d'interaction avec le partenaire, avec toutes les perceptions, les informations, les ressentis que cette situation entraîne et conséquemment le regard plus affiné qu'elle permet de poser sur soi-même », « Meilleure compréhension de mon comportement. Plus grande tolérance envers les autres. Plaisir de la complexité gestuelle et de la finesse relationnelle. Apaisement progressif », « Fluidité dans la gestuelle ; contrôle émotionnel ; amplitude de la souplesse physique », « Précision du geste, énergie adaptée à la réponse technique et prise de décision au niveau corporel ». C’est au cœur du geste, dans sa subtilité, que la finesse de la relation peut s’accomplir pour peu que l’on renonce à tout esprit de domination, de coercition. L’application correcte – le mot « juste » est employé – de la technique appelle une écoute de l’autre comme de soi-même. La souplesse, corporelle et psychique, est recherchée non pour elle-même mais pour servir cette relation. Le contexte particulier de la situation de combat n’est pas abandonné pour autant, même s’il est extrêmement codifié pour le vider de toute velléité de violence, parce qu’il reste le seul capable d’inscrire le travail effectué dans la réalité d’une situation conflictuelle à laquelle il est impératif de remédier pour progresser ensemble : « Se confronter à des situations « vitales » sans risques de blessures graves. Vérité martiale toujours recherchée pour se confronter à elle dans la pratique », « Développement d’une autre perception des conflits, une occasion de rencontre qui nous met en face de notre propre agressivité, maîtrise de la peur par reprise du centre de soi et de la relation ». La technique se doit d’être efficace, d’un point de vue martial, pragmatique, pour être vraie. Dans le cas contraire, elle perdrait tout sens. C’est également un impératif. D’abord reconstruire véritablement le problème puis le résoudre en respectant scrupuleusement les règles inhérentes à ce type de situation, tout en l’envisageant d’un œil totalement différent, dépourvu de désir de domination sur l’autre : « Le fait de pouvoir travailler plus rapidement les techniques, d’éprouver leur efficacité. Je distinguerai deux cas : d’abord en tant que pratiquant, où je suis sur le tatami pour apprendre et l’aspect « bénéfices » ne me paraît pas (ou peu) rentrer en ligne de compte ; et ensuite en tant qu’enseignant, dans cette situation, la technique martiale, son efficacité, sont importantes et nécessitent de pouvoir être montrées et expliquées ».

Ces bénéfices et satisfactions que le pratiquant retire de sa pratique martiale sous forme de connaissances ou de savoir-faire ont-ils une influence, directe ou indirecte, sur sa vie sociale, familiale ou professionnelle ? Les 8 « rédacteurs » répondent par l’affirmative, 3 estiment celle-ci très marquée et 5 présente en partie. Un certain charisme, une compétence à diriger basée sur une confiance en soi et en ses potentiels transparaît à travers le discours des premiers, trio composé d’un formateur, d’un professionnel de l’aikidô et d’un directeur technique : « Enorme influence de ma pratique sur ma présence devant les groupes et le contenu de mes interventions. Plus de recul et de tolérance dans mes rapports sociaux », « En restant dans l’aspect technique martiale, le fait d’être sûr de ses techniques et de son potentiel, permet de gérer les tensions, les difficultés, et les agressions dans ces domaines. Moins de peur de soi implique moins de peur des autres », « La pratique sous-tend mon discours et mes attitudes en face des choix quotidiens. Mon analyse des situations, des comportements, etc. est toujours influencée par l’approche martiale (observation, écoute, placement, timing). En toute logique, cette posture, légèrement moins affirmée, laissant ainsi parfois un peu plus de place au doute, mais néanmoins empreinte d’efficacité et d’autorité se retrouve également chez ceux qui ont relativisé leur réponse, au rang desquels on compte une ergonome, un éducateur spécialisé, une femme au foyer, une enseignante et un médecin anesthésiste : « J’essaie toujours de parvenir à mes fins, mais d’une façon la moins agressive possible Je suis tenace », « Dans la mesure où ces connaissances m'ont permis d'appréhender autrement les situations de violence que j'ai parfois rencontrées (surtout dans ma vie professionnelle), soit pour les désamorcer, soit pour y faire face. Elles m'ont permis de garder une relative stabilité intérieure pour pouvoir agir plus efficacement, mieux "cibler" mon mode d'intervention  », «  Malgré mes années de pratique, ma conscience n’est pas si élevée que je voudrais bien le croire. Je suis encore en décalage avec cela mais je perçois quand même avec le recul que certains choix, certaines décisions, certains moments intuitifs de situations difficiles, n’auraient pas pu se produire sans l’aide de la pratique », « Plus de sincérité dans les relations sans peur des oppositions de points de vue. Conscience de l’autre comme un « autre » et non comme un danger. Bienveillance dans plusieurs situations et acceptation de l’échange », « Pas de crainte de l’autre. Assurance personnelle dans les situations conflictuelles ».

L’intérêt de la question suivante, bâtie sur le même modèle que celle dont nous venons de consulter les réponses, était d’interroger l’influence, non plus des connaissances et des savoir-faire mais des valeurs et des traits de caractère développés par la pratique martiale, sur la vie sociale, familiale et professionnelle de l’aikidoka. D’un point de vue statistique, les résultats sont équivalents : 3 l’estiment très marquée et 5 présente en partie. Pour les premiers, les mêmes qu’auparavant (pour rappel : un formateur, un professionnel de l’aikidô et un directeur technique), c’est toujours une attitude qui prime : une certaine liberté d’action qui supplante l’aspect purement réactif où nous entraînent trop souvent nos peurs, peur de l’autre, de la relation, du conflit – C’est du moins l’avis recueilli auprès de deux d’entre eux, le professionnel de l’aikidô étant un peu embarrassé pour répondre : de son propre avis, de par son activité et par le fait qu’il soit l’époux d’une enseignante d’aikidô, les valeurs de la pratique sont confondues avec sa vie familiale et professionnelle sans qu’il puisse séparer les unes des autres – : « Meilleure individuation progressive qui permet un meilleur positionnement dans tous les actes de la vie. (Passer du réagir à l’agir) », « La peur du contact, et même de la violence disparaissant avec la pratique, les rapports avec les gens se simplifient et deviennent plus fluides d’où beaucoup moins de situations réellement conflictuelles en tout cas de façon inconsciente ». Pour 4 des 5 autres pratiquants (l’ergonome, l’éducateur spécialisé, la femme au foyer et le médecin anesthésiste), l’attitude non-violente, qui n’est en aucun cas une fuite de l’événement conflictuel mais plutôt une forme de bienveillance envers autrui, un respect inconditionnel de ses constituants physiques et psychiques, tend à trouver l’action « juste » à mener en fonction des circonstances : « Je n’ai pas peur d’aller au conflit. J’arrive parfois à faire passer des choses par des moyens détournés, sans violence », «  Il convient tout d'abord de définir quels peuvent être globalement les valeurs et les traits de caractère qui peuvent être développés dans la pratique ; à savoir : respect - quoi que sans complaisance - de l'intégrité physique et psychologique de l'autre, appréciation des situations, adaptabilité, sens de l'action, de la décision, me paraissent les plus marquants. La recherche du geste juste, donc de "l'attitude" juste et du regard sur soi-même qu'elle favorise me paraît pouvoir être appliquée aux différentes situations de la vie quotidienne. Elle permet d'éviter les faux-semblants et de mieux me situer. La pratique martiale m'a également, je pense, apporté un meilleur équilibre émotionnel », « Je ne vis pas ma vie sociale comme si j’étais sur un tatami. Je m’efforce pour autant d’appliquer une réflexion sur la compréhension de la technique dans le relationnel avec ma famille et avec mes amis. Les moments graves sont toujours affrontés avec une concentration accrue et avec le souci d’évoluer vers des situations plus positives pour tous », « Bienveillance et autonomie décisionnelle ». L’enseignante n’indique, pour sa part, qu’un accroissement de l’influence des valeurs de l’enseignement qu’elle transmet dans sa vie quotidienne au fur et à mesure de son évolution dans la pratique sans être plus explicite qualitativement parlant. L’influence de ses connaissances, savoir-faire, valeurs et traits de caractère acquis dans la vie sociale, familiale et professionnelle du pratiquant, fournit une introduction congrue au choix d’item suivant qui voit dans la pratique de l’aikidô un art de vivre.