4.1.2. Le métarécit : méthode et techniques

La méthode du métarécit reprend les trois catégories de moyens d’investigation dégagés par Vermersch : observables, traces et verbalisations (2000, p. 20-21). Les observables renvoient à notre propre regard, les traces à des enregistrements vidéo et les verbalisations naturellement aux entretiens d’explicitation, ces trois approches étant totalement imbriquées à plusieurs stades de la construction du métarécit.

L’événement choisi, circonscris et planifié dans le temps, en l’occurrence un examen de passage de grade, nous procédons à sa capture vidéo intégrale. Nous scindons celle-ci ensuite en séquences selon des critères chronologiques et sémantiques, constituant ainsi la première trace de l’événement. Il va sans dire qu’avant la prise d’images les personnes participantes ont été informées de l’ensemble du protocole de la recherche à laquelle elles vont prêter leur concours et y ont souscrit. Cette information couvre également les buts poursuivis ainsi que la garantie d’anonymat au stade de la publication des résultats et s’appuie sur un écrit communiqué à chaque protagoniste. L’enquête terminée, les participants ont, s’ils le désirent, accès à l’enregistrement réalisé mais, dans l’attente, ce document vidéographique demeure objet d’étude confidentiel, à l’usage unique du chercheur.

Dans nos premiers essais de construction de la méthode dans le cadre de notre D.E.A., nous avions pris le parti de projeter l’intégralité de l’enregistrement à la personne interviewée en préalable à chaque entretien individuel. De plus, nous la sollicitions afin d’en effectuer un commentaire. Cette manière de procéder ne s’est pas avérée pertinente. En effet, soit le commentaire n’apportait rien de plus que ce que nous obtenions par la suite lors de l’entretien (et toujours beaucoup moins), soit il était sans véritable intérêt ou même absent pour une large part. Enfin, en incitant l’interviewé à effectuer une analyse critique de sa prestation, il interférait négativement avec le principe majeur de l’étape suivante, à savoir le rappel de la « mémoire concrète » 66 , exempte de jugements a posteriori. Par conséquent, nous avons supprimé cette étape et avons procédé tout autrement dans le cadre de la thèse présente.

Afin de pouvoir précisément solliciter cette « mémoire concrète », chère aux acteurs de l’actors studio et magnifiquement illustrée par Marcel Proust dans le passage de « la madeleine », nous avions prévu de constituer d’autres traces susceptibles de tenir le rôle d’index évocateurs de cette mémoire. Nous devions être en mesure de proposer à l’interviewé un court montage de plans fixes tirés de l’enregistrement original destiné à servir de support au rappel des souvenirs lors de l’entretien. Ces montages, choisis en fonction de la prestation de l’intéressé et pouvant être par conséquent sensiblement différents selon les acteurs sollicités, ont pris pour nous le nom de traces d’appel.

Lors de nos premières recherches en D.E.A.(2002), nous avions testé notre méthode avec un double examen de passage de grade de niveau shodan (1er degré) et nous en avions tiré un certain nombre d’informations utiles, tant du point de vue méthodologique qu’en lien avec notre problématique. Il en a été fait référence notamment dans les lignes précédentes pour les premières et en troisième partie de cet écrit pour les secondes. Nous désirions par conséquent pousser plus avant notre recherche en nous orientant vers des passages de grade beaucoup plus élevés en terme de niveau. Ces derniers étant, on s’en doute, nettement moins fréquents, il nous fallait donc saisir les opportunités qui voudraient bien se présenter. Nous avons eu la chance de voir proposer à notre investigation, avec l’accord de l’ensemble des personnes concernées, deux de ces événements qui revêtent un intérêt exceptionnel. Le premier concerne le passage de grade godan (5ème degré) d’une enseignante parisienne, le second un quadruple passage, également de niveau godan, s’adressant à quatre enseignants de la région Rhône-Alpes. Nous avons réalisé, comme nous le projetions, autant d’entretiens qu’il y avait d’acteurs ayant participé à ces événements.

Ces entretiens se sont déroulés de quelques semaines à plusieurs mois après l’événement qui les a provoqués. Ils ont eu lieu sur rendez-vous, à l’occasion de nouvelles rencontres de travail sur le tatami pendant les périodes de repos pour certains, au domicile des intéressés pour d’autres, difficilement joignables autrement. Leur conception est, nous le rappelons, directement inspirée de la théorisation qu’en fait Vermersch. Nous ne reprendrons donc pas en détail l’ensemble des caractéristiques de celle-ci, préférant renvoyer le lecteur à son ouvrage (2000), mais, en soulignant néanmoins les grandes lignes de la méthode, nous insisterons davantage sur les particularités de l’utilisation que nous en avons fait. Il s’agissait de mettre le sujet en position de « parole incarnée », qu’il revive les instants passés en parcourant de nouveau les mêmes étapes en les verbalisant. Pour cela, nous nous efforcions de le guider vers l’évocation du procédural, renvoyant au statut d’informations périphériques et subalternes tout ce qui concerne le contextuel, l’intentionnel, le déclaratif et les jugements. Ici, trois actions doivent être conjointement menées par l’intervieweur : focaliser, élucider et réguler. Ce sont là les grands principes de la méthode de Vermersch.

Pour notre part, nous suivions un fil conducteur constitué par le plan des séquences que nous avions élaborées précédemment et que nous avons évoqué lors de la construction des « premières traces ». Autrement dit, plutôt qu’un panel de questions préalablement écrites, nous conduisions l’entretien à partir de notes succinctes nous rappelant les principales phases du déroulement de l’action et la succession des apparitions successives des différents intervenants. C’est par conséquent l’ordre chronologique des épreuves qui structurait l’entretien. L’intégral de ces entretiens figure en annexe. De par notre théorisation antérieure d’un modèle de lecture cognito-affectif, nous avons particulièrement focalisé l’évocation sur les ressentis en cours d’action. Caractéristique non moins importante, chaque entretien a fait l’objet d’un nouvel enregistrement vidéo (donc troisième série de traces si l’on compte les traces d’appel que nous avons évoquées en tant que seconde série), permettant, dans un deuxième temps, une analyse du discours mais aussi des postures corporelles, des mouvements oculaires et de la gestuelle. Ces dernières informations prennent tout leur sens dans le cadre théorique où se situe l’entretien d’explicitation : elles constituent en effet autant d’indicateurs qui permettent de vérifier l’inscription ou non du discours dans un contexte d’évocation de la « mémoire concrète ». En définitive, l’emploi des traces d’appel que nous avions prévu d’utiliser en amont de l’entretien fut très loin d’être systématique, dépendant avant tout de la capacité de rappel estimée de l’interlocuteur. En d’autres termes, ce dernier était-il en mesure de « replonger » directement dans l’événement, cas que les faits ont démontré somme toute comme le plus fréquent même après des laps de temps de plusieurs mois entre l’événement et l’entretien, ou fallait-il user de cet artefact pour lui faciliter l’accès à cette démarche ? Un court échange permettait d’orienter la décision. Le recours à cette facilitation pouvait être également sollicité en cours d’entretien si le besoin s’en faisait sentir. Cela ne fut jamais nécessaire.

A ce stade de notre construction, nous avons rassemblé sous forme de documents vidéo un grand nombre d’informations issues d’interlocuteurs différents mais se rapportant au même passage de grade, ayant fait lui-même l’objet d’un enregistrement audiovisuel, subdivisé en plusieurs séquences classées en fonction de leur contenu sémantique et respectant un ordre chronologique (premières traces). L’essentiel des documents retranscrivant les entretiens (troisième série de traces, les secondes étant celles dites de rappel) a été à son tour fractionné et assemblé de manière à constituer de nouvelles séquences venant compléter, enrichir et en quelque sorte commenter chaque séquence des premières traces. Ce travail a été effectué à partir d’un logiciel de montage de films numériques : Pinnacle 2000. Le but de cette phase de construction était d’obtenir une série d’unités séquentielles composées dûment répertoriées et classées nommées « Montages Chrono-sémantiques » caractérisés par un chiffre de 1 à x, x représentant le nombre maximum de découpes effectuées à l’intérieur d’une des parties du document initial rendant compte du déroulement de l’examen (MCS; MCS; MCS3 …). Chacune d’entre elles s’inaugure ou se conclut précisément par un extrait de l’événement étudié, nommée « Séquence Chrono-sémantique » et caractérisée par un nombre à 3 chiffres, constitué lui-même du chiffre qui désignera le MCS, complété de deux 0 (SCS100 ; SCS200 ; SCS300 …), et se poursuit par un montage d’entretiens s’y rapportant, chacun de ces derniers, appelé Clip, portant également un nombre à trois chiffres constitué par le même chiffre des centaines complété par le nombre à deux chiffres identifiant chaque interlocuteur, c’est-à-dire de 01 à y, y désignant leur nombre total (Clip101, Clip102, Clip103 … ; Clip201, Clip202, Clip203 … ; Clip301, Clip302, Clip302 …), les deux derniers chiffres désignant l’interlocuteur 01, 02, 03 …, de telle manière que MCSα = SCSα + Clipα 01 + Clipα 02 + Clipα 03 + … + Clipα x.

Tableau 2 : Structure du support vidéographique au métarécit
   
Vidéo Passage de Grade ▶ Séquence Chrono-sémantique 100 Séquence Chrono-sémantique 200 Séquence Chrono-sémantique 300 Séquence Chrono-sémantique 400 Séquence Chrono-sémantique 500 Séquence Chrono-sémantique 600 Séquence Chrono-sémantique 700
Témoignage 1 ▶ clip 101 clip 201 clip 301 clip 401 clip 501 clip 601 clip 701
Témoignage 2 ▶ clip 102 clip 202 clip 302 clip 402 clip 502 clip 602 clip 702
                 
Témoignage 12 ▶ clip 112 clip 212 clip 312 clip 412 clip 512 clip 612 clip 712
   
Vidéo support au métarécit ▶ Montage Chrono-sémantique 1 Montage Chrono-sémantique 2 Montage Chrono-sémantique 3 Montage Chrono-sémantique 4 Montage Chrono-sémantique 5 Montage Chrono-sémantique 6 Montage Chrono-sémantique 7

Chaque clip allait être retravaillé afin d’en garder l’essentiel. Il pouvait être raccourci afin d’éliminer les parties offrant peu d’intérêt et pouvait se voir scindé en plusieurs parties a, b, c … En effet, au stade de la construction, l’ordre des clips ne va pas obéir à l’ordre de présentation des interlocuteurs, par principe aléatoire, mais se décliner selon leurs contenus, le dire de l’un devant introduire celui de l’autre, un peu à la manière d’un jeu de domino.

Tableau 3 : découpage et assemblage du support au métarécit
             
Séquence Chrono-sémantique 100 PREMIERE PHASE : DECOUPAGE      
clip 101 ▶ clip 101A ◀ ▶ clip 101B ◀        
clip 102 ▶ clip 102A ◀ ▶ clip 102B ◀ ▶ clip 102C ◀      
               
clip 112 ▶ clip 112A ◀ ▶ clip 112B ◀        

 
DEUXIEME PHASE : ASSEMBLAGE
     
Montage Chrono-sémantique 1 Séquence Chrono-sémantique 100 (1er cas) ▶ clip 101A ◀ ▶ clip 102A ◀ ▶ clip 112B ◀ ▶ clip 103 ◀  
            ▶ clip 101B ◀  
▶ clip 107 ◀ ▶ clip 102B ◀ ▶ clip 105A ◀ ▶ clip 109A ◀ ▶ clip 106 ◀ ▶ clip 108A ◀ ▶ clip 104 ◀  
▶ clip 105B ◀              
▶ clip 109B ◀ ▶ clip 108B ◀ ▶ clip 110 ◀ ▶ clip 105C ◀ ▶ clip 112A ◀ ▶ clip 111 ◀ Séquence Chrono-sémantique 100 (2ème cas)  

Ces séquences composées enchaînées, présentant de nombreuses analogies avec un reportage documentaire d’actualités télévisuel, ont constitué la trame support à l’écriture des deux métarécits que nous allons présenter. Pour plus de commodité de traitement, elles ont été gravées sur support D.V.D. et classées. Elles sont annexées à ce mémoire. Parallèlement au montage vidéo, une retranscription écrite des entretiens (également enregistrés au magnétophone en doublon de la caméra vidéo) a été effectuée et va également, après un travail similaire mais simplifié, suivre la même trame selon les mêmes coupes et les mêmes réajustements de séquences de façon à fournir un « script » des interventions des acteurs.

L’écriture de chaque métarécit va suivre le rythme de ces séquences selon une procédure identique et répétée à chaque passage constitué. D’abord, visionner la totalité de l’unité séquentielle « Montage Chrono-sémantique α », puis étudier particulièrement les éléments discursifs et visuels contenus dans Clipα , Clipα , Clipα , Clipα y , etc. avant de revisionner SCSα afin de l’éclairer sous un jour nouveau. Coucher ensuite sur le papier quelques notes rendant compte de la scène perçue sous cet éclairage puis faire un bref résumé synthétique des séquences Clip, Clipα , Clipα , Clipα y , etc. en faisant largement appel aux mots clefs prononcés par les interviewés. Il est essentiel de pouvoir mettre en lien chaque séquence d’entretien avec la scène de référence mais également toutes les séquences d’entretien entre elles. Seul un jeu de va-et-vient constant entre ces différents éléments peut le permettre.

Si, jusqu’à ce stade le recours à la technologie constituait l’ossature même de la démarche, à partir de cette étape l’avancée de la construction du métarécit va dépendre des connexions que va établir le chercheur en son for intérieur en fonction de l’objet et du cadre théorique. Pour reprendre les constats de Geertz, il est à la fois auteur et laborantin. Au stade de l’écriture, le script va constituer, de par son côté pratique d’utilisation, la référence immédiate mais, et c’est là toute l’importance du travail de longue haleine précédemment effectué avec l’outil vidéo, ce script est « chargé », « habité ». En d’autres termes, il appelle à la mémoire des informations beaucoup plus nombreuses et détaillées que celles qu’il aurait simplement contenu en l’absence du recours à la construction vidéo, autrement dit, il joue lui-même le rôle d’index mémoriel pour le chercheur / auteur. De la confrontation entre notes, script et ce que l’un et l’autre évoquent conjointement va naître la première ébauche d’un extrait du texte final correspondant à une séquence MCSα. Chacune de ces séquences voit se répéter la même procédure. Le texte est ensuite retravaillé dans un souci de clarté, d’exhaustivité par rapport aux informations utilisables, de respect du style et de cohérence de l’ensemble pour devenir la version finale du métarécit.

Le métarécit rédigé sous sa forme définitive, quelle va être son utilité dans la compréhension du phénomène étudié ? En premier lieu, il en représente une image particulièrement fine et transparente dans la mesure où il fait apparaître des éléments cachés au premier regard de l’observateur en lui permettant d’appréhender l’objet de sa recherche simultanément sous autant de facettes que d’acteurs en présence. Mais un traitement plus poussé du métarécit va faire progresser la connaissance de ce phénomène de manière bien plus significative encore. En effet, le métarécit nous paraît se prêter tout à fait à ce que Vygotski appelle la méthode de décomposition en unités de base (edinica) à laquelle nous avons déjà fait référence dans la troisième partie de ce mémoire de thèse.

Le métarécit, en balayant largement l’objet de recherche, en en présentant une vue globale et en même temps à entrées multiples constitue, à notre sens, un outil privilégié pour repérer ces unités en son sein. Mieux, il permet à tout moment un retour en arrière et un va-et-vient avec ses sources dûment classées et répertoriées, comme nous l’avons développé dans sa construction. Il tient par conséquent également un rôle de nomenclature dynamique des différents traits constitutifs du phénomène étudié. En mêlant étroitement ce qui vient de l’extérieur (observation) et ce qui vient de l’intérieur (verbalisation de la « mémoire concrète »), ce qui est du domaine du physique (la gestuelle), du cognitif (stratégies, compréhension des situations) et de l’affectif (ressentis, émotions), il évite les ruptures entre ces différents champs et, par là même, l’atomisation des connaissances contre laquelle s’élevait Vygotski. Ceci est particulièrement important dans la mesure où les unités de base recherchées sont des unités « indécomposables, qui conservent les propriétés du tout en tant qu’unité et dans lesquelles inversement ces propriétés se retrouvent » (Vygotski, 1992, p. 36), donc possèdent elles-mêmes un certain degré de complexité qui empêche une approche trop réductrice en terme de catégorisations intradisciplinaires.

Pour nous résumer, nous dirons donc que le métarécit est une proposition de méthodologie inspirée par la rencontre de plusieurs théories et techniques d’influence constructiviste. Elle s’érige sur une réflexion portant sur la nature, les particularités et la limite de la description ethnographique (Laplantine, Geertz), fait largement appel à l’entretien d’explicitation de Vermersch dans le recueil des données, s’inscrit dans une relativité de la connaissance du monde qui nous entoure (Goodman, Bruner, Varela) et s’ouvre avec Vygotski sur une instrumentation et un traitement de l’information que l’on qualifierait aujourd’hui de résolument systémique.

Après cette présentation de la méthode que nous avons employée, nous allons maintenant nous immerger dans les deux passages de grade que nous nous sommes efforcé de faire revivre à l’aide de celle-ci.

Notes
66.

Terme utilisé par Vermersch pour désigner une certaine forme de mémoire, déclenchée par un stimulus de rappel et permettant l’évocation d’événements passés avec éventuellement une mise en évidence de certains détails sur lesquels l’attention consciente ne semblait pas s’être portée au premier abord. Le premier exemple symptomatique qu’en donne l’auteur se réfère à l’épisode de « La madeleine » de Proust.