4.2.1 – L’examen de Catherine : déclinaison du passage de grade au féminin, temps court.

Nous sommes le dimanche 18 avril 2004 au dojo Kobayashi Hirokazu à Bourg-Argental (42), devenu siège de l’Ecole depuis les travaux d’aménagement de ce lieu de pratique achevés l’année précédente. C’est le second jour d’un week-end de stage d’aikidô ouvert aux pratiquants de tous niveaux, dirigé par Maître Cognard. La veille, à la suite des cours, quelques examens de passage de grade de niveau kyu ont eu lieu. C’est là que Catherine a appris de la bouche du Maître qu’elle présenterait aujourd’hui le grade de yondan (5ème degré). Elle en était contente. Sans s’y attendre vraiment pour ce jour-là, elle savait que cette proposition pouvait lui être faite d’un jour à l’autre. Sans s’être vraiment préparée, elle avait consciencieusement entretenu ses savoirs et sa disponibilité physique avec les exercices appropriés. Bien lui en a pris parce qu’à partir de l’instant où le compte à rebours qui la rapproche de l’examen est enclenché, tout va très très vite. Pendant le cours qui précède les examens – deux passages de shodan (1er degré) et le sien –, Catherine sent la pression monter. L’émotion l’étreint, peut-être même a-t-elle pleuré. Le cours terminé, elle se met en place au shimozeki, disposant soigneusement ses armes derrière elle. Les deux autres candidats ont fait de même et sont assis en position rituelle de seiza à sa droite, la laissant la plus proche du kamiza, conformément à l’étiquette. Les uke, à leur tour s’installent de manière similaire mais en se rangeant le long du jozeki pour faire face aux prétendants au passage. Maître Cognard, l’examinateur, assis devant le centre du Kamiza, dos au mur, a à sa gauche une élève de haut niveau, observatrice privilégiée en ce jour. Les épreuves de shodan se déroulent sans incidents notables. Un passage de grade sera validé, l’autre ajourné. L’examen de Catherine va pouvoir commencer.

Maître Cognard est confiant dans le niveau technique de Catherine. Cela va faire bientôt vingt années qu’elle est son élève, il la connaît bien. Ses seules craintes résident dans la propension qu’elle peut avoir et qu’il a déjà observée, lorsqu’elle se trouve en difficulté, de tendre à basculer dans une certaine autodérision et, par conséquent, de flancher. Devant l’importance du grade en jeu, certains uke se retirent, d’autres restent. Théoriquement, le niveau requis pour participer à l’examen devrait être celui de rokudan (6ème degré), un niveau au-dessus du grade présenté ; aucune des personnalités présentes ce jour-là n’a atteint ce haut rang. Sans qu’il eut été nécessaire de le préciser, une dérogation à la règle s’impose donc de manière implicite. Marcella, elle-même godan, demeure à sa place. David, yondan (4ème degré), bien qu’un peu gêné, choisit également de rester, Pierre, sandan (3ème degré), agit de même, conscient que Marcella ne peut assumer seule la fonction d’uke. Ils ne sont par conséquent plus que trois à être alignés le long du joseki. Devant cet état de fait et ne voyant aucun de ses sempai manifester l’intention de rallier le trio,Camille, bien que sandan, prend la décision de se joindre à eux. Ils seront donc quatre. Tout cela s’est déroulé très vite, deux à trois minutes tout au plus, et, aux dires de chacun, de façon très naturelle.

L’examinateur appelle Catherine qui s’assoie en seiza devant lui, décalée sur sa droite. Marcella, spontanément, vient constituer le troisième point symétrique du triangle équilatéral qu’elle achève ainsi de former. Toutes deux saluent le Maître, se retournent l’une vers l’autre, se saluent à leur tour, puis se lèvent. L’examen commence par l’épreuve de Kaishi waza, ou retournements de techniques. Le principe est simple : shite, « celui qui exécute la technique », autrement dit l’impétrant au grade, esquisse une attaque à laquelle uke répond par une technique d’aikidô précise ; le travail de shite consiste à subir en partie cette technique pour, sans opposition, la retourner à son avantage en la transformant en une nouvelle forme issue du large panel qu’offre la connaissance de l’art d’Aiki, prendre le contrôle d’uke et achever le mouvement par une projection ou une immobilisation de celui-ci. Catherine savait que cette épreuve allait constituer le morceau de bravoure de son examen. Elle s’y était largement préparé et avait élaboré un petit programme personnel sur ce thème. Mais là, c’est l’examinateur qui prend la décision d’imposer les techniques que va effectuer uke en les nommant à voix haute. Il demande d’abord« Ikkyo omote » et c’est également ce sur quoi Catherine avait prévu de s’appuyer pour commencer. Elle attaque en shomen uchi, Marcellaentreprend son immobilisation. Catherine répond en retournant la technique sur elle-même et c’est sa partenaire qui rejoint souplement le sol pour se redresser dans le même mouvement, accueillir le nouveau shomen uchi et réitérer Ikkyo. Cette fois, ce sera irimi ura qui naîtra de l’étrange alchimie gestuelle issue de la rencontre entre les deux femmes.Pour Catherine, la tension qui a précédé le passage est complètement retombée. Elle se sent bien. Marcella, en ce qui la concerne, ressent cette quiétude. Elle s’est présentée en première pour travailler avec Catherine sans même y penser mais cette spontanéité a probablement pu s’exprimer parce que nombres de paramètres ont permis son émergence. Elle connaît très bien les kaishi waza et se sent particulièrement à l’aise dans ce type d’exercice. Elle sait aussi, en toute modestie, qu’elle peut offrir à sa partenaire un excellent support lui permettant d’exprimer sa propre connaissance du travail demandé. En retour, elle est récompensée par le véritable plaisir qu’elle éprouve dans cet échange. Elle goûte en connaisseuse la grande fluidité des gestes, l’absence de précipitation qui ne vient pas les altérer malgré la rapidité de leur enchaînement. C’est la rondeur qui caractérise l’ensemble, la souplesse, la douceur. Lorsqu’une légère erreur vient incidemment à apparaître, elle est noyée dans cet ensemble et ne met pas en péril l’édifice, chassée, à peine entrevue, par un sourire. Les techniques se sont succédées sur Ikkyo omote, maintenant l’examinateur demande Nikkyo omote. Il est satisfait de la tournure qu’a prise ce début d’examen. Les craintes qu’il manifestait avant le début de l’action sont pour le moment écartées, elles n’ont plus droit de cité dans le ici et maintenant. Ce à quoi il assiste le réjouit ; Catherine exprime la fermeté, une assise mentale affirmée. C’est pour lui le véritable enjeu de ce passage, l’acquisition de la solidité intérieure dont elle témoigne en ce moment. S’il a décidé de conduire lui-même l’examen en imposant les techniques au lieu de les laisser à l’appréciation de l’impétrant comme il le fait souvent, c’est pour donner un cadre qui soit lui aussi ferme, qu’elle puisse s’appuyer sur cette rigueur et cela a fonctionné. Il observe plus particulièrement sa posture pour y déceler son état d’être présent. Si cette posture était ondulante, avec un axe vertical médian qui avait tendance à osciller, si Catherine s’appuyait sur une jambe, sur l’autre, si elle piétinait, il inférerait directement l’existence d’une agitation mentale préjudiciable à la qualité du travail qu’il attend d’elle. Mais ce n’est pas le cas, elle possède aujourd’hui la stabilité mentale nécessaire ; autocentrée, elle est bien placée dans l’espace, elle en contrôle le centre dynamique dans sa dimension interactionnelle. Elle fait ainsi la preuve, s’il était besoin, de l’important travail qu’elle a accompli tout au long de ces derniers mois.

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Après quelques kaishi sur Nikkyo omote, David prend le relais de Marcella. Il annonce son intention au moyen de la phrase appropriée : « Uke kotai shimasu ! », se lève dans le même temps et se trouve en interaction avec Catherine sans que le rythme donné à l’enchaînement des actions ne soit modifié d’aucune manière. C’est précisément en référence à ce rythme qu’il intervient à ce moment précis ; Marcella a suffisamment chuté pour le moment et il est temps de la remplacer pour éviter tout risque d’un éventuel essoufflement de sa part, bien que ces capacités physiques soient encore loin d’être sérieusement prises en défaut. David, comme sa sempai à laquelle il succède, apprécie la rencontre présente avec Catherine. Insignifiance des tensions qu’il ressent, fluidité, calme, marquent toujours le travail en cours. Même s’il ne la regarde pas, il perçoit son sourire et subit l’enchaînement des techniques avec une même sensation globale qu’il qualifiera plus tard en entretien d’agréable. Catherine, pour sa part, est peut-être légèrement plus tendue mais pas de façon vraiment significative et leur relation n’en souffre pas. Pour le regard de l’observateur, cette éventuelle émergence de tension n’apparaît pas. Le Maître annonce Nikkyo ura et Camille entre en scène de la même manière qu’avait employée David quelques minutes plus tôt. Son intervention à ce moment-là obéit d’ailleurs également au même processus de décision que précédemment, attaché à maintenir un rythme inaltérable en alternant efficacement les uke avant qu’ils ne ressentent la lassitude. La préoccupation première de Camille, aujourd’hui comme chaque fois qu’il tient le rôle d’uke, est de se rendre suffisamment léger pour ne pas se placer en opposition systématique, tout en refusant toute complaisance. Cela se traduit par une légère tension de son fait mais Catherine semble s’en accommoder sans difficulté trop marquée et les techniques continuent à s’enchaîner dans la même atmosphère de fluidité et de calme qui marque l’examen depuis le début. Pourtant, Catherine a conscience qu’avec Camille, elle doit s’engager davantage du point de vue physique. Il lui faut le « bousculer » un peu même au prix d’une certaine fatigue que cela engendre, quitte à égratigner légèrement la vision idéale du mouvement d’aiki où la force musculaire ne devrait pas intervenir. Elle atténue cette tendance peu orthodoxe en faisant appel à ses qualités de pratiquante et aux savoir-faire qu’elle a su développer tout au long de ses apprentissages : elle veille à s’inscrire le plus finement possible dans le rythme des attaques, placer ses gestes au bon moment, et surtout à faire preuve de plus de conviction et de détermination possible. C’est le concept de kime qu’elle mobilise ainsi, assez efficacement apparemment puisque la souplesse de sa prestation perdure aux yeux de tous. L’épreuve suit donc son cours tandis que l’examinateur demande Sankyo omote au moment même où Camille fait de nouveau place à Marcella.

Pour cette dernière, la relation qui l’unit à Catherine dans leur travail commun n’a pas subit réellement de changement notable depuis son intervention précédente. Tout au plus constate-t-elle que sa partenaire paraît légèrement plus distante, plus lointaine, mais, de l’avis même de Marcella, cela peut être attribué de manière intrinsèque à la technique support en cours, la distance entre les protagonistes tendant à s’étirer pendant son exécution. Le plus important demeure que la rencontre reste vécue par l’uke comme un échange de conversation, une alternance de questions et de réponses émanant de chacune, un dialogue aimable où les mots seraient remplacés par des gestes. A la suite de Sankyo omote vient Kote gaeshi, donnant lieu encore à deux retournements de l’action de Marcella et Pierre entre en jeu à son tour sur cette dernière technique.

Contrairement à Marcella, c’est sa première entrée en lice. Pourquoi avoir attendu cet instant pour intervenir ? Un peu par hasard mais aussi peut-être une forme de familiarité, d’affinité avec la technique qui le rassure un peu sur sa prestation à venir. Car Pierre ne peut s’empêcher d’être légèrement nerveux à l’idée de ne pas constituer un support suffisamment efficient pour sa sempai, de la handicaper peut-être dans son expression. L’assurance et la disponibilité de Catherine auront raison presque immédiatement de ses craintes et, à l’instar de ces prédécesseurs, il pénètre dans la relation sous le signe du bien-être, de la facilité de contact et de l’échange créateur. Catherine essaie un retournement particulier d’après une forme de nykkyo ura mais, un peu insatisfaite du résultat, exceptionnellement, le reproduit immédiatement de manière plus conforme à ce qu’elle souhaite produire. Est-ce à dire que, malgré la promptitude que requiert l’action, les techniques sont mentalisées en amont de leur exécution ? Pour Catherine, elles apparaissent, un point c’est tout. Lorsque l’examinateur continue d’orchestrer l’exploration du panel des immobilisations et projections de base en ordonnant Shi ho nage, David prend le relais de Pierre sans qu’aucun événement marquant ne vienne troubler la bonne facture du travail présenté. Mais Camille réapparaît et dès le second échange, les choses se compliquent quand la demande se porte sur Taiken nage. Tout de suite, Camille ressent que Catherine est mise en difficulté et, effectivement, l’emprise de la main ferme de l’uke sur sa nuque a pris au dépourvu la jeune femme. Elle cède et parvient difficilement à s’échapper par une chute au contrôle incertain. Elle a ressenti une forme de dureté qui l’a touchée profondément et qu’elle a refusé viscéralement, oubliant l’espace d’un bref instant toute la technicité dont elle a fait preuve jusqu’alors. Elle se relève pourtant illico, fait face, et attaque derechef. Là non plus, elle ne trouve pas l’opportunité de retourner la technique comme l’exercice le demande et elle chute de nouveau. La différence est que, cette fois-ci, elle a retrouvé en partie le registre technique, la chute est bien contrôlée, la situation mieux acceptée et quand, pour la troisième fois, la main de Camille se referme sur l’arrière de son cou, la réponse peut apparaître. La fluidité revient. Dans sa totalité, l’incident n’a duré que quelques secondes mais a fortement influé sur ses deux protagonistes et la relation qui les unit. Camille a modéré légèrement l’impact de ses saisies en prenant conscience tout naturellement que la puissance physique dont il peut faire preuve peut aussi parfois se montrer excessive dans un travail tel que celui-ci. Catherine, parce qu’elle est parvenue à accepter cette technique qui, elle le sait, l’a toujours un peu dérangé, trouve des réponses appropriées. C’est par ce changement d’attitudes mutuel que ce petit accroc de parcours pourra être refermé.

Les demandes de techniques, plus délicates à servir de support aux kaishi waza, vont s’accélérer, d’abord Yoko irimi qui voit Camille laisser la place à David, puis Ten shi nage et Koshi nage avec ce dernier. Un observateur expert remarquera effectivement quelques ruptures, quelques hésitations dues à la difficulté accrue mais la qualité de la prestation n’en est pas pour autant entamée. Sur koshi nage, Catherine ne répond pas immédiatement par un retournement de technique mais par une chute. Après quoi, elle se relève, parfaitement à l’aise, et place sa propre technique à la seconde reprise. Elle avouera bien volontiers qu’il s’agissait pour elle de se faire plaisir car, contrairement au kaiten nage et son emprise pesante sur la nuque, le koshi nage, où la hanche de shite provoque une projection par un basculement spectaculaire mais aérien du corps de uke par-dessus celui de son partenaire, a toujours éveillé chez elle un sentiment agréable. Se succèdent alors rapidement Ude kime nage et Jugi garami avec Marcella, Sumi otoshi et Irimi nage avec Pierre. Catherine utilise à de nombreuses reprises la stratégie la plus en phase avec la philosophie de l’exercice : accepter ce qui arrive ; pour cela le transformer afin de le rendre acceptable, mais ne jamais s’y opposer. Lorsqu’elle ne trouve pas de réponses appropriées à une technique, elle la subit jusque dans la chute et réessaie. La complicité avec Marcella est totale. Elles ont déjà effectué ce type de travail toutes les deux quelques semaines auparavant lors d’un stage en Italie. Marcella savoure particulièrement l’échange qu’elle vit réellement en toute confiance à la manière d’une conversation plaisante où même le fait de se tromper inopinément reste bénin, et sans conséquence véritablement importante. La gêne n’existe pas, l’enchaînement des techniques est vécu comme un discours à cœurs ouverts, les petites erreurs participent elles-mêmes à l’action et à la relation et ne mettent aucunement en danger, ni physiquement ni psychiquement. Lorsque Pierre succède à Marcella, cet état de grâce perdure pour lui aussi : disponibilité, légèreté, souplesse et sourire caractérisent toujours ce qui émane de sa partenaire.

« Yame ».Par ce mot,l’examinateur met fin à la démonstration de kaishi waza. Catherine et Pierre retournent à la position initiale qui était celle de l’impétrante et de Marcella tout au début du passage, en seiza devant le Maître, la première à sa droite et la seconde à sa gauche. Maître Cognard ne fait aucun commentaire mais ce qu’il a vu le conforte s’il en était besoin dans ses premières impressions. A ses yeux d’évaluateur, l’impression générale reste bonne. Catherine a fait preuve d’une assez bonne fermeté, ce qu’il attendait d’elle, et d’une exhaustivité technique suffisante. Bien sûr, quelques interactions ont pu quelquefois s’avérer quelques peu confuses mais elles ont été significativement peu nombreuses et à ne pas mettre forcément au compte de Catherine, les uke portant leur propre responsabilité dans l’échange. Quoi qu’il en soit, pour l’examinateur, ces « accidents relationnels » sont inévitables dans toute pratique qui implique le corps comme le fait l’aikidô. Ils ne remettent pas en cause la qualité de la prestation. Les critères du modèle évaluatif sous-jacent s’articulent sur le niveau qualitatif de la technique, de la posture, de la gestuelle et, dès le commencement de l’action et pendant toute l’épreuve, ce niveau de qualité était présent.

Il demande alors « Aikiken » et Catherine va chercher son boken. Elle salue debout en direction des uke qui, dans le travail aux armes, prendront maintenant le nom d’attaquants ou seme. Pierre se presse de rejoindre l’espace situé à la gauche de l’impétrante, David se positionne à sa droite, tous deux à la distance appropriée : celle où un ken peut toucher après qu’un unique pas a rapproché l’attaquant de sa cible.

Figure 15
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Ils attaquent précisément immédiatement, précisément et en parfaite synchronie. Pour Catherine, le changement avec l’exercice précédent est conséquent, elle ressent maintenant la fatigue. Néanmoins, elle exécute les mouvements qu’elle a tant de fois répétés, son corps esquive, avance, se tourne dans une direction puis l’autre, la pointe de son ken frappe et pique, toujours à quelques centimètres des fronts ou des bustes des seme qu’elle stoppe en plein élan. Sur un ordre de l’examinateur, Pierre se déplace afin de réduire l’angle d’attaque de 180° à 90° en faisant face à Catherine dans le sens du kamiza. Les conditions techniques diffèrent mais le travail reste dans le même registre et la même veine. De par l’expérience qui a nourri son savoir d’expert, Maître Cognard relativise pleinement ce type d’exercice selon qu’il soit exécuté par un homme ou par une femme. Le rapport au sabre, à la frappe, n’est pas le même pour l’un ou pour l’autre. Il est beaucoup plus difficile, intrinsèquement, pour la femme qui doit travailler davantage pour s’approprier de manière efficiente l’usage de l’arme, fondamentalement masculine dans son concept même. Et Catherine a beaucoup travaillé, cela se voit.

Commentaire_ 2 
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Le niveau technique est excellent, cela n’est pas discutable … mais il y manque cependant le petit quelque chose qui sépare le geste correct du geste fondamentalement juste, appliqué avec toute l’énergie requise.

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David, pourtant, ressent les assauts de Catherine comme particulièrement puissants et ne peut se défendre d’une relative surprise face à cette puissance qu’il n’attendait pas nécessairement. La coordination avec Pierre ne pose pas de problèmes, ni à l’un ni à l’autre, puisqu’ils ont l’habitude de travailler ensemble, mais requiert néanmoins toute leur attention pour faire émerger le geste juste. Pierre, tout comme David, trouve la prestation de Catherine puissante. Qui plus est, cette puissance s’inscrit toujours dans le même état d’esprit, la même disponibilité qui a marqué le travail à mains nues. Aucune marque d’agressivité malencontreuse ne vient gêner le travail en cours. L’examinateur demande un troisième seme, Camille se précipite et vient se placer en posture d’attaque, dos au kamiza, donc à l’est. David demeurant au sud et Pierre à l’ouest, seul le nord reste par conséquent vacant. Les attaques continuent à s’enchaîner sans que le fait de passer de deux à trois attaquants ait été réellement marqué par une discontinuité affirmée. Avant d’intervenir, Camille avait jaugé la scène et apprécié lui aussi la fluidité ininterrompue des échanges. Il s’est de la sorte greffé à l’action sans plus y penser et sans rencontrer la moindre difficulté d’adaptation, ni dans la synchronisation avec Pierre et David, ni dans ses réponses face aux sollicitations du ken de Catherine.

Mais pour l’impétrante, le tableau n’est pas perçu comme aussi gratifiant dans ce qu’il dépeint. Il y a décalage entre ce qu’elle avait rêvé de faire, la représentation qu’elle en avait et ce qu’elle fait ici et maintenant. Elle a l’impression de se répéter et surtout de manquer de présence, le sentiment que les choses lui échappent un peu. Elle n’est pas angoissée, elle est tranquille mais peut-être trop. Elle est trop calme, l’action est rapide et les réponses qu’elle fournit, si elles sont toujours présentes, ne sont pas à la hauteur de ce qu’elle voudrait dire. Elle reconnaît néanmoins le niveau suffisamment bon de son travail, sent les progrès qu’elle a accomplis mais a bien conscience de n’être pas toujours vraiment juste. Le Maître dit : « Yame » et lui demande d’échanger son ken contre un jo. Après le salut d’usage, elle s’exécute et revient se positionner à la place qui lui est dévolue, en seiza, l’arme à sa droite, imitée par David, toujours à sa droite. Pour l’examinateur, si le rapport à l’arme en général est ordinairement différent pour un homme et pour une femme, cette caractéristique est moins prégnante pour le jo que pour le ken. Il note toutefois que l’appréciation de la distance, au sens du terme que lui confère le budô,c’est-à-dire lié à la mise en danger et à l’efficacité de la frappe, est souvent plus difficile à assimiler pour la femme. La vigilance, élément clef de tout budô, est affirmée de manière sensiblement autre et ne garantit pas toujours la complète perception de l’écart suffisant et nécessaire entre les protagonistes. Cela va transparaître dans la prestation de Catherine à une ou deux reprises. Des problèmes de rythme vont en découler, dus à une légère hésitation (de l’ordre du dixième voire du centième de seconde selon l’expert) au moment de frapper. Mais, globalement, le travail de Catherine avec le jo, comme dans les exercices précédents, sera une nouvelle fois d’excellente qualité. Les kihon sont connus, bien préparés et correctement exécutés. Cependant, un incident va marquer singulièrement cette partie de l’examen de façon particulièrement éprouvante pour celui qui tient le rôle de seme, David.

Tout a commencé par la manière dont l’examinateur a conduit l’épreuve. Il impose à Catherine d’enchaîner des variantes de kihon bien spécifiques. Il demande en effet les 6ème, 7ème, 10ème, 11ème, 12ème et 13ème variantes des trois kihon de base, obligeant ainsi l’impétrante et son partenaire à effectuer une opération mentale de remémoration qui se revêt de toute sa complexité lorsqu’elle doit comme ici s’effectuer à l’intérieur d’une action effective caractérisée par une vitesse d’exécution importante. Catherine accuse le coup, réfléchit quelques dizaines de secondes, fait défiler les 39 variantes courantes de ces kihon dans son esprit et place son jo devant elle, une extrémité touchant le sol et l’autre contenue dans la main gauche, prête à ouvrir sa garde ainsi constituée, donnant ainsi le signal de l’attaque à David. Mais si cette entrée en matière est effectivement celle requise pour 37 variantes, 2 diffèrent complètement dans leurs préliminaires et ce sont précisément les premières demandées, la 6ème et 7ème de shoku tsuki, le premier kihon ! Catherine a confondu ces derniers avec les suivants, les 8ème et 9ème, plus classiques dans leur mise en place. En revanche, David a bien compris la consigne sans erreur, il se prépare donc à effectuer son attaque en shomen uchi, coupe de haut en bas, et non en shoku tsuki, coup d’estoc visant le buste. Il attend que Catherine modifie sa posture pour se conformer à l’attaque qu’il lui propose, celle qui respecte les instructions reçues. Mais Catherine ne l’entend pas ainsi, elle regarde son attaquant sans comprendre ce qu’il cherche à lui dire. Elle est sûre d’elle et de la posture qu’elle a adoptée. L’examinateur n’intervient pas. En désespoir de cause, David attaque en tsuki, Catherine exécute la 8ème variante. David réitère sa tentative de revenir aux variantes imposées en réessayant de placer un shomen uchi, Catherine ne comprend toujours pas et la technique qui en ressort est heurtée, imprécise. David abandonne définitivement le shomen uchi au profit du tsuki, Catherine effectue la 9ème variante et continue sur son programme, sans autre erreur d’interprétation. Pour elle, l’incident est clos. Elle éprouve bien un peu de tension, pour la première fois depuis le début de l’examen, mais dans l’ensemble, elle se sent assez bien. Les techniques s’enchaînent, assez facilement et de manière relativement fluide pour la plupart, légèrement plus saccadées et un peu moins précises pour les plus difficiles d’interprétation, mais sans que l’impression générale de travail souple et efficace ressentie par l’évaluateur n’en souffre réellement.

Mais si cette épreuve se déroule de manière assez satisfaisante du point de vue de l’impétrante et de l’examinateur, en revanche, elle est très mal vécue par celui qui assume le rôle de seme. En effet, David se trouve déstabilisé d’entrée par l’incident que nous avons relaté. Il est partagé entre ce qu’il estime être juste, et le doute qu’il ne peut s’empêcher malgré tout d’éprouver face à l’attitude de Catherine, si sûre d’elle-même. Débutant sur un malentendu, les repères de la communication infra-verbale sont effacés, il faut les abandonner pour s’adapter à ce qui est maintenant une certaine forme d’inconnu. Il écarte donc ce qu’il sait, l’interprétation de la « partition » qu’il s’est remémorée et se laisse guider par les actions de sa partenaire, plaçant ses « chassés » selon les opportunités qu’il peut saisir sans le soutien attendu de l’anticipation programmée.

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Il vit très mal la chose, la peur de ne pas se montrer à la hauteur, de générer des obstacles à la démonstration de Catherine, le tenaille. Son propre travail ne le satisfait pas et il s’en veut. Cet état d’esprit perdurera l’exercice entier sans qu’il parvienne à surmonter ce malaise que lui seul ressent. Etrangement, Catherine, elle, ne perçoit pas les affres dans lesquels se débat David et si le regard de l’évaluateur note bien quelques défauts d’interaction entre les deux protagonistes, il apprécie davantage la réelle qualité de l’ensemble.

David est encore sous l’influence de cet épisode lorsque l’examinateur demande des enchaînements plus complexes avec deux attaquants. Pierre entre à nouveau en scène et prend la place symétrique à celle du premier seme à la gauche de Catherine pour des attaques simultanées à 180°. David, toujours mal à l’aise donc, demeure dans la réaction aux actions de Catherine et de son homologue, cherchant avant tout à s’adapter aux situations générées sans schémas personnels d’intervention préconçus. Cela ne l’empêchera nullement d’apprécier la gestuelle coproduite par ses partenaires et lui-même sans pour autant dissiper tout à fait son malaise. Pour Pierre, la synchronisation avec David ne génère pas de difficulté particulière, une pratique commune conséquente et fréquente la facilitant grandement, mais il a beau connaître les enchaînements, cela va très vite et lorsque qu’il reconnaît une figure, elle est déjà achevée. Cet état de fait se traduit parfois par des initiatives de sa part en termes d’attaques inadaptées, d’où résulte un sentiment de n’être pas toujours judicieusement placé et de prendre des risques, de se mettre parfois en danger. C’est un danger très relatif, certes, mais néanmoins porteur d’émotion qui, telle une vague, s’éloigne et revient continuellement.

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Mais si les seme ont à faire face aux difficultés d’ordre technique et affectif que nous avons décrites, Catherine, quant à elle, se donne entièrement dans sa nouvelle démonstration avec un plaisir évident. Les tensions sont peu nombreuses et elle semble parfaitement à son aise.

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Il y a bien quelques très légères confusions à un moment ou un autre mais le résultat est largement tout à son honneur. D’autant plus que l’exercice est particulièrement difficile, note le Maître qui avoue n’avoir jamais vu quiconque surmonter totalement et sans équivoque toutes les difficultés qu’il contient. Quand un évaluateur demande ce type d’épreuve, la bonne réponse attendue est de la voir exécutée avec le moins d’erreurs et d’imperfections possibles en sachant que le « sans faute » n’existe pas. Une interaction simultanément contrôlée dans l’espace et dans le temps entre trois personnes différentes, amenant elles-mêmes chacune leurs imperfections propres dans l’action, appartient au domaine de l’idéal. Ce qui est recherché, en revanche, c’est la manière dont celui ou celle qui se soumet à cette épreuve gère ces difficultés presque insurmontables. Trois fautes jugées rédhibitoires ne doivent apparaître en aucun cas : une manifestation d’agressivité, l’interruption du mouvement et le défaut de contrôle de l’arme. Catherine n’a pas d’hésitation, ne laisse transparaître aucune marque d’agressivité, maintient la dynamique de son action jusqu’à l’aboutissement de sa technique et les trajectoires de son jo ne s’égarent pas inconsidérément. Elle connaît les techniques étudiées en cours et manifeste une fermeté suffisante dans leur application même si, pour l’expert évaluateur, une certaine forme de retenue féminine dans la relation à l’arme est encore visible.

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Commentaire_ 7 

Pendant tout le travail aux armes, Marcella n’est pas intervenue en tant que seme. Etant la plus gradée, puisque elle-même godan, elle était pourtant en principe la première à pouvoir être sollicitée. Toutefois, d’une part, l’étude des kihon est relativement récente dans l’Ecole et, d’autre part, Marcella ne suit plus depuis plusieurs années la formation spécifique aux enseignants dans laquelle cette étude a pris une place systématique sous la direction du Maître. Elle travaille donc nécessairement cet aspect de l’enseignement par personnes interposées et n’a pas voulu intervenir dans ces conditions pour ne pas risquer de mettre Catherine en difficulté, certains problèmes d’interprétation subsistant dans sa connaissance du corpus technique actuel concernant l’usage et le maniement des armes. Il en allait tout autrement naturellement avec les techniques de kaishi waza où elle excelle. Elle a suivi néanmoins tout le travail de Catherine au ken et au jo de manière un peu admirative, mais sans surprise. Pour elle, Catherine est épanouie, bien dans ce qu’elle fait et cela transparaît dans son examen de passage de grade, que ce soit à mains nues ou avec l’usage des armes. Fluidité, souplesse et sérénité d’âme sont ainsi, de l’avis de Marcella, les maîtres mots de ce passage. La dernière épreuve s’achève sur ces entrefaites quand intervient le dernier « yame » de l’examinateur. Catherine attend en seiza pendant que le Maître appose ces appréciations sur la fiche d’examen. Elle sait que c’est terminé mais elle sera surprise, lorsque nous nous entretiendrons plusieurs jours plus tard, d’apprendre que seulement dix minutes se sont écoulées entre le début et la conclusion de son passage. Pour l’heure, il lui semble en avoir vécu le double. Le souvenir immédiat est empreint de satisfaction, la petite frustration ressentie pendant les échanges au ken est alors inexistante. Elle reviendra plus tard.

Le Maître ne s’était pas muni de chronomètre mais il estime quant à lui la durée de l’examen à un quart d’heure environ ; c’est à son sens très largement suffisant pour valider le niveau d’un élève lorsque tous les éléments dont il est besoin d’observer la présence se donnent à voir de manière évidente sans mettre l’examinateur dans l’obligation de les forcer à émerger péniblement. David évalue précisément le temps de l’examen à dix minutes. Compte tenu de son vécu pendant la seconde moitié de ce temps, il va s’en dire que la première chose qu’il fait au sortir du tatami est de rejoindre Catherine, pour naturellement la féliciter en premier lieu, mais également lui confier son désarroi du moment face au quiproquo qui l’a tant marqué. Pierre n’a aucune idée du laps de temps écoulé pendant le passage, il s’y est senti coupé du temps, précisément. Cela aurait pu se poursuivre encore, ce qu’il éprouvait était agréable et il ressentit presque de la frustration à interrompre le travail. A-t-il eu l’impression d’avoir aidé Catherine ? Il se refuse à se prévaloir d’avoir apporté une aide dont elle n’avait aucunement besoin. Il s’est simplement appliqué à ne pas la handicaper dans sa démonstration par d’éventuelles maladresses. Camille ne chiffre pas la durée de l’examen mais la reconnaît comme trop courte par rapport à ses attentes. Il aurait volontiers participé à un travail aux armes plus poussé mais admet s’être fait prendre un peu de vitesse par Pierre et David, plus prompts à intervenir. Ce n’est pas de la frustration mais … peut-être un peu de regret. Quant à Marcella, ce qu’elle retient du passage c’est le fait que même quand survenait une erreur, un dysfonctionnement potentiellement porteur de rupture, c’était sans danger pour elle, toujours agréable à vivre, et cela ne menaçait aucunement un échange placé sous le sceau de la confiance mutuelle, une discussion animée entre deux corps qui se respectaient dans leurs intégrités.

Le Maître relève les yeux de la fiche qu’il vient de signer. Il ne fait pas de commentaires et clôt l’examen sur un dernier salut. Il est particulièrement satisfait du travail de Catherine, témoignage d’une véritable préparation inscrite dans l’effort et par conséquent affirmation d’un mérite personnel authentique. Contrairement à ce qui se pratique généralement dans les arts martiaux, l’accession d’une femme à ce niveau de reconnaissance est un choix qu’il revendique pour son Ecole. Toutefois, pour être sincère, ce choix implique un niveau d’exigence qui doit aller de pair. Aujourd’hui, l’affirmation de cette volonté et de ce qu’elle engage, pour le Maître comme pour l’élève, a porté ces fruits.