3.2.6. L’ aikidô envisagé comme une affirmation de soi

8 pratiquants ont retenu cette entrée, autrement dit la moitié des personnes qui ont répondu à l’enquête, et la moitié de cette moitié l’a placé dans ses trois premiers choix. La demande initiale qui était faite dans cette partie du questionnaire était d’expliciter ce qui pouvait nourrir ce sentiment qui prête à la pratique de l’aikidô la faculté de favoriser l’affirmation de soi. Le premier élément de compréhension semble résider dans une autre perception de son intériorité, plus « globale » dans le sens de l’unité entre les dimensions corporelle et psychique : « La pratique d'aiki, engageant la totalité corps/esprit, permet une expression authentique de soi. De ce fait, elle offre la possibilité d'un regard critique, c'est-à-dire sans complaisance, sur soi ainsi que l'opportunité de corriger/améliorer cette expression », « En aikidô, j’ai ressenti tout de suite un axe qui m’intéressait plus particulièrement : j’ai eu l’impression qu’enfin j’allais pouvoir exprimer une intériorité qui même si elle ne correspondait pas à des critères reconnus pouvait prétendre à une certaine légitimité ». Le fait de faire partie également d’un groupe dans lequel il se doit d’adopter un positionnement précis en fonction de chaque circonstance, permet au pratiquant d’exister vraiment en tant qu’individu reconnu et responsable. « La place qu’on doit occuper à chaque moment de la pratique et à laquelle on n’échappe pas ». L’individuation fait largement appel à la différenciation d’avec l’autre. Qu’est-ce qui m’appartient en propre ? Qu’est-ce qui lui appartient à lui ? « La nécessité d’être centré sur soi pour percevoir l’autre. L’obligation de faire une distinction entre ses émotions et celles de l’autre, entre ses tensions et celles de l’autre. Ce processus de défusionnalisation, d’individuation est synonyme d’affirmation de soi », « La non-dépendance liée à l’attaque ; l’affirmation non violente de son identité profonde ». Le reflux de ses peurs, conscientes et inconscientes, est également un facteur important dans le sentiment d’affirmation de soi considéré ici : « Apprendre que se faire mal ce n’est pas grave, que ce que l’on risque au maximum n’est pas aussi grave que dans mes fantasmes. La pratique des armes et des irimi qui permettent de vivre et de se sentir « pénétrant » sans peur et sans reproche ou plutôt culpabilité. La pratique martiale qui permet de vivre et de laisser sortir petit à petit la pulsion agressive. Lever les inhibitions sur ce sujet est une grande libération qu’amène la pratique ». « Le travail avec les autres, le fait de les saisir d’être saisi. Le travail sur la peur et l’acceptation de l’attaque. Le rituel ». Nous reviendrons évidemment dans nos conclusions sur cette dernière mention dont nous avons longuement abordé les dimensions.

S’affirmer génère attitudes et comportements particuliers. Quelles formes prennent ces derniers, sur le tatami pour commencer ? En premier lieu, une attitude d’attention extrême, sans complaisance, portée sur soi et sur les autres en définissant et reconnaissant précisément ce qui émane de soi et ce qui provient de l’autre : « Être attentif et présent à ce qui se passe, attentif aux autres qui me renvoient des choses, de moi-même qu'il m'est plus difficile de voir seul, ou que je préfère ne pas voir … », « Affiner cette recherche. Comment perçois-je l’autre en moi ? Comment ma gestuelle se prolonge-t-elle en l’autre ? Que peut-il recevoir ? », « Le placement est une chose difficile, car toujours en balance. Ce n’est jamais une position déterminée à l’avance donc à risque maximum. Equilibre à trouver entre ce qu’on reçoit et ce qu’on apporte. Toujours à reconsidérer en fonction de la relation avec la personne en face de soi ou le groupe ou les individus du groupe ». La démarche impose la sincérité : « Je m’autorise des comportements que je censurerais ordinairement ». La rencontre avec sa propre suffisance ainsi mise à jour est souvent dérangeante : « L’ego apparaît d’une façon démesurée souvent à un moment de sa pratique ». La contrepartie positive se situe dans le travail personnel qui devient alors rendu possible par la conscience de cet état de fait et la nécessité d’y remédier. L’ignorance brisée, les orientations décidées le sont sans tergiversations : « Oui, par des prises de position plus claires et plus affirmées ». Les choses peuvent alors évoluer : « Attitude physique, agressivité, puis avec le temps apprentissage de la compassion qui n’est pas la pitié ». Une attitude plus « entière », en phase avec une éthique affirmée de la relation peut émerger : « Attitude juste dans la technique mentale et l’interaction ».

Ces comportements et attitudes en entraînent d’autres dans la vie sociale et familiale. La notion de sincérité dans le comportement est centrale, même si le cadre de la vie sociale demande parfois quelques petites adaptations par rapport à celui du dojo où les valeurs partagées laissent moins de prise aux incompréhensions possibles : « Tendre vers plus de sincérité et même d'honnêteté dans mes relations », « Je m’autorise des comportements que je censurerais ordinairement ou je les censure en cherchant un mode d’expression plus adapté à l’environnement ». L’autre est mieux compris et mieux accepté tel qu’il est : « Perception de l’autre », « Eviter le jugement ». C’est rassurant pour tout le monde, étayant même : « Plus de générosité, moins d’agressivité et surtout moins de nécessité de se défendre : le monde n’est pas aussi menaçant que je ne le croyais », « L’affirmation de soi est évidemment un point de repère et un appui pour les autres dans la vie sociale. D’autant plus dans la vie familiale, ou chacun a un rôle déterminant sur le développement du couple, des enfants et de la famille en général ». Au niveau du contexte professionnel, ce qui a été dit à propos de la sincérité, même « adaptée », reste valable et s’allie avec une détermination posée mais sans faille (analyste programmeur, éducateur spécialisé, directeur technique). « Savoir prendre des positions claires, les défendre et les argumenter », « A la fois, à travers l’autodétermination, l’affirmation, la décision et la prise de risque, comportement beaucoup plus posé, précis mais aussi déterminé. Un langage clair qui peut être compris par tous ». La capacité à l’autonomie est accrue (médecin anesthésiste, formateur) mais la relation aux autres n’en est que plus sereine et placée sous le signe de la bienveillance (formateur, coach) : « Autonomie », «  Demeurer indépendant. Développer écoute et disponibilité lors des interventions. Etre bienveillant et donner confiance », « Prise de risques, moins d’agressivité, plus de patience avec les nouveaux et les gens que je dois former ».

En terme de bénéfices associés à ces attitudes et comportements, nous enquêtons une fois encore dans les mêmes trois grands espaces de vie de l’aikidoka en commençant par celui de la pratique au dojo. Au fil du temps et résultant du travail accompli, une certaine aisance s’installe et permet de porter un regard plus sensible sur l’autre : « Développement de l’adaptabilité, du timing et donc de la disponibilité », « Une meilleure aisance dans la pratique, plus d'indulgence aussi ». Les tensions étant apaisées, l’état général s’en ressent : « Moins de fatigue », « Je me sens mieux parce que plus moi-même ». Le goût et l’aptitude pour l’enseignement se développent : « De l’assurance dans l’enseignement de l’aikidô », « Permet d’être enseignant », « Intérêt grandissant pour la complexité de cette pratique ». Dans la vie sociale et familiale, les gains en matière d’apaisement et de disponibilité en direction de l’autre subsistent : « Plus d’apaisement et de recul », « Plus d'amour et d'harmonie »,  « Permet la bienveillance », « Je me sens mieux parce que plus moi-même ». Ils s’accompagnent d’une responsabilisation lucide dans la relation : « Avoir plus conscience de ce que mes paroles ou mes actes peuvent entraîner, faire la part entre ce qui est important et ce qui est accessoire ». On retrouve l’aspect rassurant déjà évoqué : « Repère déterminant pour tout le monde, à mettre en relation avec l’énergie du Père ou de la Mère ». Sur le plan professionnel, les bénéfices peuvent s’entendre dans tous les sens du terme (coach) : « Plus de puissance de rayonnement, plus de salaire, plus de confiance de l’entourage et de mon patron » ou plus restreints à un aspect de reconnaissance de ses capacités, un sentiment de mieux-être ou de « mieux-faire » (éducateur spécialisé, directeur technique, analyste programmeur, médecin anesthésiste) : « Une plus grande crédibilité ». « Précision, détermination ». « Je me sens mieux parce que plus moi-même », « Permet la tolérance aux « imperfections » d’autrui ». Ces bénéfices peuvent néanmoins engendrer des contrecoups problématiques, nous l’avions déjà vu (formateur) : « Intérêt grandissant pour la partie formation, difficulté grandissante pour la partie commerciale, (de plus en plus de difficulté à me vendre !) ».

Sur les 7 personnes qui exprimèrent leur avis sur le sujet, 1 seule nia la possibilité qu’une autre source puisse développer la capacité d’affirmation de soi d’une manière comparable à ce qu’apporte la pratique de l’aikidô. Pour les 6 autres, il existait d’autres moyens même si l’art d’aiki pouvait souvent constituer un « plus ». L’un pense qu’à partir du moment qu’il y a démarche d’introspection, cette capacité se développe. Le « plus » apporté par la pratique de l’aikidô résiderait dans l’aspect conjugué du relationnel et du corporel au sein de cette démarche : «  Je pense que toute démarche ou discipline pouvant conduire à une meilleure connaissance/définition de soi développe la capacité à s'affirmer. L'aikidô a ce « plus » à mon sens, que c'est l'expression de soi, par le geste sans cesse renouvelé, revisité dans la rencontre avec l'autre (uke) qui constitue le cœur même de la pratique ». Un autre voit dans l’accumulation des années et, par conséquent, des expériences diverses cet accès à l’affirmation de soi. Dans le processus, l’aikidô jouerait un rôle particulier de facteur dynamique : « Le temps qui passe (50 ans dans 6 mois). L’aikidô apporte la dynamique de la remise en question et l’énergie nécessaire à l’expression des réponses ». Un troisième évoque la complémentarité qui existe selon lui entre pratique de l’aikidô et psychothérapie : « La psychothérapie par le travail sur les fausses croyances, sur le scénario inconscient, sur les inhibitions. L’aikidô permet de mettre à l’épreuve sur le tatami. Aikidô et thérapie sont pour moi des éléments indissociables : lieu de parole pour la thérapie car je ne suis pas dans une relation maître élève suffisamment intime et puissante en aikidô pour que cette parole soit traité en aikidô. Si l’on en croit les trois témoignages suivants, cette relation Maître / élève est pourtant justement la clef de voûte du système permettant l’affirmation de soi : «  Ce que m’apporte l’aikidô dans ce registre : je ne sais pas si c’est l’aikidô qui me l’apporte ou bien si c’est mon enseignant : il s’agit de la confiance que l’on me fait », « Non, mais il en été le déclencheur. Bien d’autres moyens permettraient de le développer simplement c’est celui ci qui est arrivé au bon moment au bon endroit avec la bonne personne. Ce n’est pas l’aikidô en lui-même qui développe ce sentiment d’affirmation de soi, mais la personne qui l’enseigne », « Toute pratique ou art en tant que tel est susceptible de développer ce sentiment. Il est clairement lié au questionnement, à la remise en question et aussi à la mise en situation. L’aikidô apporte ses techniques, son cadre rituel (qui n’est pas censé convenir à tout le monde) et surtout, sous-tend la relation de Maître à élève qui est un des vecteurs les plus puissants vers la connaissance de soi. Mais sous tous ces aspects, il n’est bien entendu pas le seul art possible ». Cette entrée pour aborder la pratique sous l’angle de l’affirmation de soi marque, statistiquement parlant, un tournant dans les choix effectués, les items suivants ayant été quelque peu délaissés. Néanmoins, le contenu des réponses qui s’y rapportent est très loin d’être inintéressant. Voyons tout d’abord ce que nous apprend l’aikidô perçu comme une philosophie.