En règle générale, l’aikidoka qui pratique depuis près de vingt années en moyenne a un niveau relativement élevé (de 2ème dan pour les moins anciens jusqu’à 6ème dan) qui démontre une reconnaissance officielle de son travail. Ce qui le pousse à pratiquer semble se trouver être avant tout une quête existentielle où individuation et socialisation sont intrinsèquement liées. Pour lui, connaissance de soi et connaissance de l’autre vont de pair, c’est pratiquement un truisme. L’individuation fait largement appel à la différenciation d’avec l’autre. Qu’est-ce qui m’appartient en propre ? Qu’est-ce qui lui appartient à lui ?
Se comprendre lui-même et communiquer avec l’autre sont au centre des préoccupations. Il lui faut pour cela poursuivre l’idée d’un développement personnel toujours possible même après un demi-siècle ou plus d’existence, il lui faut dépasser son état du moment, et il a conscience que le travail qu’il doit fournir pour y parvenir est considérable. En fonction de son grade, il va tendre à privilégier l’aspect « santé » (en dessous de 5ème dan)ou l’aspect « martial » (5ème et 6ème dan) de sa pratique. Sa représentation d’une bonne santé recouvre sans point de rupture les dimensions physiologique et psychique. La pratique permettrait l’entretien du corps et de l’esprit, l’amélioration des dysfonctionnements qui peuvent se rattacher à l’un et l’autre ou encore la prévention de ces troubles. Il établit un lien direct entre le bon fonctionnement potentiel du corps et l’action consciente qui lui donne sens. Il rattache à son art d’autres arts martiaux auxquels il s’est généralement essayé avec plus ou moins d’implicationjudô, karate ou karatedô, kung fu, Tai Chi Chuan , kendô mais que le plus souvent, il ne pratique plus. Il considère également que sa pratique relève de la recherche de certains équilibres à trouver dans le dojo comme dans sa vie quotidienne ; elle constitue souvent à son sens ce qu’on pourrait appeler un Art de Vie ou un moyen de s’affirmer.
Pour quelques-uns, elle peut s’entendre comme philosophie. Auquel cas, ils peuvent la comparer ou la rapprocher avec la systémique, un syncrétisme de Tao, bouddhisme, shintoïsme et confucianisme ou le courant zen. Ses spécificités tiennent à la perspective corporelle, à une personnalisation du travail à effectuer, à la non-violence, au travail sur le relationnel, à un principe de Liberté mis en avant. Pour d’autres, son aspect artistique doit être relevé bien qu’il ne soit pas le plus prégnant. Il est important pour ces derniers de dépasser le quotidien, de cultiver le beau en créant, d’élever son esprit à travers la relation avec ce qui nous entoure, ce que permet l’art en général. Dans leur pratique, ils retrouvent les notions du beau, du timing, de l’expression de soi, du partage et de l’implication.
Mais pour l’aikidoka, plus largement, la pratique de l’aikidô prend l’aspect global d’un cadre privilégié, strict et englobant, qui procure la possibilité d’effectuer le plus grand nombre possible d’expériences où les trois grands domaines du physique, de l’affect et de l’intellect interagissent en permanence. La fermeté de ce cadre lui permet de canaliser ce qui aurait tendance à se disperser, à se diluer mais n’empêche en aucun cas la convivialité. Ces expériences sont partagées avec des partenaires qui possèdent la même attirance pour cette démarche, une même volonté de la vivre. Le cadre est régi par des règles claires et bâties à partir de valeurs de respect et de tolérance nettement identifiables et auxquelles on ne peut déroger. Chacun y trouve une place où il se doit de trouver et d’adopter un positionnement précis en fonction de chaque circonstance, il peut ainsi exister pleinement en tant qu’individu reconnu et responsable.
Les buts, finalité ou objectifs qu’il se donnait au début de sa pratique sont devenus le plus souvent plus précis au fil du temps. Quelquefois, ils ont évolués vers d’autres orientations. Il est rare qu’ils soient restés tels qu’ils se présentaient aux tous débuts. Dans son acceptation la plus courante, notre aikidoka de « haut niveau » a le sentiment d’avoir progressé dans sa recherche, bien qu’à des degrés variables selon les individus. Meilleure perception des choses, meilleur ressenti, sentiments d’unité, de lucidité, de quiétude, de confiance, de maturité, de conscience de ses interactions avec l’environnement, en viennent pour preuves. On peut également observer en lui une ouverture constamment entretenue et approfondie en direction de nouveaux horizons ainsi qu’un développement de la capacité de résilience. Lorsque sa progression lui semble faible ou insuffisante, particulièrement dans la connaissance de soi, cela lui semble liée à la difficulté de la tâche entreprise et le travail considérable que cela demande et qu’il n’a pas encore réalisé. En ce qui concerne les changements de perception, d’attitudes ou de comportements qu’il a pu identifier, il les a fréquemment nettement identifiés :
Sur le tatami, la perception est accrue, qu’elle concerne ces propres ressentis ou ce qui émane de l’autre. La conscientisation de la relation et une certaine forme de contrôle de ses affects tendent à devenir possible. C’est au cœur du geste, dans sa subtilité, que la finesse de la relation peut s’accomplir pour peu que l’on renonce à tout esprit de domination, de coercition. La souplesse, corporelle et psychique, est recherchée non pour elle-même mais pour servir cette relation. Le contexte particulier de la situation de combat n’est pas abandonné pour autant, même s’il est extrêmement codifié pour le vider de toute velléité de violence, parce qu’il reste le seul capable d’inscrire le travail effectué dans la réalité d’une situation conflictuelle à laquelle il est impératif de remédier pour progresser ensemble : la technique se doit d’être efficace, d’un point de vue martial, pragmatique, pour être vraie. Dans le cas contraire, elle perdrait tout sens. D’abord reconstruire véritablement le problème puis le résoudre en respectant scrupuleusement les règles inhérentes à ce type de situation, tout en l’envisageant d’un œil totalement différent, dépourvu de désir de domination sur l’autre. L’aikidoka est en mesure de retirer en retour plusieurs sortes de bénéfices, le plaisir de l’exploration en elle-même des innombrables facettes de son art au premier chef mais également l’avènement en lui de certaines qualités qui expriment souvent un mieux-être physique et psychique : souplesse du corps, patience, aptitude à aborder un travail sur l’énergie, humilité, reflux des peurs, conscientes et inconscientes. A la source de tout cela, une attitude de vigilance, d’attention extrême, sans complaisance, portée sur soi et sur les autres en définissant et reconnaissant précisément ce qui procède de soi et ce qui provient de l’autre. La démarche impose la sincérité même si la rencontre avec sa propre suffisance ainsi mise à jour est souvent dérangeante. Mais la contrepartie positive se situe dans le travail personnel qui devient alors rendu possible par la conscience de cet état de fait et la nécessité d’y remédier. L’ignorance brisée, les orientations décidées le sont sans tergiversations en respectant une éthique de la relation. C’est au fil du temps, suivant le travail accompli qu’une certaine aisance s’installe et permet de porter un regard plus sensible sur l’autre. Les tensions étant apaisées, l’état général s’en ressent positivement, le goût et l’aptitude pour l’enseignement se développent.
Dans la vie sociale et familiale, les changements qui affectent le pratiquant de longue date interviennent surtout au niveau de l’état d’esprit et de la posture mentale adoptée, même si ce n’est pas toujours évident, et interrogent prioritairement le rapport à l’autre. Le fait de réinvestir différemment sa place dans la sphère sociale et familiale amène à déterminer des stratégies de manière plus consciente, plus réfléchie. Les valeurs de courtoisie, d’écoute et de droiture sont essentielles. L’ouverture vers une culture autre, en l’occurrence celle du Japon peut aussi avoir une importance notable. Enfin, l’interaction entre individuation et socialisation, en tant que processus activé ou réactivé par la pratique dont nous avons déjà relevé l’aspect capital, autorise des modifications de comportements, notamment de communication, en direction de l’entourage, au fur et à mesure des progrès consentis. Généralement, l’agressivité mieux contrôlée et mieux acceptée de l’autre est au centre de cette problématique. La sincérité cultivée sur le tatami demeure valeur essentielle, même si le cadre de la vie sociale demande parfois quelques petites adaptations par rapport à celui du dojo, plus sacralisé. Il en découle toutefois que l’autre est mieux compris et mieux accepté tel qu’il est. Apaisement et disponibilité, c’est rassurant pour tout le monde, et, qui plus est, étayant. Mais rien n’est automatique, ni ne fonctionne à coup sûr ; si ces changements peuvent être reliés à l’émergence d’un certain art de vivre né de la pratique, ce dernier se présente davantage sous la forme d’une immense interrogation que sous celle d’une foi absolue en un dogme.
L’influence de la pratique de l’aikidô sur l’activité professionnelle est dans l’ensemble également très présente et se traduit de la même manière que dans la vie sociale et familiale par des attitudes, comportements et compétences particulières, notamment et de manière inégale selon les individus et les professions, une autre manière d’appréhender sa fonction, un certain charisme, une compétence à diriger basée sur une confiance en soi et en ses potentiels, un rapport aux autres différent, une capacité à l’assertivité ou une curiosité nouvelle pour des facettes encore inexplorées de la mission dont on est chargé. L’aptitude à témoigner une forme bienveillante d’autorité qui supplante l’aspect purement réactif où nous entraînent trop souvent nos peurs, peur de l’autre, de la relation, du conflit, se renforce, ainsi qu’un accès à une liberté d’expression et d’intervention accrue. Le fonctionnement groupal est mieux compris, facilitant ainsi la compétence à gérer les conflits. L’attitude non-violente, qui n’est en aucun cas une fuite de l’événement conflictuel mais plutôt une forme de bienveillance envers autrui, un respect inconditionnel de ses constituants physiques et psychiques, tend à trouver l’action « juste » à mener en fonction des circonstances. Très souvent, une confiance en soi accrue est relevée. Liée toujours à une meilleure connaissance de soi et une moindre emprise sur nous des peurs qui nous affectent, par conséquent porteuse de Liberté, elle permettrait une posture face au conflit potentiel reconnue comme efficace par l’entourage. Mais si les apports de la pratique de l’aikidô dans le cadre professionnel semblent bien avérés en termes d’attitudes, de comportements et de compétences transférées, il ne paraît pas réellement qu’il en aille exactement de même en terme de bénéfices retirés. Ceux-ci peuvent être globaux et fortement marqués positivement, embrassant les dimensions relevant du pécuniaire, de la reconnaissance de ses capacités, d’une liberté accrue et plus généralement du mieux-être et d’un mieux-faire comme dans le cas particulier du coach. Ils peuvent aborder seulement une ou plusieurs de ces dimensions comme pour l’analyste programmeur, l’éducateur spécialisé, le directeur technique ou le médecin anesthésiste. Ils peuvent cependant avoir eux-mêmes un coût gênant comme pour le formateur qui a fortement « gagné » dans la relation pédagogique mais a malheureusement « perdu » en compétence commerciale, éprouvant de plus en plus de difficultés à « se vendre ». Enfin, ils peuvent également se montrer inexistants comme pour l’éducateur sportif, son milieu professionnel se situant sans doute à la fois trop près en apparence de la pratique et trop éloignée d’elle en réalité par la façon dont notre école conçoit cette dernière 65 .
En revanche, l’influence de la pratique de l’aikidô sur l’avancée de la recherche personnelle entreprise par l’aikidoka semble mieux répartie entre les individus, bien qu’un plus marquée pour une majorité que pour les autres. La capacité à se mobiliser et une détermination inébranlable à se chercher soi-même, sans lesquelles la pratique sur long terme ne peut se maintenir, semblent constituer des clefs essentielles. Les effets directs s’établissent en termes d’énergie, de sensibilité, de profondeur du regard et de l’analyse, de capacités relationnelles ou d’ouverture à d’autres directions de recherche.
Ces autres directions posent la question de leur statut d’alternatives possible à la pratique de l’aikidô. Dans les possibilités de travail similaire, le Tai Shi Chuan, et le Qi Qong, la médecine chinoise et la psychanalyse, le Kung Fu et le Yoga côtoient l’escalade et la marche en montagne, le golf et toute activité physique respectant les limites de chacun. Pour l’aikidoka, l’important semble plus résider dans la manière dont la discipline est transmise. On reste cependant, sauf exceptionnellement, dans la conjoncture en absence d’expérience réelle. Et puis, il y a aussi la personnalité de celui qui cherche qui compte, et ses expériences passées ou à venir également. Toute démarche d’introspection devrait pouvoir aller dans le sens où conduit la pratique mais posséderait-elle l’aspect conjugué du relationnel et du corporel qui caractérise celle-ci ? L’alternative artistique, même si la pertinence de son recours paraît un peu moins partagée n’en est pas moins fortement envisagée par quelques-uns sous forme de musique, peinture, calligraphie … L’essentiel restant toujours le mode de transmission et plus particulièrement la relation Maître / élève, relation primordiale clef de voûte de ce système.
La pratique de l’aikidô possède cependant d’autres spécificités bien précises qu’il est difficile de trouver réunies ailleurs, pour exemple la dimension interculturelle, la co-évolution et le non-déterminisme, l’unité psychocorporelle et une dynamisation particulière peu reconnue de la science occidentale actuelle mais appartenant à une tradition orientale en cours de redécouverte reconnaissant au corps un rôle de tout premier plan dans l’expression de la vie consciente. Sont également très affirmés la dimension symbolique, l’interpénétration des sphères du physique, de l’affect, de l’intellect permettant une approche globale de la relation et un accroissement de la prise de conscience de ce qui nous entoure, un certain rapport entre complexité et simplicité, un moyen de nourrir sa corporalité et son rapport aux autres sans opposition ni violence, en gérant mieux en toute connaissance de cause les conflits qui nous habitent. La relation qui s’établit entre pratiquants se montre assez particulière, sauf rare dysfonctionnement, l’opposition est inexistante ou de pure forme et s’efface devant la volonté de libre coopération qui constitue le fond, l’essence même de la technique. Le rapport au corps est perçu de manière presque clinique en termes d’écoute, de recherche de compréhension, de soin. Une discipline qui négligerait d’accorder cette place au corps serait forcément différente dans ses buts et ses résultats que l’aikidô.
Mais, d’une manière plus spécifique, l’aikidô présente aussi un aspect équilibrant pour certains principes ou entités contraires interdépendants qui gouvernent notre façon d’appréhender le monde. A travers le Yin et le Yang, au-delà de l’identité sexuelle, c’est la complexité du psychisme humain, de la complémentarité des attitudes développées ontologiquement par l’un ou l’autre sexe, leur bien-fondé ou leur remise en question éventuelle qui sont abordées. A un autre niveau, la pratique de l’aikidô étant indubitablement un acte social, le groupe et l’individu se définissent l’un l’autre par la différenciation de leurs espaces d’intervention et de leurs besoins spécifiques parce que ceux-ci sont reconnus en tant que tels et s’harmonisent. Dans la relation entre Moi et altérité, la notion clef semble être celle de la reconnaissance des limites, des frontières qui doivent être clairement définies pour permettre le « voyage » vers l’autre sans peur de se perdre. Cette réintégration du corps dans une unité corps / esprit prend l’allure d’une quête d’un paradis perdu dont l’évolution sociétale qui est la nôtre nous aurait chassés. Elle paraît d’autant plus indispensable qu’elle se trouve tout à la fois difficile à reconquérir en nécessitant un travail en profondeur et qu’elle se situe suffisamment proche pour susciter des ressentis qui encouragent à livrer cet important effort. Quelques autres dyades peuvent venir à l’esprit de l’aikidoka : homme et femme, force et douceur, parole et écoute, recevoir et donner, amour et agressivité.
Au vu de ce ou de ces portrait(s), peut-on ratifier la proposition première de cette troisième partie assimilant la pratique de l’aikidô à un langage ? C’est certainement encore un peu tôt dans notre démonstration pour pouvoir le certifier pleinement. Toutefois, un certain nombre d’éléments nous conforte déjà dans la pertinence de poursuivre nos travaux en ce sens et tout particulièrement l’importance première et prégnante que l’aikidoka donne à la communication. Une des citations de Maurice Merleau-Ponty à laquelle nous nous étions référé en tout début de partie nous paraît prendre maintenant une résonance particulière à la lueur des portraits que nous venons de faire : « Exprimer, pour le sujet parlant, c'est prendre conscience ; il n'exprime pas seulement pour les autres, il exprime pour savoir lui-même ce qu'il vise. »(Merleau-Ponty cité par Charcosset, 1981, p.32). Nous reviendrons bien entendu plus en détails sur ce point en cinquième partie. Quant au modèle motivationnel que nous avons adopté et qui nous avait servi de référence dans la construction de notre questionnaire, il nous semble maintenant d’une grande aide pour fédérer en un seul regard l’étendue des informations que nous avons obtenues. La finalité qui se cherche nous paraît identifiable chez l’aikidoka comme étant ici, tel qu’il est exprimé, ce désir de vivre à l’intérieur du double processus d’individuation et de socialisation qui permet l’accès à la conscience. L’ensemble des représentations de cette finalité, autrement dit les situations espérées, se voient fortement marquées par la complexité de l’implication du physique, de l’affect et de l’intellect dans ces processus. Elles sont par conséquent polymorphes et changeantes, restructurées en leur entier à chaque évolution d’un de leurs éléments, que celui-ci appartienne aux domaines du corporel, du relationnel ou de l’introspection. Mais l’important pour nous n’est pas à ce stade d’avancer plus avant dans nos conclusions mais d’interroger maintenant la dimension particulière du contexte du passage de grade, non abordé dans cette partie, afin de la confronter avec notre nouvelle connaissance du pratiquant d’aikidô.
Se rapporter à ce propos à la différence entre sport et bûdô, traitée dans la partie 1