4.1. Le métarécit : une méthode intégrative construite en adéquation à l’étude du passage de grade

4.1.1. Le métarécit : définition, construction et inscription épistémologique

La première approche qui s’est imposée à nous pour étudier le passage de grade a été celle de la description de type ethnographique. A priori, cette dernière semblait avoir pour mérite de retranscrire des événements tels qu’ils s’étaient déroulés devant le regard de l’observateur et, par conséquent, d’offrir des garants suffisants pour attester l’objectivité de la démarche. Mais épistémologues et ethnologues s’accordent à relativiser cette objectivité. Notre description ne saurait représenter un calque exact de la réalité mais bien une image orientée de celle-ci. Cela ne veut pas dire que cette image n’est qu’une illusion ou une simple fiction sans valeur scientifique. C’est un outil construit à fin d’élucidation, « une pensée construite, une pensée en partie réalisée par la technique. » (Bachelard, 1971, p. 108). Par conséquent, il aurait été irraisonnable de l’écarter de notre panel de moyens d’investigation pour peu que l’on ne lui attribue pas un statut de miroir indéfectible d’une vérité unique et absolue. Cette relativité de l’objectivité de l’approche descriptive était également soulevée par Laplantine – « il ne saurait y avoir de description pure. Toute description est description par (un auteur) et description pour (un lecteur). Toute description est située par rapport à une histoire, une mémoire et un patrimoine et est construite à travers un imaginaire. » (2000, p. 106) – et par Geertz lorsqu’il admettait la description ethnographique comme hybride entre le roman et le rapport de laboratoire. (1996, p. 16).

Mais, même si nous la reconnaissions en tant qu’outil valide à certaines conditions, le recours à la description ethnographique était-il suffisant pour rendre compte des facteurs d’apprentissage à l’œuvre dans l’action considérée ? En effet, notre propos ne consistait pas à analyser un fait ethnographique mais à nous efforcer de suivre les cheminements des différents processus à l’intérieur de chaque protagoniste et, à partir de là ou transcendant cela, à tenter de reconstruire la synergie qui en résultait. Or, Laplantine délimite le champ de l’observation ethnographique en faisant appel à une citation de Malinowski : « La description ethnographique concerne les phénomènes sociaux. Comme sociologue, nous ne nous intéressons pas, écrit Malinowski, à ce que X… ou Y… peuvent éprouver en tant qu’individus selon les hasards de leur expérience personnelle – nous nous intéressons seulement à ce qu’ils sentent et pensent en tant que membres d’une communauté donnée. » (cité par Laplantine, 2000, p. 47). A contrario, si notre recherche était bien orientée selon un aspect culturel, elle s’interrogeait également sur ce que vivent, et construisent d’un point de vue cognitif et affectif, les individus, pris en leur globalité. En conclusion, si la description ethnographique pouvait satisfaire un certain pan de notre exploration, elle ne pouvait à elle seule couvrir l’étendue de notre problématique. Nous nous mîmes alors en quête d’un nouvel outil, plus introspectif.

Notre intérêt s’est porté sur l’entretien d’explicitation, tel qu’il a été conceptualisé par Vermersch. Puisque notre objet d’étude se présentait sous la forme d’une succession précise d’actions circonscrites dans le temps, mettant en scène un nombre limité d’individus, et qu’à l’intérieur de ces actions au moins trois processus (enseignement, apprentissage et développement) nous semblaient intéressants de mettre en lumière, une démarche d’explicitation de chaque séquence, effectuée par chacun des protagonistes, pouvait éclairer la partie de notre problématique qui nous paraissait précédemment délaissée par la description ethnographique. En effet, nous postulions les processus à analyser comme émergeant des actions mêmes et nous estimions que, mieux que quiconque, les auteurs de ces actions étaient en mesure de les verbaliser. Ce qui nous conduisit par conséquent à avoir recours à l’entretien d’explicitation puisque « la spécificité de l’entretien d’explicitation est de viser la verbalisation de l’action. » (Vermersch, 2000, p. 17). Son but est d’élucider l’action : « C’est à la fois établir, aussi finement que nécessaire, la succession des actions élémentaires de façon à obtenir une description « complète », et aussi rendre intelligible la production d’une action particulière de manière à en comprendre l’inefficacité ou les erreurs, ou bien pour mettre en évidence ce qui en fait l’efficience. » (Vermersch, p. 135). En canalisant la verbalisation vers le vécu d’une action effective qui s’est présentée comme la réalisation d’une tâche réelle et spécifiée, en faisant appel à ce que Vermersch appelle la « position de parole incarnée » qui consiste à faire revivre l’action dans ses détails procéduraux non forcément conscientisés pendant leur exécution, c’était à une véritable reconstitution de l’événement au travers de la prestation de chaque acteur que nous nous livrions. Deux types principaux d’éléments de compréhension apparaissaient alors : d’une part, liées au physique, les actions en elles-mêmes, d’autre part, liés au cognitif et à l’affectif, les ressentis et les constructions mentales émergeant de l’action au moment même de sa réalisation, évitant ainsi, autant qu’il est possible, la déformation involontaire inhérente à l’auto-jugement « après-coup ». Ce sont d’ailleurs ce deuxième groupe de données que nous avons particulièrement cherché à obtenir puisque la dimension de l’affect était particulièrement prégnante dans nos hypothèses.

Lors de notre première construction de ce qui deviendra le métarécit d’un examen de passage de grade, nous procédâmes aux entretiens des douze protagonistes du passage de grade qui servait de support à notre étude du moment et nous trouvâmes ainsi dépositaire d’autant de versions du même événement que d’acteurs y ayant participé. Chacune d’entre elles venait éclairer cet événement sous un jour particulier mais la complexité de cet écheveau d’informations rendait son analyse difficile à partir du matériau brut. En place du « monde » subjectif et orienté de l’auteur de la description ethnographique, nous étions en présence d’une douzaine de « mondes », tout aussi subjectifs et orientés, au travers desquels était perçu un même phénomène.

La coexistence d’une pluralité de « mondes » en lieu et place d’une réalité unique est un paradigme dont le constructivisme s’accommode assez bien, témoin l’exégèse que fait Bruner de l’œuvre de Goodman (Bruner, 2000, chapitre 7 : Les mondes de Nelson Goodman) : «  A partir du moment où l’on abandonne l’idée que « le monde » est là une fois pour toutes, et qu’il est immuable ; où l’on y substitue l’idée que ce que nous prenons pour « le monde » n’est rien d’autre qu’une stipulation formulée dans un système de symboles, la forme même de la discipline change radicalement. Nous sommes enfin en position d’affronter la multitude de formes que peut prendre la réalité, parmi lesquelles les réalités créées par des histoires ou celles créées par la science. » (Bruner, 2000, p. 130). Pour sa part, Varela fait découler de sa théorie de l’enaction une nouvelle définition de l’intelligence : « l’intelligence ne se définit plus comme la faculté de résoudre un problème mais comme celle de pénétrer un monde partagé. » (1996, p.113). C’est précisément le défi qui se présentait à nous dans le traitement des données recueillies en explorant les différents « mondes » de nos interlocuteurs : construire un nouveau monde conceptuel capable d’accueillir l’ensemble des caractéristiques des mondes spécifiques en présence, à partir du moment où ces informations concernent le même événement. Nous pouvons même avancer que dans la mesure où ces différents mondes ont déjà été partagés dans les faits – l’événement en lui-même – et malgré certaines incompréhensions qui peuvent toujours subsister entre différents acteurs, il s’agit là d’une reconstruction pouvant prétendre, puisqu’elle suit le même « plan », la même structure que la construction originale, au statut de modélisation de celle-ci. Nous avons appelé la description de l’événement à partir de cette modélisation obtenue métarécit pour rendre compte de la nature même de celui-ci : au-delà du récit d’un auteur, c’est un objet complexe qui retrace un phénomène selon des dimensions multiples. Si le dire de celui qui l’a écrit est bien entendu toujours présent, il s’entremêle avec les dire de l’ensemble des acteurs en formant un réseau interconnecté de significations et de représentations, personnelles et partagées.