Nous sommes maintenant cinq semaines plus tard, soit le dimanche 23 mai 2004, toujours au dojo Kobayashi Hirokazu à Bourg-Argental. Cette fois c’est le quatrième et dernier jour du stage consacré à l’ensemble des groupes qui composent l’Ecole de Formation à l’Enseignement de l’Académie Autonome d’Aikidô. Cette rencontre annuelle, profitant du « pont » du jour de l’Ascension, a duré en effet cette année quatre jours. Guillaume, Patrick, Jean-François et Gilles vont passer à leur tour l’examen de 5ème dan et c’est au bas mot entre cinquante et soixante personnes qui vont assister à ce passage. C’est le début de l’après-midi, après le repas et si l’ensemble des pratiquants porte le dogi, le Maître, lui est en tenue de ville. Le rituel d’introduction est naturellement toujours le même. Les uke se rangent le long du jozeki pour faire face aux impétrants. Maître Cognard, l’examinateur, s’assoit en posture de hamza 67 devant le centre du Kamiza, face à l’assemblée. Le salut collectif marque le début de l’examen.
Jean-François est angoissé, la gorge nouée, il se sent un peu « comme dans un tuyau ». Il s’isole progressivement de ce qui l’entoure, entièrement tourné vers ce qui va se passer maintenant, concentré au maximum. Patrick se sait prêt ; cela fait plus de deux ans qu’il prépare activement ce moment et il a des quantités de choses à montrer pour que ce passage soit à la mesure de la préparation intensive et méthodique qu’il s’est imposé. Malgré cela, en venant se placer, il ne peut, ni ne cherche à éviter un bref sentiment d’appréhension. Gilles, pour sa part, n’a véritablement commencé sa propre préparation que depuis un mois, date à laquelle il a appris qu’il se présenterait lui aussi ce jour. Il ressent une certaine pression, une tension qu’il essaie tant bien que mal de juguler en faisant le vide en lui : les choses sont ce qu’elles sont, il arrivera ce qu’il arrivera. Guillaume n’a pas le temps d’analyser ses ressentis car le Maître l’appelle immédiatement au centre du tatami pour la première épreuve.
Claude, 5ème dan 68 , vient le rejoindre immédiatement. Après les saluts d’usage, ils se relèvent et se font face, tous deux armés de leur jo. Le travail porte sur les 39 premières variantes des kihon de l’aikijo. Guillaume est confiant, il ne rencontre aucun problème de remémorisation. Les gestes sont fluides, très rapides. A chaque variante il fait reculer son partenaire vers le joseki puis recule à son tour très vite se replacer au centre. Il se souvient avoir quelque peu « accroché » sur cet exercice quelques années auparavant lors de son passage de 4ème dan. Là, il n’en est rien. Il apprécie pleinement la disponibilité de Claude. Ce dernier ne se cache pas d’ailleurs d’avoir un lien privilégié avec son cadet, c’est un élève à son propre frère qu’il apprécie particulièrement autant pour ses valeurs humaines que techniques et il tient vraiment à lui donner tout ce qu’il est en son pouvoir de lui apporter. Il ressent également comme Guillaume l’absence totale de tension dans leur échange. Dans une deuxième partie de l’épreuve, Patrick M, 5ème dan 69 , entre à son tour en scène, contourne promptement les deux protagonistes et vient se placer côté shimozeki de manière à ce que l’impétrant reçoive une attaque simultanée de gauche et de droite, tous trois étant disposés sur une même ligne parallèle au kamiza.
Ce sont les enchaînements de jo à 180°. Aucune véritable rupture ne vient ponctuer cette complexification du travail, la gestuelle est toujours aussi souple et déliée. Tout au plus, à un moment, une légère hésitation oblige Guillaume à s’interrompre brièvement pour se replacer mais le travail reprend aussitôt dans la même veine que précédemment. Guillaume n’a pas perçu immédiatement l’identité du second seme mais seulement la présence d’une nouvelle attaque à laquelle il a répondu en puisant dans le panel d’enchaînements appropriés qu’il maîtrise fort bien. Ce n’est que plus tard qu’il identifiera Patrick M, qu’il sait particulièrement rapide. Il se rappellera alors également que c’est avec lui précisément qu’il avait « accroché » lors de son passage de grade précédent mais aujourd’hui, rien de tel ne se produit. Le synchronisme entre Claude et Patrick M ne pose lui non plus aucun problème, fruit d’une longue pratique commune, partagée et appréciée mutuellement. Malgré la vivacité des gestes, Claude n’a aucune appréhension de danger. Sa seule préoccupation est de se montrer à la hauteur du travail de Guillaume, lui donner suffisamment, être assez rapide pour lui permettre d’exprimer tout son savoir. Le Maître apprécie à sa juste valeur la scène en son ensemble. Son objectif dans le cadre des passages de grade de niveaux élevés est tout à la fois de donner aux impétrants l’opportunité de s’exprimer pleinement et d’éviter l’aspect fastidieux de la régurgitation laborieuse de savoirs trop figés. Ses premières impressions sont fort éloignées de cette dernière crainte : efficacité, perfection dans la rapidité, technicité et qualité relationnelle, voilà ce qui lui apparaît. Il interrompt la prestation de Guillaume et entre les saluts d’usage, Jean-François vient prendre la place de ce dernier. C’est Paolo, 7ème dan, qui se présente pour lui donner la réplique.
Dès le départ, le rythme est moins rapide, les gestes légèrement plus hésitants. Jean-François s’était préparé à démontrer une certaine logique d’enchaînement des kihon. Mais il se sent un peu dépassé par les événements, un sentiment de flou s’impose à lui. Néanmoins les kihon apparaissent et s’enchaînent, peut-être moins maîtrisés qu’il ne le souhaitait, mais bien présents et assez correctement effectués. En face de lui, Paolo a ses propres interrogations, il ressent une légère tension en lui sous la pression de l’importante responsabilité qu’il a conscience d’endosser de par son rôle de « passeur ». Il lui faut absolument « bien faire », anticiper les intentions de l’impétrant, s’adapter à lui. Pourtant Paolo est convaincu que son propre corps sait ce qu’il convient de faire et peut-être est-ce parce qu’il n’est pas suffisamment à l’écoute de ce savoir par excès de sollicitude envers son partenaire qu’il en vient à gêner ce dernier.
Nonobstant cette gêne relative, la relation s’établit néanmoins et lui laisse une impression de vivre un moment agréable, une certaine clarté émerge. Il donne et il reçoit. Le Maître a observé cette difficulté qu’éprouvent l’un et l’autre. Jean-François est un bon pratiquant, ses connaissances sont importantes, mais sa précision n’atteint pas celle de Guillaume. Paolo est tout en puissance, évocation presque monolithique de l’attaquant, la différence entre eux est grande. Jean-François a du mal à trouver un espace de liberté suffisant pour s’exprimer. Comme pendant la prestation de Guillaume, Patrick M revient en scène pour tenir le rôle de second attaquant.
Pour Jean-François, la perception de ce qui l’entoure s’éclaircit alors. Le travail à deux seme lui apporte un second souffle. Mais le stress demeure, lui « raccourcissant les bras » dans des techniques qu’il connaît pourtant sur le bout des doigts.
La pression monte bien que l’énergie fasse un peu défaut. Patrick M devient la cible de cette pression de l’impétrant qui appelle de ces vœux une attaque encore plus fulgurante pour absorber ce trop-plein. Plus vite ! Encore plus vite ! Touché ? Non ! Fin de l’épreuve. Saluts. C’est maintenant le tour de Gilles. Jean-Paul, 5ème dan 70 , se propose comme seme.
Gilles est très concentré, tout à ce qu’il fait. Qualité du geste et efficacité sont ses préoccupations majeures et son auto-appréciation immédiate de sa prestation est plutôt positive. Jean-Paul a conscience de l’enjeu que revêt un passage de grade de ce niveau. Il se veut donc le plus disponible possible et tend au maximum sa capacité de vigilance. Pourtant l’impression générale qui se dégage est certes celle d’un travail technique de valeur mais qui reste un peu tendu. Le Maître analyse la situation : Jean-Paul est, plus encore que Paolo précédemment, en position de relative inertie dans le rôle d’attaquant. Gilles réagit fortement à cette rigidité, il a tendance à se tendre, à s’angoisser et, en définitive, sa bonne connaissance du sujet ne peut s’exprimer de manière vraiment optimum, gênée par le stress qu’il éprouve. C’est Pascal, 5ème dan, qui va venir doubler l’attaque pour les besoins de la seconde partie de l’épreuve.
Pour lui, comme pour Jean-Paul, le maître mot est disponibilité mais, pour sa part, il la constate plus qu’il ne la cherche, voire même avec un peu d’étonnement puisqu’il ne pense pas que ce soit là la qualité qui le caractérise de la manière la plus évidente en temps ordinaire. Le fait est là, le corps sollicité par la situation se montre tout particulièrement disponible.
L’exercice se termine pour Gilles, et Patrick, à son tour, se prépare à en donner sa propre version. Patrick M lui donnera la réplique. Jusqu’alors, l’ordre de passage des candidats suit scrupuleusement la logique de l’étiquette, du plus jeune au plus âgé. Guillaume a 28 ans, Jean-François 40, Gilles 43 et Patrick 47.
Juste avant de commencer, Patrick n’est pas très à l’aise. Heureusement, Patrick M est le seme qu’il lui faut, il le sait. Est-ce Patrick qui a été le chercher ou s’est-il présenté spontanément ? Le souvenir qui va lui rester de ce moment se confondra un peu avec la suite de l’examen. L’important demeure le lien qui unit les deux hommes, à la fois d’ordre relationnel et technique. Porter son choix sur un seme, c’est en quelque sorte déjà une façon de le reconnaître comme guide et l’en remercier. De plus, pour travailler efficacement, Patrick sait aussi qu’il lui faut une attaque puissante, franche et rapide et Patrick M est réellement un de ceux qui peuvent fournir cette qualité de prestation. C’est pourquoi, quand l’échange commence, toute appréhension disparaît chez Patrick sous la sollicitation physique de l’excellence de l’attaque. La relation est vraie et sans concessions ; Patrick sent qu’il est touché à deux reprises. Il modifie alors son déplacement, son geste, afin de corriger l’erreur commise. Vu de l’extérieur, il faudrait un regard d’expert bien acéré pour noter ses subtilités. On remarque avant tout l’extrême souplesse de Patrick M qui littéralement plie et rebondit sous l’avancée du jo de son partenaire, ainsi que l’impression de calme apparent, d’aisance, de ce dernier. Pourtant Patrick M observe chez Patrick beaucoup de précision mais aussi un petit peu de précipitation à certains moments, des erreurs de timing, minimes certes mais néanmoins effectives, et c’est précisément là qu’il touche. C’est sa manière de pointer le défaut. Il le doit à la réalité de la situation, au contexte martial, il le doit surtout à son kohai qui attend de lui cette attitude. Lorsque Claude vient compléter le trio, Patrick a l’opportunité de montrer des enchaînements qu’aucun de ses prédécesseurs n’a effectués avant lui ; il y a veillé après avoir soigneusement observé ces derniers pendant leurs prestations.
Il avait en effet certainement le registre technique le plus varié quand il a préparé cet examen avec Jean-François et Gilles, ce dernier mois. Les enchaînements qu’il avait alors montrés à ses condisciples n’étant pas réapparus dans leurs démonstrations aujourd’hui, il se devait de les présenter lui-même. Ce type d’opportunité est important à saisir puisque, ne connaissant pas le programme exact de l’examen, il sait, tout comme ses trois compagnons du jour, que tout peut leur être demandé dans l’immense panel technique de l’école du K.A.K.K.H.H. Pour l’heure, l’examinateur note que Patrick se sort fort bien d’une situation qui n’était pas exempte d’embûches. Il perçoit sous la cuirasse de détachement, d’humour tranquille que son élève donne à voir comme à son habitude, sourdre le stress. Mais, pour le Maître, Patrick semble faire partie de l’heureuse petite minorité pour qui le stress a une influence positive sur la capacité à entrer efficacement en relation. L’espèce d’autodérision de surface qui vient en couverture des affects plus profonds est littéralement absorbée par l’émanation de sérieux et de rigueur qui se dégage de Patrick M, personnage dont la puissance et la connaissance sont considérables mais peu expansives. Le seul moyen d’entrer vraiment en contact consiste en effet à abandonner cette attitude de protection, il n’y en a pas d’autre et c’est ce que parvient à faire Patrick. Ainsi ce clôt la première épreuve.
Le Maître appelle les quatre impétrants ensemble. Ils s’exécutent, saluent, attendent les instructions. Une élève sert du thé à l’examinateur et celui-ci donne ses directives : Démontrer puis expliquer un enchaînement de jo sur trois seme disposés en cercle autour du shite. Les candidats saluent à nouveau, se lèvent. On perçoit quelque peu leur embarras, quasi-général. Cette deuxième épreuve est complètement inattendue et n’a jamais fait l’objet d’aucun apprentissage proprement spécifique en cours. Patrick prend l’initiative et se place au milieu des trois autres, peut-être parce qu’il est le plus vieux, peut-être parce qu’il se sent le moins mal à l’aise, il ne le sait. C’est peut-être en définitive qu’il se pense capable d’ouvrir la voie au groupe en ce moment un peu délicat. Il n’a devant lui que quelques secondes pour réfléchir à ce qu’il va faire. Cela vient comme un « flash », son jo exécute quelques-unes des différentes figures de base bien connues recomposées pour la circonstance en un enchaînement inédit, guidé par un déplacement lui-même improvisé à partir de références appartenant à d’autres situations et adapté à la présente, le tout à une vitesse en adéquation avec la réalité d’une attaque. Il reprend ensuite, lentement en expliquant d’une voix claire chacune de ses actions, il n’est alors pas du tout certain, à l’intérieur de lui-même, que ce qu’il montre alors reproduit strictement ce qu’il a esquissé auparavant mais peu importe. C’est convainquant et il termine sans que le Maître n’intervienne en aucune façon, autrement qu’en manifestant au final son acquiescement pour poursuivre avec le candidat suivant, toujours par le biais du salut.
Gilles prend la relève. Il a extrait dans sa tête des bribes d’un enchaînement sur quatre seme pour les adapter à cette circonstance présente. Cela fonctionne plus ou moins bien. Il a conscience que certains déplacements n’ont aucune pertinence dans ce cas précis. Le Maître lui demande l’explication. Il s’exécute, vite interrompu par son examinateur qui le corrige, rectifie une erreur. Il reprend l’action, le Maître continue à le guider de la voix et même du geste en indiquant des directions. Gilles parvient ainsi à un résultat qui recueille l’approbation du Maître : « Voilà ! ». Nouveau salut, Jean-François se positionne à son tour au centre.
Jean-François est encore sous le coup du sentiment proche de l’atterrement qu’il a ressenti devant la demande formulée par son enseignant. Comme Gilles avant lui, il lui semble que la seule réponse possible est d’adapter le modèle d’un kihon à quatre attaquants à ce contexte particulier et encore jamais rencontré. Le caractère déconcertant et déstabilisant de l’adaptation nécessaire peut paraître exagérément problématique pour un non initié, il n’en reste pas moins que, dans le cadre d’un apprentissage fondé sur la répétition et l’étude d’une situation hautement codifiée, cette extrapolation constitue une épreuve redoutable et complexe. Et là encore, comme pour Gilles, le résultat est un peu approximatif. De plus, Jean-François ressent le poids du regard du groupe entier de ceux qui le regardent qui s’ajoute à celui du Maître. L’écart entre ce qui a été travaillé, peaufiné, et ce qui est demandé maintenant, original et encore inexploré, s’impose à lui. La perte de confiance en soi n’est pas loin mais Jean-François refuse de s’y laisser entraîner. Cette propension à accepter de capituler face à la difficulté, qui est le lot de tout un chacun devant ce qui paraît hors d’atteinte lorsque la foi en la réussite s’estompe, il l’a déjà connue lors de ses examens de passage de grade précédent. Aujourd’hui elle est balayée dès son apparition au profit de l’action immédiate. Jean-François évolue au milieu de ses condisciples en jouant résolument de son jo, hésite un instant, répète sa démonstration, commence son explication, hésite à nouveau et conclut cette dernière avant de se retourner vers le Maître en attendant sa réaction. Celui-ci ne fait aucun commentaire et donne, toujours par un salut, le signal d’enchaîner sur le candidat suivant.
Guillaume s’était volontairement mis en retrait, mentalement parlant puisque physiquement il avait participé à toutes les actions précédentes en tant que seme. Il pensait ainsi réfléchir à ce qu’il pourrait bien produire. Peine perdue ! Tout à la disponibilité nécessaire au rôle, il ne pouvait qu’observer, répondre aux attentes, pas anticiper une démonstration. Au moment où son tour advient, il n’a pas avancé d’un iota dans l’élaboration d’une stratégie quelconque. Ce n’est que sous l’impulsion de l’attaque simultanée des trois autres que son jo – positionné au départ le long de son corps comme le serait un boken et non en garde devant lui comme on le fait généralement et classiquement dans la plupart des enchaînements de jo, position qu’il a adoptée sans vraiment y penser – fend l’air et semble habité d’une volonté propre au gré de circonvolutions ne laissant nulle place à l’aléatoire. C’est rapide, efficace et particulièrement esthétique. Les trois seme sont contrôlés, stoppés net dans leur élan. Guillaume entreprend alors son explication. Ce faisant, il a l’impression de découvrir ce qu’il vient de faire précédemment, reproduire consciemment ce qui est apparu spontanément et l’analyser a posteriori. La personnalité propre à chacun des uke est, semble-t-il, peu intervenue dans l’élaboration du kihon. Comme pour Patrick et Jean-François dans la même épreuve, le Maître ne fait aucun commentaire.
D’un point de vue global, pour ce dernier, l’exercice a été concluant. Tous quatre ont pu surmonter la réelle difficulté à laquelle ils ont été confrontés. Ce n’était pas du tout évident. Ils sont en effet soumis à un stress double : d’une part, la situation d’examen sous le regard du groupe, porteuse d’enjeux importants ; d’autre part, la mise en demeure de répondre à une triple attaque, complexe à gérer. Par ailleurs, d’un point de vue technique, le fait de travailler avec trois seme alors que les kihon connus et étudiés sont conçus pour un, deux ou quatre, pose de sérieux problèmes. Malgré les imperfections, aucun n’a commis de fautes grossières. Aucun n’a baissé les bras ou donné l’impression d’être complètement dépassé. Voilà ce que pense en substance l’examinateur au final de cette épreuve.
L’évaluateur demande ensuite au quatre impétrants de montrer des enchaînements de jo sur quatre seme « virtuels », c’est-à-dire de travailler chacun seul, entouré d’attaquants imaginaires. Ils le font, d’abord tous ensemble, dispersé sur une même ligne parallèle au kamiza, Guillaume au plus près du shimozeki, puis Gilles et Patrick et enfin Jean-François, le plus proche de la rangée des uke, alignés le long du joseki. Ils répètent leurs mouvements ensuite l’un après l’autre. Jean-François le premier, parfaitement serein et décontracté, « comme dans son jardin ». Patrick prend le relais, puis Guillaume et Gilles. Ce type de travail ne leur pose aucun problème, ils l’ont répété tant et tant de fois. Après la nécessité précédente d’innover sous la pression, ce moment représente l’équivalent chronologique d’un havre de calme sur le plan topologique. Le Maître demande alors, comme chacun pouvait logiquement le prévoir, que ces enchaînements soient maintenant démontrés avec des seme bien présents en chair et en os. Pour ce faire, Claude vient rejoindre le quatuor. Une nouvelle fois, Patrick prend l’initiative et se positionne au milieu du petit groupe ainsi complété, toujours dans l’intention plus ou moins vague de rassurer les autres, se sentant le plus à même, peut-être, d’être en mesure d’« essuyer les plâtres ».
Effectivement, ce nouvel exercice ne paraît pas devoir mettre Patrick dans l’embarras. Il démontre posément, calmement « action par action » comme il lui a été demandé. Très technique, la voix claire et assurée, il livre l’explication de chaque déplacement, de chaque mouvement du jo, rectifiant même occasionnellement le positionnement d’un seme en lui indiquant du bras la direction dans laquelle il doit logiquement avancer ou reculer. Son aisance évoque celle d’un chorégraphe réglant les derniers détails d’un ballet maintes et maintes fois dansé. Pourtant, ce travail demande une gestion complexe de plusieurs paramètres en simultané. Si les attaquants frappent tous quatre en même temps, shite, lui, ne peut les contrôler que l’un après l’autre. Il lui faut par conséquent percevoir dans l’immédiat là où se situent points forts et points faibles pour adapter sa stratégie dans l’instant. Patrick privilégie l’option d’attaquer le point le plus fort au départ mais, dans une situation d’examen, il lui faut également prendre en compte la place de l’examinateur, place de laquelle il doit être à même de pouvoir apprécier pleinement la technique. La « mise en équation » de ces données ne passe évidemment pas par la réflexion, trop longue à mobiliser, et, pour Patrick, semble se faire « automatiquement ». La connaissance personnelle que l’on peut avoir de chacun facilite néanmoins cette délicate adaptation, avoue-t-il. Cette fois encore, la démonstration terminée, le Maître ne donne pas d’appréciations mais encourage l’assistance à s’investir à sa manière dans le travail qui leur est donné à voir : « Regardez bien, étudiez ! ».
Jean-François a succédé à Patrick. Il aurait préféré prendre son tour en tout premier mais Patrick a été plus rapide que lui. Il vit vraiment le fait de ne pas avoir pu prendre la main d’emblée comme un handicap. Parce que tout d’abord, passer le premier constitue pour lui un moyen de compenser son trac, son angoisse, en plongeant de suite dans l’action sans se donner le temps du doute. Ensuite, il sait que son aîné a un niveau supérieur à lui dans le travail des armes, Patrick l’a aidé dans sa préparation, il l’a vu à l’œuvre et cela lui semble sans conteste. C’est « son truc ». Se présenter après lui implique vraisemblablement pour celui qui le fait, risquer de subir une comparaison peu avantageuse. Mais malgré ce sentiment un peu négatif qui l’habite au moment de commencer l’exercice, malgré le fait avéré que sa connaissance technique ne soit pas tout à fait aussi convaincante que celle de Patrick, Jean-François se sent très vite bien, dans sa tête comme dans son corps. Contrairement aux passages de grade qu’il a déjà vécus, il montre précisément aujourd’hui ce qu’il sait, ce qu’il est, et si ce qu’il ne sait pas, ce qu’il n’est pas, s’impose en contraste, ce n’est ni son affaire ni le but de l’examen. Et cela le remplit de contentement. Il travaille d’abord sans commenter son action, comme en recherche. La main qui conduit le jo hésite un peu parfois. Le Maître intervient pour aider à la délivrance du kihon, indique du bras une direction. Jean-François écoute, reprend, commence à expliquer ce qu’il fait et ses gestes et sa voix s’assurent à mesure que l’enchaînement se déroule. Il n’y aura pas d’autres manifestations de l’examinateur jusqu’au salut qui marquera le changement de l’acteur central. Jean-François laisse la place à Gilles.
L’état d’esprit de ce dernier est plutôt d’être confiant en ses possibilités. Pour lui aussi, la différence entre l’examen actuel et les passages de grades précédemment franchis est positive. Il se sent davantage prêt, techniquement parlant surtout. L’important travail de préparation qu’il a réalisé avec ses compagnons lui semble aujourd’hui porter ses fruits. Le doute était avant, au moment où la proposition de se présenter au 5ème dan lui a été faite, depuis il a été jugulé par l’action. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas conscient d’effectuer quelques erreurs, un retard infime dans un déplacement, une touche, mais, globalement, il pense son action assez juste. Il commence son enchaînement en silence puis les mots arrivent ensuite, d’abord par bribes de phrases espacées dans le temps. On perçoit clairement, tout comme pour son prédécesseur, sa démarche de recherche. Le Maître intervient ; comme il l’a fait avec Jean-François, il indique des déplacements du bras, livre quelques explications, insiste sur celles-ci. Gilles les suit attentivement puis reprend sa démonstration. Le Maître l’interrompt à nouveau, re-précise. Gilles s’appuie sur les indications pour poursuivre son travail, qu’il mènera alors jusqu’à son terme. Un nouveau salut vient ponctuer ce moment … et cette troisième épreuve, l’examinateur renvoyant les quatre impétrants au shimozeki et Claude au jozeki.
Guillaume n’a pas été sollicité cette fois-ci. Il était pourtant prêt, il avait choisi un enchaînement, un de ceux déjà élu par Patrick d’ailleurs. Il n’éprouve pourtant ni regret ni soulagement particuliers et va s’asseoir avec les autres, disponible à l’action comme à l’attente. Est-ce un oubli de l’évaluateur ? Cela s’est davantage imposé de soi-même de part la personnalité de chacun, de leur niveau technique et de l’ordre de passage qu’ils avaient adopté plus ou moins en accord. Pour l’examinateur, contrairement aux craintes de Jean-François, le fait que Patrick débute cette partie de l’examen, consistait bien un avantage pour ceux qui allaient suivre. En revanche, faire clôturer l’exercice par Guillaume semblait hors de propos, inutile pour tout dire. La précision extrême du benjamin du quatuor rendait sa participation par trop superfétatoire. Le résultat semblait trop évident. Que retenir d’autre de ce qui a été montré ? Quelques erreurs, parfois des actions peu pertinentes ou qui portent même l’expert à sourire. Mais heureusement au premier chef du bon, bien sûr, et même de l’excellent chez chacun. Mais sans cette potentialité d’excellence repérée par le Maître, la proposition faite au candidat de se présenter à un examen de ce niveau n’aurait pas eu lieu.
La demande suivante de l’examinateur est particulièrement technique. Il s’agit encore d’un kihon, mais à deux partenaires armés du boken, cette fois-ci. Sa particularité est d’illustrer de manière la plus éclatante le principe de « uke soku seme », littéralement celui qui subit devient celui qui fait … et réciproquement, en un cycle ininterrompu. Trois types de changements interviennent, changement de rôle donc, mais également changement de déplacements, omote en avançant, ura en reculant et enfin changements de frappes, shomen uchi, technique de taille droite de haut en bas et tsuki, coup d’estoc. La difficulté provient que ces changements s’opèrent à des moments précis mais jamais tous trois simultanément. La moindre petite erreur d’un des interprètes met en péril toute la construction et met l’autre en grande difficulté pour redresser l’ensemble. Lorsque le Maître demande cet exercice, Patrick et Guillaume se présentent d’un même élan. Ils le connaissent bien, l’ont beaucoup étudié avec d’autres partenaires et l’ont travaillé ensemble très peu de temps auparavant. Ils en ont beaucoup parlé également car n’étant pas toujours d’accord avec la manière d’effectuer les changements. Pour l’instant, c’est Patrick qui semble diriger l’action autant que l’on puisse déterminer un leader dans un kihon d’une telle complexité. Il vit bien l’interaction avec son partenaire, ne ressent pas d’accroc dans leur échange, les gestes s’enchaînent sans problème majeur. Un regard extérieur note bien à un instant une hésitation brève de sa part mais cela ne suffit pas à détruire l’harmonie de l’ensemble. Les sabres glissent l’un sur l’autre, s’entremêlent et se défont sans à-coups disgracieux. Guillaume, sans renier cette impression générale, ressent davantage, au début de l’échange, de légères divergences de point de vue, chacun voulant défendre le sien. Mais il réagit sans entrer en opposition systématique, il « écoute l’autre » des yeux et du ken. Il pense d’ailleurs cet état d’esprit réciproque. La structure même du kihon amène l’un et l’autre, chacun à son tour, à se mettre en attente au moment idoine, permettant à l’autre de ré-attaquer, agissant ainsi comme régulateur de l’interaction. L’entente s’installe alors pour perdurer jusqu’à la fin de l’épreuve. Le ressenti de Guillaume, étrangement un sentiment de relative lenteur de l’action, est probablement à mettre au compte de l’intense concentration dont il fait preuve. Cette dernière est presque palpable lorsque Patrick, à la demande du Maître, décrit l’enchaînement des actions. Guillaume suit attentivement les explications fournies, traduisant en gestes les réponses attendues sans délais visibles. L’examinateur prononce la fin de l’exercice d’un bref : « yame », et demande à la cantonade : « Qui connaît ? ». Il boit une gorgée de thé en attendant une ou plusieurs réponses qui ne viendront pas.
Il a bien repéré les petits points de désaccord entre Patrick et Guillaume. Il devine aussi le désir que peuvent ressentir l’un et l’autre d’une intervention de sa part afin d’éclaircir ces points mais il ne le fait pas ; il ne le fait jamais. En effet, ces ambiguïtés forment l’essence même de ce kihon, comme de tous les autres. Selon d’infimes variations des circonstances, du contexte, des tensions en présence, il est normal et, qui plus est, souhaitable que les actions différent insensiblement. Le kihon est fait pour être interprété, rien n’est figé. L’enseignement que le Maître a reçu et qu’il dispense repose sur ce principe. Quand un élève lui demande si son geste est juste, si ce geste est exempt de faute technique, il répond oui. Lorsqu’un autre lui en soumet un totalement différent en lieu et place, s’il est également techniquement correct, il lui répond de la même manière. Car ils ont tous deux raison, bien qu’ayant des points de vue opposés, parce que, dans la même situation, ils n’entrent pas dans le même cadre de référence. Ici, Patrick et Guillaume sont tous deux excellents, en questionnement, et ce questionnement qui s’appuie sur une divergence d’analyse est utile. La confrontation des points de vue est recherchée. Cela leur pose problème mais c’est la façon de réagir face aux problèmes qui intéresse leur évaluateur.
A la question : « Qui connaît ? », Jean-François et Gilles se sont tus. L’un et l’autre ne maîtrisent pas suffisamment le kihon pour le présenter. Jean-François avoue notamment avoir, pris par le temps, un peu fait l’impasse dans ses révisions sur ce morceau, certes de choix, mais particulièrement délicat et ardu. D’abord catastrophé en le voyant apparaître dans le cours de l’examen, il est soulagé quand le Maître interroge l’assemblée, par conséquent lui-même inclus, avant de demander une autre démonstration. Il n’aurait pas su le démontrer. Si cela lui avait été demandé, il l’aurait dit d’ailleurs, même si ce n’aurait évidemment pas été très gratifiant pour lui. Mais il n’est pas arrivé là où il est aujourd’hui pour se mettre à tricher, à lui-même comme aux autres, sur ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas.
L’épreuve suivante est encore placée sous le signe du ken mais avec quatre seme placés aux quatre points cardinaux à équidistance – un seul pas suffisant pour frapper en shomen uchi – de l’aspirant au passage. Celui-ci doit montrer, puis démontrer, explications à l’appui, trois enchaînements différents. L’examinateur demande au premier, en l’occurrence pour cet exercice Guillaume, d’aller lui-même choisir ses uke. Après avoir salué, toujours en zarei naturellement, l’impétrant se lève, se dirige vers le jozeki, et salue de la même façon Paolo, Claude, Patrick M et Jean-Paul, c’est-à-dire les quatre personnes les plus proches du kamiza, les plus anciens. Hors de question pour lui d’opérer une sélection qui évincerait trop évidemment un de ses sempai même si cette possibilité lui est offerte sans réserve. Les élus saluent en réponse, se retournent pour prendre leurs boken et se lèvent à leur tour, avec les précautions d’usage lorsque l’on est resté un certain temps en seiza. Ils s’avancent au centre du tatami, à la suite de Guillaume qui les a précédés. Chacun prend une place, Paolo au sud-est, Claude au nord-est, Patrick M au sud-ouest et Jean-Paul au nord-ouest, le décalage de quarante-cinq degrés par rapport aux points cardinaux de référence s’imposant pour ne pas gêner le regard de l’examinateur sur le travail présenté.
Guillaume ne sait pas exactement quelles techniques il va démontrer mais il connaît suffisamment le registre pour ne pas avoir à chercher. Il débute sa prestation par un enchaînement étudié le week-end même, illustrant bien un des principes de base : « ouvrir la porte et sortir du cercle ». Il le fait suivre de deux autres qui lui viennent spontanément à l’esprit sans plus d’efforts. Ces déplacements sont amples et légers, ses frappes rapides et puissantes. L’espace d’un instant, il se fige sous une attaque, les parties supérieures des quatre ken des seme se rejoignant et s’immobilisant à quelques centimètres au-dessus de son crâne. C’est un temps de réflexion aussi manifeste qu’il est bref. Il commence alors son explication, décrivant action par action ce premier enchaînement de la voix assurée du technicien. Il marque un nouvel arrêt, induisant le même geste des seme que précédemment et entreprend d’expliciter la deuxième technique complexe. Le Maître l’interpelle sur la stratégie qu’il emploie sur cet enchaînement précis. Il conseille, indique une direction du bras. Guillaume change alors résolument l’angle de son intervention initiale en contrôlant les deux premiers seme. La disparité des attaques l’exigeait. Le Maître précise encore quelques améliorations à apporter. Guillaume traduit celles-ci en gestes, d’abord à vitesse réduite puis en déployant toute la rapidité dont il peut faire preuve. Le problème qui se posait, maintenant élucidé, relevait en effet de la personnalité des seme en présence. L’analyse qu’en fait Guillaume, guidé par son enseignant, met en avant le fait que Patrick M attaque terriblement vite et que Claude ne recule pratiquement jamais. Il lui faut donc les contrôler en priorité. Par ailleurs, s’il note que Paolo attaque très fort, il lui semble que ceci est tempéré par un souci de sa part de toujours laisser s’exprimer shite, tout en maintenant la réalité de l’attaque. Le deuxième enchaînement achevé de démontrer, Guillaume, que son dernier déplacement a entraîné du côté du joseki, se replace au centre en essuyant la sueur de son visage de la manche de son dogi. Il entame alors sa troisième démonstration, la poursuit et la termine sans donner lieu à d’autres remarques ou suggestions de l’examinateur.
Pendant ce travail avec Guillaume, Patrick M a bien saisi les enjeux de ce changement de stratégie. Le fait d’être la cible de quatre seme à la fois, placés tout autour de lui, offre à shite plusieurs possibilités de déplacements et si Patrick M note bien que les personnalités des seme, leurs manières respectives de donner l’attaque, constituent un paramètre incontournable que celui qui est au centre doit prendre en compte dans la détermination de l’ordre dans lequel il va contrôler ses attaquants, inversement la propre personnalité de shite, sa manière de répondre à l’attaque et surtout les choix qu’il aura opérés, induisent des actions différentes chez ceux qui font office de seme. La gestion de ces formes d’interactions où la rétroaction joue un rôle central, Patrick M la nomme intelligence.
Pour Claude, trois sentiments cohabitent en lui dans cet échange. Le premier est un sentiment de reconnaissance, le fait d’avoir été choisi comme seme est gratifiant et valorisant, c’est indéniable. Le second est un sentiment d’harmonie qui l’unit aux trois autres attaquants avec lesquels il se sent totalement en phase, sans même ressentir le besoin d’un regard pour s’ajuster. Sa seule petite appréhension, en arrière-plan, c’est de risquer éventuellement de ne pas apporter suffisamment à celui qui lui a fait confiance en faisant appel à lui. Mais ce troisième ressenti disparaît de lui-même dans le déroulement de l’action.
La relation entre les différents protagonistes, ainsi que le remarque Paolo, de par le fait que Guillaume a choisi ces seme, a ceci de particulier qu’elle s’est forgée pour une large part bien antérieurement au passage de grade. Elle est déjà expérimentée. De ce fait, Paolo est tout à son attaque, sans se soucier de s’harmoniser avec les autres assaillants puisque le lien qui les unit est tel que l’action est ressentie par chacun dans sa globalité, son unité, comme une impression d’ensemble. Cette liberté qui en résulte pour Paolo, lui permettant de se centrer sur son propre travail et se l’attribuer véritablement, trouve une autre liberté en miroir, celle de Guillaume qui ne se laisse pas enfermer dans une attitude réactive face à l’attaque. Bien sûr, rien n’est idéal, quelquefois le contrôle est plus ou moins précis, de petits décalages de timing peuvent se produire mais, dans l’ensemble, l’expérience est plutôt positive et satisfaisante.
Ce type d’exercice n’est pas nouveau pour chacun, par conséquent on retrouve bien les mêmes ingrédients qui entrent dans la composition du travail habituel dans le cadre des cours lorsque ces derniers s’adressent à des élèves de niveaux relativement élevés. Mais, et Jean-Paul le ressent sans ambiguïté, le contexte d’examen transcende cette familiarité en l’épiçant spécialement. Les enjeux sont plus marqués et, qui plus est, le regard des spectateurs vient s’ajouter à celui de l’examinateur, émanant respectivement des deux extrémités ouest et est de l’espace de travail pour former une forme de tenaille qui, bien que bienveillante n’en est pas moins troublante. Cela ne peut en effet laisser complètement indifférent.
La fin de l’épreuve pour Guillaume se conclue sur le satisfecit que lui décerne le Maître en son for intérieur. Tous sont excellents mais le benjamin du groupe survole réellement l’action, il semble intouchable. Son travail achevé, il laisse à Jean-François la lourde tâche de lui succéder. Ce dernier, à l’instar de son prédécesseur, après avoir salué l’examinateur, va s’incliner devant les uke qu’il invite à le rejoindre au centre du tatami. Patrick M et Claude sont à nouveau sollicités avec, cette fois, Pascal et Jean-Michel, celui-ci, 5ème dan, intervenant pour la première fois dans cet examen. C’est d’ailleurs cette entrée tardive dans l’action qui lui vaudra une petite mésaventure. La posture prolongée en seiza, qu’il a tenu à ne jamais rompre depuis le début du passage, lui a naturellement singulièrement ralenti la circulation sanguine dans les extrémités des membres inférieurs, provoquant une perte de sensations autres que des picotements désagréables lorsqu’il essaie de se relever. Il s’est trop hâté et, après quelques pas maladroits, se tord les deux chevilles. Il se laisse alors aller à nouveau au sol sur les genoux, face au kamiza, en appui sur les bras, les jambes soulevées derrière lui, faisant jouer les articulations. Le Maître s’enquière de la gravité de l’incident, Jean-Michel le rassure, c’est seulement une question de temps. Son diagnostic est d’autant moins contesté que chacun sait qu’il se trouve être médecin. Une ou deux minutes passent donc dans le plus grand immobilisme et dans le plus grand silence avant que le malheureux perturbateur malgré lui se lève pour prendre sa place d’attaquant au sud-est. Claude est au sud-ouest, Patrick M au nord-est et Pascal au nord-ouest. Jean-François occupe donc la place centrale. Il est bien, concentré, très conscient de ce qu’il va faire. Les attaques commencent.
Jean-François travaille de manière très fluide, assez sûr de lui et de ses mouvements. Il exécute ses trois techniques puis entreprend les explications en reprenant à partir de la première. Le Maître l’interrompt immédiatement pour lui demander de modifier son entrée en matière. Jean-François s’exécute, poursuit sa démonstration, commentant ses actions, indiquant les directions de la main et du bras. La première technique ainsi explicitée, il interroge du regard l’examinateur et, devant son absence de réponse, entame l’analyse de la deuxième technique qu’il a choisi de donner à voir. Le Maître l’interrompt à nouveau. Il donne des indications précises, s’aidant lui aussi de ses bras et de ses mains pour désigner des directions. Les attaquants ont mis un genou à terre, Jean-François est resté debout, tout écoute. Il ne s’agenouille qu’au dernier instant de l’intervention pour saluer, puis se relève aussitôt afin de mettre aussitôt en pratique les précieuses recommandations qu’il vient de recevoir. Un « Voilà ! » de l’examinateur ratifie la pertinence des changements qu’il a apportés dans son travail. Il reprend, hésite un peu à un instant. Le Maître rappelle un principe essentiel portant sur le déplacement face à une attaque multiple. Jean-François l’incorpore aussitôt, ce qui lui vaut un nouvel acquiescement approbateur de la part de l’évaluateur. Il entreprend alors l’explication de la troisième technique. Celle-ci est le fruit d’un travail de coopération avec Patrick que Jean-François a fortement personnalisé. Cet enchaînement est donc assez original mais nécessairement moins achevé structurellement que les premiers, hérités directement de l’enseignement du Maître. Quelques petites hésitations le rendent un peu moins fluide que ce que Jean-François a fait auparavant. L’impétrant le développe plusieurs fois en silence avant que l’examinateur n’intervienne dans son déroulement. C’est alors une longue succession de corrections qui alternent rapidement avec les nombreuses versions de l’action pour se rapprocher petit à petit d’un résultat optimum. Jean-François écoute et agit tour à tour, faisant varier les vitesses, les déplacements et les frappes. Plutôt que des instructions apportées, le Maître procède en soulevant les problèmes posés à mesure qu’ils apparaissent, approuve ou invalide les solutions proposées par son élève. Quelquefois, ce dernier achoppe, a l’impression de répéter toujours la même erreur mais il ne se laisse pas gagner par la panique, il faut qu’il trouve et il trouvera. Cette situation, mi-démonstration personnelle mi-cours, le satisfait tout à fait. Certes, il est mis ainsi dans la position de celui qu’il faut obligatoirement aider pour qu’il satisfasse aux exigences de l’épreuve mais la petite déception que cela engendre est largement compensée par la richesse de la situation. Il a conscience d’être un vecteur d’apprentissage pour lui bien sûr mais également pour le groupe entier qui le regarde. Lui qui perd facilement ses moyens quand il se sent en échec a au contraire l’impression de rencontrer ici des conditions particulièrement valorisantes. Et il trouve ce qu’il cherche.
Patrick M est passé de la prestation de Guillaume à celle de Jean-François sans rencontrer de véritables changements notables dans la relation, tout au plus un peu de précipitation à un moment précis. En revanche, Claude a, du départ, une attitude plus circonspecte avec le second qu’avec le premier. Il connaît moins Jean-François, ressent à tord ou à raison une certaine tension chez lui qui le fait redoubler d’attention. Il n’exclut pas le risque d’une maladresse possible sur une touche. Il s’applique par conséquent à contrôler ses propres actions de manière accrue. Pourtant, le Maître est lui convaincu. Jamais Jean-François ne s’est autant dépassé, a dépassé ses propres limites au-delà de ce qu’il attendait de lui. Pascal a cependant l’impression d’être un peu hors de l’action, le ken de shite semble un peu l’oublier, il lui faut avancer davantage pour trouver le contact. Mais il est vrai qu’il se trouve toujours derrière et le contrôle y est parfois un petit peu moins précis.
Il ne faut pas oublier que le travail de seme est difficile, comme l’exprimera plus tard Jean-Michel. Pour l’heure, celui-ci s’applique de son mieux à développer ses attaques en synchronisme avec ses condisciples. Il faut toujours poursuivre celui qui est placé au milieu dans ses nombreux déplacements, toute erreur de seme fausse la démonstration du candidat au passage. Donner le meilleur de soi et surtout être sincère, telle est la mission. Jean-Michel éprouve ce qu’il appelle une fraternité d’armes pour l’impétrant qui se surpasse aujourd’hui, fraternité qui s’est tissée tout au long des heures passées ensemble sur le tatami. Lui-même a été nommé à ce grade et n’a donc pas vécu cet examen, il ne sait d’ailleurs pas en toute objectivité comment il s’y serait comporté, un sentiment ambivalent fait d’un soupçon de soulagement et d’une pointe de regret s’impose à lui. Mais il attaque, sincèrement, s’efforçant à demeurer juste jusqu’au bout. Il se sent bien, une forme de bonheur dira-t-il ensuite. Les mouvements semblent s’enchaîner d’eux-mêmes, harmonieux. La démonstration de Jean-François se clôt sur une dernière approbation de l’examinateur : « Voilà ! ». C’est au tour de Gilles. Celui-ci va choisir Patrick M qui se placera au nord-est, Claude qui officiera au sud-est, Pascal qui rejoindra le nord-ouest et Jean-Paul qui occupera le sud-ouest.
Ici, le choix des seme répond à un critère bien précis : la disponibilité physique. Gilles désire des attaques franches et sollicite de préférence les aînés qu’il estime les plus à même de lui apporter ce type de frappes, écartant ceux qui pourraient selon lui se trouver handicapés par quelque affliction corporelle gênante réveillée par la fatigue que l’on peut rencontrer après une semaine de stage. Dans son travail de préparation avec ses condisciples, ils avaient décortiqué les principaux enchaînements qu’ils connaissaient sur des attaques fortes, rapides et puissantes. Gilles veut retrouver ces conditions, il lui semble avoir acquis récemment sous leur influence une certaine vision de la pénétration de l’arme qui lui faisait défaut auparavant. Il est donc particulièrement satisfait d’avoir à sa disposition les quatre seme qu’il a élus.
La première technique fuse d’entrée. Un moment d’hésitation où les quatre ken des attaquants ne s’arrêtent qu’à quelques centimètres du crâne de l’impétrant puis ce dernier place la deuxième. Le Maître intervient, fait une remarque brève, le troisième enchaînement est présenté à son tour. Gilles entreprend alors l’explication du premier, puis du second. Une jeune élève sert une nouvelle tasse de thé à l’examinateur tandis que celui-ci observe, écoute et intervient à nouveau. Mais c’est surtout lors de l’explicitation de la troisième technique que les interventions du Maître vont se succéder. Plusieurs points vont être corrigés, l’un après l’autre. Ces corrections et ses commentaires sont parfois brefs, parfois beaucoup plus développés. A un moment, Gilles se penche en direction de son enseignant pour mieux entendre ses instructions. Il reprend ensuite, peaufine sa technique comme l’a fait avant lui Jean-François. Il est satisfait de ce qu’il montre, non pas parce que son travail est exempt de défauts, il ne s’illusionne pas, mais parce qu’il lui semble exprimer justement ce qu’il est et ce qu’il sait du mieux qu’il peut, de donner une image assez fidèle de lui-même.
Patrick M ressent simplement, comme pour Jean-François, un petit peu de précipitation. En revanche, Claude redouble d’attention. Il sent encore plus de nervosité que précédemment, une attitude d’avantage « interrogative » chez le candidat. Quelquefois le geste de celui-ci ne lui paraît pas vraiment juste, aussi pour compenser cette incertitude ponctuelle, il doit lui-même se montrer encore plus rigoureux dans ses propres actions. Pascal éprouve également une certaine difficulté dans sa relation avec Gilles à trouver la distance correcte, entendez par là quelque chose qui tienne tout à la fois du sens propre en évoquant un espace mesurable et d’un sens plus figuré en englobant une forme d’approche empathique de l’autre, les deux éléments étant indissociables dans leur conception même. Chaque partenaire induit une relation particulière de ce type dans son interaction avec un seme donné. Pour Pascal, par exemple, Patrick entre en communication d’emblée sans qu’on ait besoin de chercher à générer cette rencontre alors que Jean-François impose un cadre plus formel, plus codifié, à traverser pour l’atteindre. L’attaque portée ne va pas réellement être différente selon le candidat à faire travailler, du moins dans l’espace physique, mais la relation sera « colorée » de façon toute différente.
Jean-Paul constate lui aussi ces différences qui s’imposent dans le vécu de l’action, ces changements de relations qui unissent shite et seme en fonction de leurs caractéristiques propres. Mais le contexte de l’examen fait que même si ces changements sont habituels à tout moment de la pratique, ils prennent ici une importance particulière. C’est comme d’habitude et différent en même temps. Contrairement au cours, aucun relâchement momentané n’est possible ni même envisageable. Quant aux spécificités des impétrants, la plus grande de ces différences se situe pour Jean-Paul dans les ressentis qu’il a éprouvés avec Guillaume, l’extrême vigueur et la juvénilité dont il fait preuve tendant à le démarquer de Gilles et Jean-François, plus mûrs. Leurs connaissances ne sont pas les mêmes, leurs structures psychiques et corporelles non plus.
Le Maître a mesuré la forme d’angoisse sous-jacente qui semble atteindre Gilles et qui lui confère une difficulté supplémentaire à surmonter. Un peu plus de détachement devant la situation faciliterait certainement le travail mais ce n’est pas évident du tout à mettre en place. Les seme ont vraiment pris leur rôle très au sérieux et leurs attaques sont très éloignées de faire penser à des simulacres, elles sont plutôt sévères. Etre quelque peu angoissé face à elles est certainement assez légitime. De ce fait, les seme dominent un peu l’action. Néanmoins, la prestation de Gilles est tout à fait convenable aux yeux de l’examinateur. L’épreuve touchant à sa fin, ce dernier fera un dernier commentaire en insistant particulièrement sur la nécessité d’être toujours en direction du centre du partenaire que l’on désire contrôler de la pointe de son ken. Nouveaux saluts, le Maître met à profit le changement de candidat pour boire quelques gorgées de thé et Patrick entre à son tour en scène, allant comme ses prédécesseurs inviter ses propres uke. Patrick M, Pascal et Claude sont à nouveau sollicités. Les deux premiers vont intervertir leurs places, Patrick M se tiendra au nord-ouest et Pascal au nord-est. Claude passera au sud-ouest, laissant sa position précédente au sud-est à Paolo.
Patrick a particulièrement choisi ces techniques parmi l’important panel qu’il a mémorisé avec pour critère essentiel le plaisir que celles-ci lui procurent. La première et la deuxième avaient déjà été présentées par Jean-François dans des versions assez proches. L’examinateur n’interviendra qu’au tout début essentiellement pour bien rappeler les consignes : trois techniques doivent être montrées et explicitées. En revanche, la troisième crée un peu la surprise. Tout d’abord, Patrick semble intensément concentré, entièrement tourné vers l’intérieur de lui-même. Les ken descendent sur lui alors qu’il reste immobile dans un premier temps. Les seme suspendent leur geste, reculent et réattaquent. La réponse est soudaine, l’arme de Patrick monte en une fraction de seconde et retombe tout aussi rapidement en balayant horizontalement à 360° l’espace dans lequel tentaient de pénétrer les attaquants, au niveau de leurs gorges. Les quatre sont interrompus dans leur élan en avant et bondissent en arrière, littéralement propulsés par la force potentielle d’un impact qui n’aura heureusement jamais lieu physiquement. A ce moment, Patrick repense avec une pointe d’amusement à ce que lui avaient dit Gilles et Jean-François pendant leur intense préparation commune : « Tu nous as montré des choses mais, le jour de l’examen, tu vas nous sortir des choses que tu ne nous as jamais montrées. ». La prédiction s’est avérée exacte. Patrick a agit sans appréhension aucune quant au sort de ceux qui tiennent la fonction de seme, absolument confiant en leur niveau de pratique qui ne laissait pas de doute sur leur réaction salutaire face à la surprise. Cette technique ne peut en effet fonctionner si le geste n’est pas complètement libéré de toute hésitation.
Le mot qui semble pour Patrick M le mieux désigner la prestation de Patrick est détermination. C’est ce qu’il ressent mais, quant à lui dans son rôle de seme, son travail ne saurait varier d’un candidat à l’autre. Avant tout maintenir une dynamique et une difficulté technique adaptée au niveau de l’examen, il ne saurait déroger à cette mission. Claude, tenant peut-être davantage compte de la personnalité des impétrants, attaque Patrick encore plus fort qu’il a attaqué ceux qui l’ont précédé. Il le connaît bien, il connaît sa puissance. En ce qui le concerne, il est tranquille et confiant, il sait qu’il peut, et même qu’il doit, y aller à fond. Pour lui, en définitive, ce n’est pas tellement l’attaque portée qui varie d’un candidat à l’autre mais plutôt la forme de vigilance qu’il va devoir mobiliser selon la personne.
Paolo pressent que Patrick l’a choisi dans un but bien précis, il attend quelque chose de lui. Auparavant, il a déjà travaillé avec lui et ils ont parlé technique à maintes reprises. S’il est là maintenant, c’est pour apporter ce savoir qu’ils ont évoqué tous deux précédemment. Mais si pendant le travail avec Guillaume, les maîtres mots étaient plaisir et sentiment d’ensemble, les quatre seme ne semblant plus faire qu’un, celui de Patrick est placé sous le signe de l’efficacité et il y a quelque chose de personnel dans leur interaction.
Patrick entame alors la partie explicative de l’épreuve. Il analyse le premier enchaînement. Le Maître pose quelques questions, redemande à voir, Patrick s’exécute. Le premier, apparemment satisfait, demande alors l’explication relative au deuxième enchaînement et le second poursuit sa démonstration comme demandé. Il paraît à l’aise et devant l’absence de nouvelle interruption commente dans une même continuité les techniques qu’il avait montrées en deuxième et troisième position. L’examinateur ne fera pas d’autres commentaires et signifiera, toujours par le salut la fin de l’épreuve. Pour lui, il ne fait pas de doute que la démonstration de son élève est indubitablement d’un niveau technique indéniable mais … à l’inverse de Jean-François, Patrick a fait mieux auparavant. La gestuelle était très bonne mais certains signes trahissaient une tension bien présente, qui, malgré le masque d’aisance et de superbe dont il fait toujours preuve en toute circonstance, a freiné un tout petit peu son envol. Ceci est évidemment très relatif et ne remet aucunement en cause le savoir-faire avéré de l’aîné des impétrants.
Maintenant, le Maître demande des démonstrations de base de kihon d’aikiken. Tout comme celles d’aikijo qui ont introduit l’examen, celles-ci s’exécutent avec un seul partenaire et sont codifiées afin de présenter une progression technique qui met en place un certain nombre de principes essentiels. Chaque candidat devra en choisir une et la démontrer. C’est Jean-François qui commence. Il invite pour ce faire Patrick M et retient pour ce morceau de bravoure le quatorzième kihon. Celui-ci consiste à reculer sur la ligne d’attaque en absorbant littéralement seme en retirant son arme dans un mouvement d’aspiration pour rentrer par une trajectoire ascendante de bas en haut au moment précis où la frappe de l’autre va s’abattre. Dans le principe même, rien dans l’attitude et la gestuelle de shite ne doit laisser présager ce dénouement à seme. Jean-François exulte. Ce passage présente à ses yeux un tournant dans l’examen de grade. C’est la partie la plus positive de l’événement, un grand moment de plaisir, il fait, il vit ce qu’il aime. Toute la subtilité qu’il a rencontrée dans la pratique de son art, il a l’occasion de la donner à voir, de la faire partager. Patrick M attaque inlassablement, Jean-François est tout à sa démonstration et peaufine son mouvement en faisant varier les paramètres dont l’exacte combinaison en définit l’efficacité : déplacement du corps, du regard, du ken, indépendance des éléments et timing de l’ensemble. Il ne semble en apparence même pas concerné dans son action par les attaques qui pleuvent sur lui. Patrick M arrête la trajectoire de son sabre chaque fois au tout dernier instant, préservant ainsi les phalanges de ses doigts du choc meurtrissant qui ne manquerait de se produire s’il n’interrompait pas sa coupe et ne relevait pas dans la fraction de seconde son arme.
Le Maître intervient de la voix et du geste, il mime la gestuelle idéale de ses bras vides. Jean-François et Patrick M ont stoppé leur échange et adopté la posture de seiza pour suivre ses indications. Ils reprennent ensuite après avoir salué. Par deux fois, cette séquence se reproduit. Le problème, diagnostique l’examinateur, est constitué par le fait que cette technique est particulièrement ardue à exécuter sur Patrick M. Son attaque, en dépit de toute sa puissance et sa rapidité, parvient néanmoins à demeurer extrêmement précautionneuse, l’entraîner dans une aspiration s’avère malaisé. Jean-François projette son ken trop tôt sans avoir suffisamment provoqué le point de non-retour dans l’élan en avant que doit marquer son partenaire. Il faut donc du temps, un travail attentif de part et d’autre et les corrections idoines pour que l’interaction puisse en définitive donner le résultat attendu. Enfin, sur une dernière exhortation du Maître ponctuée par un signal du tranchant de la main, Jean-François atteint l’objectif qu’il s’est fixé, Patrick M est contraint à accomplir un bond en arrière spectaculaire pour sauvegarder son intégrité. L’examinateur satisfait signifie par un salut la fin de cette épreuve pour Jean-François. Gilles qui lui succède va choisir Claude pour lui donner la réplique, au grand étonnement de celui-ci par ailleurs.
En effet, Claude, lors de l’exercice précédent de démonstration explication d’un enchaînement de ken sous l’attaque combinée de quatre seme, avait ressenti beaucoup d’appréhension face au travail de Gilles. Là, en rapport de face à face, c’est complètement différent. Il sait que son partenaire a besoin d’une attaque puissante, il met toute son énergie à la lui fournir et cela se passe plutôt très bien au niveau de l’interaction, à son avis. C’est le onzième kihon que Gilles a retenu pour sa démonstration. Cette technique débute par une coupe ascendante qui s’inverse en quelque sorte pour devenir descendante après une trajectoire complexe qui demande une grande souplesse de mouvement au poignet droit. Contrairement au kihon choisi par Jean-François, c’est un déplacement omote qui, plutôt que d’essayer d’attirer vers soi l’attaquant pour mieux le contrôler, repousse ce dernier jusqu’à ce que la touche finale mette fin à un recul qui ne parvient plus à suivre le rythme de l’avancée. Ainsi, les deux protagonistes sont largement entraînés à chaque reprise du kihon non loin de la ligne des uke qui attendent en seiza le long du joseki. Ils doivent de la sorte à chaque fois retourner en marchant se replacer au centre du tatami.
Si Claude a une sensation très positive de l’interaction qui se tisse entre eux, Gilles doit faire face à un ressenti plus réservé. Certes ce qu’il fait, ce qu’il amène personnellement dans ce travail, est bien loin d’être médiocre à ses propres yeux mais il lui faut reconnaître qu’il demeure néanmoins un petit peu précipité dans sa gestuelle, pas véritablement relié comme il se devrait avec seme. Le ki no musubi lui fait en partie défaut. Il essaie de lutter contre cette sorte de fébrilité intempestive qui l’agite et trouble quelque peu son jeu mais n’y parvient guère. L’examinateur prend la parole, Gilles et Claude s’assoient rapidement en seiza pour suivre ses commentaires et ses indications. Il mime avec ses bras la conduite à donner à la trajectoire du sabre. Après avoir écouté, les deux partenaires reprennent la démonstration. Le Maître intervient de nouveau, attire l’attention de l’impétrant sur sa posture et son déplacement. Celui-ci rectifie son attitude, cherche à lâcher prise au niveau du mental mais son geste lui semble cependant demeurer toujours un peu hâtif, obligeant son partenaire à s’adapter pour maintenir le lien. Pourtant, le résultat final est correct, le kihon est juste. Le Maître, non sans humour et ironie bienveillante, analyse la situation : « Ces deux-là ont tous deux mauvais caractère, ils s’emportent facilement et ça ne facilite pas forcément les choses ! ». La posture de Gilles s’en ressent encore bien qu’elle se soit améliorée. Mais ce qui fait que cela fonctionne malgré tout est dû à la détermination, consciente ou non, d’une stratégie efficace de la part de l’impétrant. Si, de par leurs caractères, la rencontre entre les deux protagonistes peut conduire à un blocage, le choix précis de la technique que Gilles a retenue remédie à cet aspect. Sa structure propre fait en sorte que, même en cas d’une légère imprécision de timing, shite pourra en toute confiance engager son ken sous celui de seme et ce dernier sera forcé de céder et reculer. C’est bien ce qui se passe. L’épreuve s’achève alors pour Gilles et Patrick prend la relève. Il a choisi Patrick M comme seme et le vingtième kihon pour technique.
Après les saluts de rigueur, les deux nouveaux protagonistes se font face. Patrick indique son front de l’index gauche pour signifier son souhait de se voir attaquer en shomen uchi, sa main droite tient le boken souplement le long du corps. Patrick M attaque aussitôt de toute sa vitesse et de sa puissance. Dans le même esprit que précédemment avec le kihon choisi par Jean-François, l’accent est mis sur l’absorption du partenaire, la coupe est à la fois plus épurée et encore plus difficile à bien réaliser dans le bon timing. Malgré cette difficulté inhérente au choix de la technique, cela fonctionne très bien. Pour Patrick, cette réussite est en grande partie due à l’excellence de la manière dont Patrick M joue son rôle de seme, « comme en rêve ». Par le fait, son propre travail peut s’effectuer dans des conditions idéales. Patrick M est également plus que satisfait de l’interaction qu’il entretient ici avec Patrick. Il ressent immédiatement la précision et la netteté de la trajectoire du ken qui le surprend en plein élan vers l’avant. A contrario de ce qu’il a vécu avec Jean-François, où il a fallu prendre un certain temps d’ajustement et de régulation avant que le résultat soit satisfaisant, la finalité de la technique apparaît dès le premier instant.
Ce kihon avait été montré souvent dans des stages de perfectionnement. Le Maître sait que, de part les difficultés qu’il recèle, il pose question aux spécialistes des armes du groupe – et Patrick est indiscutablement du nombre – en même temps qu’il les séduit. Ils ne perdent donc pas une occasion de le pratiquer, de s’y confronter afin de l’explorer et de se l’approprier. Encore une fois, il n’est pas du tout évident de provoquer une aspiration de seme lorsque c’est Patrick M qui l’incarne. Mais la différence ici, entre ce que cherchait à faire Jean-François et qui lui a nécessité beaucoup d’effort pour y parvenir et ce qu’obtient dès le départ Patrick, réside dans le calme qu’a retrouvé ce dernier. La situation qui met en scène un seme unique est beaucoup moins stressante que celle où on a affaire conjointement à quatre attaquants. La manière d’interférer est donc plus légère, plus confiante. Certes, l’expert pourrait probablement déceler certaines erreurs, certains manques dans l’action, mais l’essentiel, ce qui fait que l’interaction fonctionne, c’est que l’un comme l’autre, les protagonistes ne sont pas perturbés par des craintes ou des freins psychiques de quel ordre il soit. Après avoir exécuté plusieurs fois le mouvement, Patrick le commente. A l’issue, l’examinateur signifie en donnant le signal du salut la fin de l’épreuve de Patrick. Il n’aura pas pris la parole de tout son déroulement. Dernier des quatre, Guillaume s’avance à son tour, salue le Maître puis sollicite l’intervention de Catherine pour lui donner la réplique.
Il sait fort bien ce qu’il va montrer – le vingt-et-unième kihon – et avec qui cela va fonctionner au mieux – Catherine qui peut attaquer franchement et reculer dès que nécessaire. Celle-ci est étonnée d’être élue pour un travail aux armes mais enchantée de cette occurrence. Elle sait qu’elle est là pour attaquer et s’en acquitte d’entrée résolument. Le ken de Guillaume fend l’air devant elle en shomen uchi, l’obligeant à interrompre sa propre frappe, et profite de cette « mise en stase » momentanée pour piquer sur elle en tsuki, l’acculant de la sorte à accomplir un recul hâtif pour se sauvegarder. Après cette exposition de la technique, réitérée une première fois sans coup férir puis une seconde où un léger contretemps oblige Guillaume à recommencer son geste, le Maître stoppe la démonstration du plat de la main face aux protagonistes et demande l’explication. Tout d’abord, à la première reprise, le jeune impétrant reste immobile sous l’attaque de Catherine puis entreprend d’expliciter le kihon, action par action. Cette tâche acquittée, l’examinateur s’enquiert de la version ura de la technique. Il fait un signe du pouce pour exiger de Guillaume qu’il recule son corps sous la frappe, tout en avançant le ken une fraction de seconde plus tard en induisant le décalage temporel nécessaire pour prendre seme de court. Guillaume suit les recommandations à la lettre, l’effet de surprise, pourtant annoncé, est flagrant chez Catherine, elle sent que c’est différent d’auparavant mais ne peut viscéralement expliquer pourquoi. « Voilà ! », le Maître acquiesce. Le principe du kihon, le tsuki ne devant intervenir que lorsque l’attaquant est suffisamment engagé dans sa frappe pour avoir eu déjà l’impression de toucher alors que sa cible s’est dérobée et que la pointe du sabre de l’attaqué se trouve en possibilité de pénétrer en lui, est démontré de manière juste.
La correction s’est avérée efficace dès le premier essai qui lui succède. Guillaume a prouvé une nouvelle fois sa capacité à mettre en pratique des instructions relevant d’une très grande complexité d’exécution. Mieux, le choix de Catherine introduit une dimension particulière en terme de relation élégante et courtoise. La solliciter, c’est également la reconnaître comme sempai, ouvrir à un élément féminin une rencontre qui se déroulait jusqu’alors uniquement « entre hommes ». De plus, l’examinateur partage l’opinion de Guillaume sur les compétences essentielles dont peut faire preuve Catherine en tant qu’uke : jamais agressive et jamais passive. Tout ayant été dit sans mot inutile, l’interprétation explicitation ayant été menée à son terme, il conclut l’exercice à la manière habituelle, par un salut. Sa demande suivante en direction des impétrants est celle d’une nouvelle démonstration mais il s’agit maintenant de mettre en évidence un principe d’aikiken. C’est Patrick qui va commencer.
Patrick salue. Le Maître s’enquiert auprès de lui du nombre de partenaires que nécessite le travail qu’il va montrer et relaie succinctement sa demande à voix haute : « Deux uke », Claude et Patrick M se précipitent et saluent à leur tour. Ils se mettent rapidement en place, le premier du côté du shimozeki, le second du côté du jozeki.
Ils attaquent en shomen uchi. Patrick pénètre dans l’espace de Claude, entraînant une aspiration de Patrick M vers eux tandis que son arme accomplit une vaste trajectoire circulaire verticale, fauchant le premier seme de bas en haut et s’abattant de haut en bas sur le second. Sans plus attendre, Patrick décrit son action en la réinterprétant au ralenti. La question simple et essentielle de l’examinateur prend tout le monde au dépourvu : « Quel est le principe ? ». Après quelques instants, Patrick tente de répondre mais ne convainc visiblement ni le Maître ni lui-même. La question réitérée à la cantonade est suivie d’un long silence collectif. La réflexion est générale mais n’aboutit pas. Seuls ceux qui officiaient en tant que seme restent en dehors de ce questionnement, leur rôle est d’apporter de la matière, de porter des attaques, de rester dans la spontanéité, surtout pas de mentaliser, cela fausserait la donne. Plusieurs minutes s’écoulent avant que l’examinateur ne laisse le cours de l’examen reprendre avec la même épreuve proposée à Gilles. Celui-ci va travailler également avec deux seme, en l’occurrence Pascal et Jean-Paul mais selon une attaque simultanée à quarante-cinq degrés. Jean-Paul est côté jozeki et Pascal côté shimoza.
Gilles a choisi de montrer une double coupe dans un même geste circulaire. C’est assez proche de ce qu’a présenté Patrick auparavant mais est-ce bien ce que le Maître entend par principe ? Quoi qu’il en soit, ce choix découle avant tout du sentiment de plénitude dans l’expression qu’éprouve toujours Gilles en exécutant cette technique. C’est quelque chose qu’il sent bien et qu’il aime. Il se déplace en direction de Jean-Paul tout en frappant en direction du front de Pascal, continuant l’arc de cercle esquissé en pourfendant de bas en haut le second seme, ne terminant son mouvement que le ken tenuverticalement au-dessus de l’épaule gauche en position dite asso kamae. L’examinateur donne quelques indications de corrections, Gilles les met en pratique puis décrit son action. Jean-Paul est vigilant à s’inscrire au mieux dans l’explication de son kohai.Intervenir quand il faut nourrir l’action et attendre pendant l’explicitation orale. Mais il ressent ce travail comme étant relativement plus aisé que celui qui lui avait été échu par deux fois précédemment. Le contexte est plus déterminé, donne moins de place à l’ambiguïté, occasionne moins de pressions. Le Maître, en souriant, répète sa question concernant le principe sans plus de succès qu’auparavant. Impétrant et seme s’assoient en seiza, muets comme le reste du groupe.
Il faut dire que l’objectif de l’évaluateur consiste plus à faire prendre conscience aux impétrants de la nécessité de se poser la question que d’exiger d’eux qu’ils parviennent à y répondre. Démontrer une technique et faire apparaître d’une manière lisible le principe qui la sous-tend sont deux actions n’appartenant pas aux mêmes cadres de références, aux mêmes paradigmes intérieurs. Lorsqu’on est, de plus, confronté à la fois à un examinateur et à soi-même, c’est une gageure de tenter de passer alternativement d’un référentiel à l’autre. Si l’un d’entre eux y parvenait, le groupe, convenablement formé, serait capable de reconnaître le principe. S’il n’y arrive pas, c’est que la démonstration n’est pas suffisamment didactique. Le principe essentiel qui parcourt tout l’enseignement de l’aikidô du K.A.K.K.H.H., c’est le principe de liberté, l’effacement de la réaction au profit de l’action. Si le geste est suffisamment libre, celui qui l’exécute suffisamment détaché, déconnecté de tous les parasites internes qui l’assaillent, le principe doit apparaître clairement. Jean-François tente à son tour de relever le défi implicite. Pour ce faire, il ne sollicite qu’un seul partenaire et c’est Paolo qui se présente.
Les deux protagonistes se lèvent de la position de seiza dans laquelle ils ont tour à tour salué le Maître, puis se sont salué entre eux. Paolo attaque immédiatement en shomen uchi. Lorsque son boken est dressé au-dessus de sa tête et prêt à s’abattre, Jean-François vient en un seul pas glissé et prompt à sa rencontre, imprime à son propre corps entier un mouvement d’esquive vers la gauche tandis qu’il fait pénétrer la pointe de son arme dans l’espace immédiat de la gorge de son sempai, terminant son action en retirant la lame de bois à lui, dans le geste de trancher. Pour Jean-François, le principe qu’il veut démontrer, c’est cette profonde entrée dans l’espace du partenaire sans que ce dernier s’en rende compte, sans générer de réaction de défense de quelque sorte que ce soit. Pour cela, il ne lui faut montrer à son adresse aucun signe extérieur de volonté d’action. Le résultat, lorsqu’il est pleinement atteint, a pour notre candidat au passage, un caractère presque magique qu’il affectionne particulièrement. Quant à réaliser ce travail avec Paolo, c’est également une joie véritable. Jean-François le sent véritablement à son service, bienveillant, une bienveillance qui n’exclut pas la sincérité dans l’attaque, bien au contraire. Tout danger de blesser ou de se faire blesser est entièrement écarté du fait de la confiance qu’il voue à son aîné, qu’il considère par ailleurs un peu comme son grand frère, toujours prêt à répondre à ses questions, à le guider, rassurant.
Etrangement, si Paolo éprouve bien cette bienveillance à l’égard de son cadet, ce désir profond de l’aider, de lui apporter l’énergie nécessaire à l’expression de son savoir-faire, il a le sentiment de trop en faire, d’être trop dépendant de la relation au détriment de sa propre sensibilité, de la pure sensation à ressentir et à induire. Il se juge en lui-même un peu rigide, ne donnant pas assez alors que son partenaire accomplit un travail de qualité. La volition dont il fait preuve, de par son origine mentale, dessert paradoxalement ses propres objectifs. Pour ses raisons, sa prestation ne le satisfait pas. Son éthique personnelle concernant le rôle à double facette de seme et d’uke impose la recherche d’une harmonie totale avec le partenaire en faisant émerger de soi quelque chose qui peut y parvenir. Par delà la fatigue qui s’instaure peu à peu, c’est donner ce quelque chose d’agréable pour créer ensemble et non pas mettre l’autre en échec.
La technique montrée, support hypothétique d’un principe à découvrir, le Maître appelle à l’explication. Jean-François la livre en se tenant debout et immobile, s’aidant seulement des mains. Celle-ci achevée, l’examinateur la ponctue d’un salut sans avoir adressé à l’impétrant de remarques. Guillaume remplace Jean-François et manifeste le souhait de disposer de deux attaquants. Claude et Jean-Paul se présentent prestement, le premier prend position au shimozeki, le second au jozeki.
Ils attaquent simultanément en shomen uchi. Guillaume, qui était orienté au départ plutôt en direction de Jean-Paul, se retourne brusquement vers Claude, tout en esquivant son coup et lui portant lui-même une frappe similaire qui immobilise instantanément seme pour lui éviter d’être réellement touché. Dans le même temps, Jean-Paul se voit contraint d’accélérer et d’allonger son attaque, Guillaume ayant étiré la distance qui les séparait en entrant sur Claude. Tourné toujours en direction de ce dernier, le jeune impétrant, sans qu’il y ait rupture dans le mouvement, lance alors son ken de bas en haut afin de « cueillir » Jean-Paul en plein élan. Guillaume effectue cette technique à deux reprises puis, après consultation de l’examinateur du regard, met le genou à terre à son écoute, imité par ses uke. Le Maître pose quelques questions, Guillaume répond et s’explique. Il se relève, ses partenaires faisant naturellement de même, et donne une nouvelle version du travail qu’il a choisi de présenter, nourrie des éléments qui ont émergé de l’échange. Cela fait, il s’agenouille de nouveau en seiza,et, en réponse au signal du Maître qui incline la tête, salue. Cette épreuve est terminée. L’examinateur donne ordre aux candidats de déposer provisoirement leurs armes et d’exposer ce qu’ils savent réaliser en kaishi waza. L’exercice les réunit tous les quatre sans uke extérieurs et c’est Jean-François qui prend en premier lieu le rôle de shite.
Passer en premier, c’est pour lui l’occasion de faire refluer son stress, son angoisse. En étant celui qui prend l’initiative, il lui semble prendre une forme de maîtrise de la situation, de la relation, ne pas les subir. Il baisse tout d’abord le front devant Gilles pour lui signifier son intention d’être attaqué en shomen uchi, réalise au même moment que les rôles sont inversés (caractéristique première du travail de kaishi waza) et attaque donc lui-même selon la frappe codée qu’il venait de demander. Gilles applique nikkyo, Jean-François le retourne en yoko irimi, l’uke chute en arrière. Il est remplacé par Patrick qui tente de replacer à nouveau un nikkyo qui deviendra cette fois un kokyu nage à son encontre. Puis, c’est Guillaume, nikkyo sur nikkyo, Gilles encore, shi ho nage sur nikkyo et techniques, contre-techniques et uke alternent sur un rythme relativement modéré avec parfois quelques résistances entraînant des ajustements quelque peu alambiqués. Jean-François a conscience que la fluidité qu’ils ont pu atteindre dans cet exercice pendant les semaines qui ont précédé l’examen n’est pas tout à fait au rendez-vous. Avec Guillaume, elle semble retrouvée, avec Patrick elle est assez proche mais avec Gilles, elle a du mal à s’imposer. C’est une question de relation, il entretient depuis longtemps avec ce dernier une profonde amitié, une fraternité qui se teinte cependant d’un soupçon de rivalité et, pour l’heure, rattrapé quelquefois par son stress, il ne peut d’empêcher de résister, de contraindre, à un moment ou à un autre. Le geste s’en ressent, d’autant plus qu’il est parfaitement conscient du mécanisme et en est contrarié. Sur ces entrefaites, le Maître l’interrompt pour demander un changement de l’acteur central. Gilles endosse ce rôle à sa suite.
L’impression générale demeure plus ou moins la même. Gilles avait préparé des enchaînements sur ce thème, il les décline mais a vraiment l’impression que ce qu’il présente est encore trop superficiel, n’émane pas suffisamment de l’intérieur de lui-même. Il cherche à dépasser ce stade, à recréer une harmonie, mais n’y parvient pas réellement. Il demande de temps à autre à voix audible un changement de technique support en la nommant. Au bout d’un laps de temps sensiblement égal à la prestation de Jean-François, répondant à une injonction de l’examinateur, Patrick prend la suite.
Pour ce dernier également, sans que le travail qu’ils ont entrepris tous ensemble ne puisse être qualifié de désagréable – loin s’en faut – il n’est guère satisfaisant. A son sens, pour le coup, ils se sont laissés un peu surprendre. Lui aussi pour sa part, il avait peaufiné un enchaînement mais il ne parvient pas à le placer pour l’instant, d’où la survenue d’une légère et relative frustration. Pourtant, tous quatre donnent à voir ce qu’ils savent faire, du mieux qu’ils le peuvent mais ce n’est pas vraiment cela que désirait le Maître qui attendait sans doute quelque chose de moins formel, il le sent bien. Sa voix est un peu plus affirmée que son prédécesseur lorsqu’il appelle les techniques qui vont lui être appliquées, peut-être en change-t-il plus souvent. L’épreuve continue sans tournant véritable dans son déroulement. Quant l’examinateur le commande, il abandonne la place à Guillaume.
Celui-ci s’est bien aperçu que Patrick travaillait selon une trame précédemment établie spécialement pour ce jour mais éprouvait des difficultés, difficultés qu’ont rencontrées Jean-François et Gilles avant lui. Mais pour lui non plus, ce n’est guère facile. Il se rappelle qu’avant l’examen, le Maître lui avait bien rappelé que cet exercice devait être placé avant tout sous le signe de la fluidité et depuis le début le début de l’épreuve, cela ne lui paraît pas vraiment le cas. Il ressent d’autant plus les trop nombreux « accrocs » qui émaillent leur œuvre commune. Il s’acquitte cependant de sa tâche comme les autres, s’efforçant d’améliorer autant que possible la démonstration en cours. Sa partie jouée à son tour, l’examinateur suspend l’examen et demande aux quatre protagonistes principaux de s’approcher. Ils obtempèrent et se tiennent en seiza devant lui, en formant un demi-cercle imparfait. Il donne de nouvelles instructions : fournir un travail plus libre, plus souple, moins figé. Le retournement de technique doit être permanent, on ne doit pas savoir à l’avance qui va voir son geste aboutir et qui va chuter. Munis de cette nouvelle donne, les impétrants saluent le Maître, se saluent à nouveau entre eux, se relèvent et reprennent leur démonstration.
Patrick prend tout de suite l’initiative, sollicite Jean-François, convertit sa réponse en une autre à son avantage, attaque Guillaume qui reprend les rênes, sollicitant à son tour Jean-François qui agît de même avec Gilles. Les rôles s’échangent avec certes quelques imperfections mais, somme toute, une meilleure impression de souplesse dans l’interaction qu’auparavant. De l’extérieur, l’image donnée à voir se colore de davantage d’énergie, les acteurs semblent avoir été galvanisés par le briefing qui a introduit cette nouvelle phase. Jean-François se sent plus libre, plus léger. Le fait d’avoir la possibilité de retourner la technique, ou au contraire la subir, sans obligation absolue d’agir dans un sens ou dans un autre, est facilitateur, sans aucun doute et change grandement les choses, même si ça « castagne » un peu et qu’il demeure que cet exercice fait néanmoins plus apparaître d’empressement et de fébrilité que le travail aux armes. Pour Gilles, cette deuxième partie est ressentie comme de meilleure qualité que la première en état d’esprit mais, d’un point de vue purement technique, plus décousue. Et, puisque le mental n’arrive que difficilement à compenser la fatigue du corps, il doit mobiliser toute sa volonté pour poursuivre, se battre contre lui-même.
Comme pour Jean-François, le sentiment de vivre le moment le moins agréable de l’examen subsiste malgré l’amélioration notable constatée. Et de toute façon, c’est moins bien que ce qui a été fait en cours. Mais cette mainmise de la fatigue a également un effet positif bien connu des pratiquants : les sensations, les perceptions, les informations corporelles issues du contact avec l’autre, sont perçues de manière beaucoup plus nette, plus consciemment. Guillaume se caractérise par une rapidité qui induit la légèreté en retour, Jean-François par une détermination palpable et Patrick par un kime indéniable.
Néanmoins, cette impression que l’aîné des impétrants laisse à Gilles n’exclut pas que celui-ci rencontre des difficultés personnelles à chuter, liées à un problème de hanche qu’il éprouve depuis trois ou quatre mois. Quelquefois, il ajourne son moment d’intervenir après un contact avec le sol quelque peu incommode. Qu’importe, un de ses condisciples prend automatiquement le relais. De ce que perçoit Patrick, tous sont contents d’être là et la rivalité n’est pas de mise. Pourtant, Guillaume n’a pas tout à fait la même lecture que lui de ce qu’ils partagent tous quatre. Il ressent la présence de luttes, modérées certes et épisodiques, mais bien réelles tout de même. Le point de la zone frontière qui va entraîner par son dépassement le fait qu’il est plus judicieux de subir la technique que d’en reprendre le contrôle n’est pas évident à déterminer et constitue la source de ces escarmouches, chacun des deux partenaires en présence ne le situant pas nécessairement au même endroit. Il y a donc des « accrocs » dans les relations et, par conséquent, dans les gestes. C’est assez cyclique, en fait. Périodes de relative fluidité alternent avec des moments plus tendus. La fatigue qui commence vraiment à se faire sentir n’est certainement pas étrangère à cela. Mais, de l’avis de l’examinateur, c’est un problème d’origine culturel et plus exactement éducationnel qui rend quasi inévitables les petites luttes sourdes occasionnelles qu’il a également remarquées.
La vision du mode relationnel que la majorité de nos sociétés humaines cultive est celle du combat où celui qui veut vaincre doit dominer, ne rien céder à l’adversaire. Dans l’enseignement de l’aikidô, a contrario, la victoire peut fort bien s’emporter en cédant, l’aikidoka se doit donc d’apprendre à ne jamais entrer en résistance, en opposition, à lâcher sans pour autant perdre la face. Car la notion de victoire dans ce contexte n’exige pas, et même réfute, l’idée que quiconque soit vaincu. C’est la justesse de l’interprétation de la technique par l’ensemble des protagonistes et ce que cette interprétation leur apporte individuellement et collectivement qui déclarent cette victoire effective, toute domination de l’un sur l’autre venant au contraire l’entacher. C’est en conséquence un véritable choc culturel qu’ont à surmonter les impétrants. D’une part, bien sûr, ils peuvent s’appuyer sur leur culture d’aikidoka formés à ce paradigme peu répandu mais, d’autre part, coexiste leur culture séculière et millénaire de bellicisme, exacerbée, qui plus est, par la situation d’examen. Face à ce double aspect, les tensions perçues ont donc pour le Maître, hors idéal, une certaine forme de légitimité. La première partie était particulièrement nouée, l’organisation où chacun « prenait son tour » pour diriger le travail commun provoquait une sorte d’intrication des personnalités qui empêchait l’émergence de « beaux gestes ». Un inconscient groupal étouffait l’expression libre de chacun. La seconde partie, en offrant plus de souplesse dans sa structure, permet à celle-ci d’advenir. Les personnalités se démarquent davantage, se repositionnent les unes par rapport aux autres, de belles actions apparaissent. Il est indéniable que les quatre candidats sont parvenus à un résultat très honorable et même en prenant en compte le tout début de l’épreuve, certes moins satisfaisant, n’ont jamais montré de gros défauts de dynamique ni opposé d’inerties malsaines aux propositions qui leur étaient faites. L’examinateur interrompt à nouveau l’exercice, réunit pour la seconde fois les impétrants devant lui, apporte quelques détails supplémentaires concernant ses attentes et les invite à reprendre le travail. Ce qu’ils font séance tenante. Aux yeux de l’observateur, cette ultime partie paraît la plus dynamique, la plus fluide et peut-être la plus détendue. Plusieurs minutes plus tard, le Maître y apportera un terme définitif, apparemment satisfait de son déroulement.
Mais l’examen n’est pas terminé. Pour l’épreuve suivante, l’examinateur demande une nouvelle explication démonstration, celle d’un principe d’aikidô. Pour mémoire, les précédentes concernaient plus précisément des kihon d’aikiken ainsi que la mise en relief d’un principe se rapportant également spécifiquement à l’aikiken. Gilles est ici le premier à s’essayer à cet exercice, Pascal lui tenant lieu d’uke. L’impétrant penche légèrement la tête pour provoquer une attaque shomen uchi, son partenaire s’exécute. Gilles ne bouge pas tout d’abord sur la frappe mais confirme par son attitude neutre que l’attaque est bien celle demandée. Pascal la réitère alors et, cette fois-ci, shite le projette soudainement en arrière au moyen d’un yoko irimi omote. Le principe que souhaite démontrer Gilles pourrait s’énoncer comme le passage de l’immobilité absolue à la pleine vitesse sans qu’il soit possible à l’uke, comme à l’observateur, de déceler une quelconque phase d’accélération. Ce choix s’est imposé à son auteur tout simplement par les sensations enrichissantes et le plaisir que lui procure ce type de travail. Pascal se relève, son vis-à-vis lui indique du bras son souhait de le voir attaquer maintenant de l’autre côté, dos au shimozeki. La même action se répète alors une seconde fois puis une troisième en changeant à nouveau de côté, dos au jozeki, le changement toujours sollicité de la même manière par l’impétrant au moyen d’un geste du bras.
Gilles se sent apaisé, peu en proie à l’agitation mentale, c’est l’effet bénéfique de la fatigue lorsque la sollicitation physique devient moins exigeante parce que moins continue, rompant avec la forme intransigeante qu’elle revêtait dans l’épreuve précédente.
Les conditions sont donc bonnes mais il a néanmoins un petit regret concernant son uke. Il lui semble que celui-ci anticipe un tout petit peu trop la chute et cela affaiblit le concept qu’il voudrait démontrer, ce passage du rien au tout qui doit prendre complètement par surprise. Pourtant, l’esprit de Pascal est entièrement tourné vers cette disponibilité que son partenaire ne ressent pas comme tout à fait complète. La volonté de parvenir à la déployer tant sur le plan physique que mental, il la mobilise, l’appelant de tous ses vœux. Il sait que c’est ce qu’il lui faut donner et il pense y parvenir, être entièrement dans l’attaque. Bien sûr, il reconnaît en lui, en arrière-fond, quelques signes de peur : peur d’être victime de l’excès de tension qui résulte souvent de la trop grande détermination à vouloir prouver son savoir de la part du candidat au passage, peur d’être pris à contretemps, de mal chuter, de la sensation déstabilisante qu’éprouve le psychisme face à la chute, peur de cette perte de repères identitaires qui y est liée. Mais il considère ces appréhensions comme surmontées, évincées de la rencontre, et, en définitive, ce qu’il perçoit, c’est davantage du plaisir, une sensation agréable.
Sa démonstration effectuée, Gilles entreprend de l’expliquer, s’assoie en seiza, face au Maître, imité par son uke. L’examinateur pose quelques questions. L’impétrant, après un temps d’attente consacré à la réflexion, tente d’y répondre au mieux. Son interlocuteur demande plus de détails et surtout d’appuyer ses dires par le geste en changeant l’attaque. Gilles et Pascal se relèvent donc, le premier tend la main vers le second qui la saisit en katate dori, profil inversé. Shite, s’étant assuré qu’il n’y avait pas d’ambiguïté sur la saisie, en restant immobile appelle son uke à le lâcher, reprendre la distance et à réitérer celle-ci afin qu’il puisse agir en dynamique. Chose faite, c’est de nouveau yoko irimi et la chute pour Pascal. La technique est ensuite reprise lentement pendant que Gilles commente son action. Il répète les gestes deux fois, puis continue son explication, immobile, debout, tourné l’évaluateur. Son exposé achevé, il reprend la posture de seiza et salue pour poncturer ses paroles. Le Maître, ne s’estimant pas tout à fait satisfait souhaite voir le principe appliqué avec pour support Ten shi nage. Gilles s’exécute, démonstration et explication à l’appui, se rassoit à nouveau en seiza, salue. Le Maître lui retourne son salut, marquant ainsi de cette manière son acceptation de la conclusion que propose son élève à cette épreuve.
Jean-François lui succède. Le principe que lui désire mettre en évidence se situe dans la droite ligne que celui qu’il a tenté de démontrer avant le kaishi waza, entrer dans l’espace de l’attaquant, sans que celui-ci s’en rende compte. Dans l’exercice précédent, il cherchait à rentrer sans générer de réaction ; maintenant, il désire obtenir une réaction de surprise totale répondant à une situation jugée impossible ou illogique. Pour ce faire, il opte à nouveau pour l’usage du boken et c’est Patrick M qui l’assistera dans sa démonstration. Dès que celui-ci saisit ce qu’on attend de lui, il attaque promptement en shomen uchi, conformément à son rôle de seme. Il est hors de question pour lui d’attaquer en modérant son implication pour éviter un coup éventuel. C’est avant tout une question de niveaux d’énergie et de vigilance. Si ces deux critères ne sont pas assumés par l’attaquant, cela peut être dangereux mais s’ils le sont, la touche éventuelle, dans le cas où shite faillirait à son propre niveau de contrôle, sera bénigne. Il demeure néanmoins bienveillant, il n’est pas là pour mettre en difficulté son partenaire mais pour lui donner matière à travailler.
Sur l’attaque, Jean-François fait pénétrer son ken de bas en haut en furikomi alors que Patrick M est déjà bien engagé. Pour celui-ci, la surprise n’est pas fulgurante mais a existée sans aucun doute. Ils recommencent. Au second essai, shite continue son mouvement en une coupe ascendante, au troisième il entre simplement en furikomi tsuki. Le Maître l’apostrophe, non sans aménité : « Et alors ? ». Jean-François pose son sabre à terre et s’assoit en seiza, face à son évaluateur. Patrick M évidemment en fait de même pendant que l’impétrant expose sa démarche. Après quelques premières explications, sans qu’on le lui demande, ce dernier entreprend de poursuivre son raisonnement, gestes en sus. Tout en parlant, il se relève, sollicite son partenaire pour une saisie à main nue en ai hanmi katate dori, chacun sur le même profil. Il applique alors un irimi nage omote inattendu, tout en continuant à discourir. Uke à peine relevé, il lui réclame shomen uchi, toujours à main nue, c’est à nouveau irimi nage omote qui vient à la rencontre de Patrick M, après qu’une aspiration profonde par un déplacement arrière très ostensible l’ait entraîné très loin dans son attaque. Entre-temps, Jean-François n’a pas cessé ses explicitations, il les poursuit encore, debout, après que la succession d’actions se soit interrompue. Enfin, sur un signe du Maître, il s’empare à nouveau de son ken, Patrick M du sien, et ils reprennent la technique initiale retenue pour véhiculer le principe choisi, toujours commentée par le candidat au passage.
L’examinateur intervient à cet instant, donne des indications précises. Il demande à Jean-François de ne plus se servir de son arme, de la garder dans la main droite et d’entrer au moment propice sur son attaquant avec sa seule main gauche désarmée. L’objectif est ainsi, pour l’évaluateur d’obliger son élève à attendre suffisamment la frappe de seme pour augmenter l'aspiration qui seule peut lui permettre de créer l’effet de surprise attendu. Le choix conceptuel de Jean-François a été particulièrement pertinent, c’est « le silence du corps », le fait que c’est le recul de l’attente qui permet à shite de bénéficier d’un temps d’avance sur seme. Il reste maintenant à l’impétrant de rendre pleinement visible ce principe par son action. Quatre essais vont se succéder et aboutir, selon un crescendo rapide à un résultat probant. Cette progression, le premier à la ressentir dans son corps, c’est évidemment Patrick M. A chaque tentative l’effet de surprise attendue – et loin de constituer un oxymoron ou un paradoxe, l’association de ces deux termes n’émousse en aucune façon le sens du premier lorsqu’il s’agit de réaction corporelle –, est plus saisissant. L’épreuve se termine sur un sentiment de réelle satisfaction pour les trois acteurs principaux. L’examinateur a vu démontrer un principe majeur de l’enseignement qu’il transmet, l’impétrant a pu, grâce à la correction appropriée, dépasser son savoir-faire antérieur, ce qui le réjouit, et l’uke a apprécié en connaisseur les conditions de travail qui ont été les siennes ici, espace suffisant, concentration intense, niveau d’énergie élevé et constant. Après les échanges de saluts rituels qui apportent à intervalles plus ou moins réguliers depuis près d’une heure sa respiration à l’examen, Patrick revient sur le devant de la scène en lieu et place de Jean-François avec une idée bien précise. Son interlocuteur sera Claude et ceci, plus que jamais, n’appartient pas au hasard.
En effet, l’aîné des impétrants a une prédilection particulière pour les kihon de ken n’ayant été montrés et travaillés collectivement qu’à certaines occasions, peu nombreuses, et de ce fait, apparaissant qu’exceptionnellement spontanément dans un contexte de passage de grade. Le principe pour lui, n’est pas explicite mais est contenu dans une série de quatre techniques ayant pour fil conducteur l’occurrence d’une attaque en yokomen uchi, c’est-à-dire une frappe de bas en haut qui dévie en toute fin de sa trajectoire verticale pour s’incliner sur le plan latéral. Il a beaucoup travaillé ces formes dont les timing particuliers l’interpellaient avec … Claude, précisément. Il leur avait fallu les reconstituer ensemble, mettre en commun leurs souvenirs, leurs impressions du moment. Le choix de seme s’impose donc pour Patrick. Un lien a été créé avec le partenaire à partir de la technique. Claude n’est d’ailleurs pas pris au dépourvu, lorsque Patrick le sollicite, il sait pourquoi et il entre dans l’action en toute confiance.
Il attaque, shite déploie sa technique, première forme, deuxième, troisième, quatrième, puis les reprend lentement en commentant ces actions. L’examinateur regarde, écoute mais ne l’interrompt nullement. Il ne pose pas de questions ni ajoute d’appréciations. L’exercice prend fin sans autre forme d’intervention du Maître que le salut final qui le clôt. Non sans humour, celui-ci dira bien plus tard qu’il pensait que cette situation, extrême proximité des corps, distance dangereuse et effet de surprise, devait rendre Claude « bougon » et un peu réfractaire à ce type de travail. Pourtant, ce dernier ne perçoit pas en ce jour de problème de ce genre. Il ressent bien les différences entre les quatre candidats au passage et ce qu’il lui faut apporter à chacun. Avec Gilles, il faut attaquer sans concession mais rassurer néanmoins par une attitude confiante susceptible d’être partagée. Le travail avec Guillaume demande beaucoup de vitesse parce que lui-même est extrêmement rapide, plus de légèreté. La gestuelle de Jean-François se situe un peu entre ces deux caractéristiques. Quant à la stratégie d’interaction avec Patrick, elle exige avant tout puissance et détermination, il faut « envoyer la poudre ». De toute manière, celui-ci contrôlera, cela ne fait aucun doute. Et, de toute manière, le fait d’avoir été choisi pour ce rôle, d’avoir été explicitement reconnu comme sempai, est hautement gratifiant. Cela impose de faire preuve d’une concentration, d’une précision, d’un don de soi, qui ne doivent pas être pris en défaut mais ce sont de très bons moments, même si le risque d’être touché existe car il ne saurait y avoir de faire semblant, de connivence entre shite et seme.
Au stade où nous sommes parvenus, après Gilles, Jean-François et Patrick, devrait venir le tour de Guillaume mais celui-ci ne sera pas sollicité cette fois encore. Le plus jeune des impétrants s’est mis en retrait, non pas bien entendu sur le plan physique où il est présent et bien présent par sa posture, mais il est plongé en son for intérieur. La thématique de l’exercice dont la lecture qu’il en fait se traduit par « Qu’est-ce qui vous plaît dans l’aikidô ? Pourquoi pratiquez-vous l’aikidô ? » lui semble bien trop intime et il se sent un peu gêné de devoir répondre à ce questionnement devant une assemblée. Bien sûr, s’il le fallait, des idées de démonstration, il en dispose, mais, en définitive, il s’estime soulagé de ne pas avoir à y recourir. Il n’est pas pour autant définitivement exempt de participation à l’action, bien au contraire. Lorsque l’examinateur annonce l’épreuve suivante, démonstration de kihon impliquant de concert jo etken, il revient en scène en compagnie de Jean-François. Il est armé du jo et son partenaire du boken.
Par convention, c’est ce dernier, dépositaire du sabre, qui est à l’attaque. Guillaume tient son jo devant lui, une extrémité dans sa main gauche et l’autre au sol, Jean-François avance rapidement sur lui en amorçant une frappe en shomen uchi. Le jo l’arrête en plein élan, passe d’un côté, de l’autre, avance la plupart du temps, s’efface quelquefois, toujours en maintenant une de ses extrémités au centre de la ligne qui relie les deux protagonistes. Seme recule, tente de reprendre ce centre en chassant l’arme de shite mais, sans y parvenir, se trouve irrémédiablement contrôlé alors qu’il n’est plus qu’à quelques mètres du shimozeki. Les gestes de Guillaume ont été au départ relativement lents, comme se cherchant un peu, puis se sont progressivement accélérés en devenant plus sûrs. Il n’a pas vraiment retrouvé l’enchaînement codifié qu’il voulait donner à voir mais, le deuil fait de cette intention bien précise, les mouvements hésitants se délient, le kihon émerge. Ce n’est peut-être pas tout à fait exactement la forme laborieusement apprise mais Guillaume doit reconnaître en lui-même que peu de personnes présentes sont en mesure d’en apprécier ou critiquer l’orthodoxie académique. Les partenaires se repositionnent diligemment au centre du tatami, Guillaume toujours un peu soucieux, et recommencent, un peu plus rapidement cette fois, puis une fois encore et encore. Pour sa part, Jean-François se sent un peu stressé, face aux amples trajectoires des frappes de son cadet, il a l’impression de retenir ses propres mouvements, d’avoir, selon son expression « les bras qui raccourcissent ». Mais l’évaluateur apprécie le sentiment de vitesse qui émane du travail de Guillaume, l’intense engagement physique dont il fait preuve, la souplesse de ses déplacements. A sa demande, les deux protagonistes s’accordent un bref répit pour échanger leurs armes, et donc leurs rôles. C’est au tour de Jean-François de repousser son partenaire, dans la direction du jozeki maintenant.
Il voulait montrer un kihon bien particulier que le Maître avait enseigné un jour, lors d’un stage où il participait. Il l’avait travaillé un peu depuis en compagnie de Patrick mais surtout seul. C’est en quelque sorte son atout, son joker qu’il a gardé pour cette occasion afin de présenter quelque chose qui lui est personnel. L’ensemble du programme qu’ils ont esquissé aujourd’hui leur est commun dans sa plus large part, conçu solidairement, c’est ainsi qu’ils le conçoivent, mais néanmoins, il leur semblait important de préserver chacun un petit espace d’expression personnel. Toutefois, en exécutant maintenant cet enchaînement, ses impressions sont ambivalentes, il est plutôt satisfait de l’offrir à la vue de tous et bien entendu à celle de son examinateur mais pas pleinement enchanté de son interprétation présente. Son travail achevé, après avoir salué le Maître, il ressent la fatigue, le désir que tout cela touche à sa fin. Il a l’impression d’être dans la situation de jouer un remake dans un registre beaucoup plus sérieux des « douze travaux d’Astérix ». Quelle va être encore l’épreuve suivante ? Une phrase chuchotée à son intention par Guillaume va étrangement le revigorer. Elle le complimente sur le courage dont il a fait preuve en choisissant entre tous ce kihon peu connu. Il se sent beaucoup mieux. Entre-temps, Gilles et Patrick ont pris le relais de leurs condisciples.
Après avoir salué, Gilles s’est placé côté shimozeki, le pied gauche en avant, de profil naturellement, le jo tenu par son milieu sur sa hanche droite. Patrick présente le côté droit aux spectateurs et attaque du sabre en shomen uchi. Le détenteur du bâton avance sur la frappe en changeant de profil et lance l’extrémité de son arme entre les yeux de son partenaire… mais il interrompt le mouvement et les protagonistes reprennent leurs postures initiales. La manœuvre n’a pas abouti. Gilles la répète et, cette fois, le jo se place correctement entre les bras de seme. Shite pivote et projette son partenaire vers la ligne des uke qui assistent à la scène en silence, gardant toujours la posture de seiza. Patrick est donc maintenant placé à la gauche de l’examinateur. Il réattaque, Gilles à partir de la même position qu’auparavant, frappe de bas en haut et le contrôle. Ce n’est qu’un prélude à un kihon beaucoup plus long qu’il exécute ensuite, refoulant son partenaire au-delà de la ligne des uke.
Gilles n’est pas à proprement parler mécontent du travail qu’il effectue là mais son ressenti à son propos épouse la forme de la sinusoïde. Des instants de véritable connexion avec l’autre, empreinte de réalisme interactif, alternent avec une récitation de gestes un peu figée, percée à jour immédiatement par son vis-à-vis qui s’y adapte sans surprise. Il essaie avec plus ou moins de bonheur de faire varier la vitesse et la direction pour conjurer cet effet, faire en sorte de ré-habiter la relation, que le geste redevienne neuf pour l’autre même s’il a été répété des centaines de fois, sincère.
Son long enchaînement terminé et sur une injonction du Maître, il échange son arme avec Patrick. Celui-ci fait évoluer, virevolter le jo avec un calme olympien. Il s’interrompt cependant, marque quelques hésitations à trois reprises sans que cela le départît de son flegme apparent. Certes, les attaques sur lesquelles il s’appuie pour réaliser ses actions ne sont pas celles de Claude ou de Patrick M mais il connaît les techniques et entretient des bonnes relations avec son partenaire, cet exercice ne lui pose donc pas problème. L’examinateur apprécie à sa juste valeur la démonstration. De sa place, Jean-Paul également. Pour lui, aucun des quatre impétrants ne démérite mais Patrick et Guillaume se taillent néanmoins la part du lion. Sur ces considérations, Patrick prend de lui-même l’initiative de clore sa prestation, se tourne vers le Maître, s’agenouille en seiza et le salue, imité évidemment par Gilles. L’examinateur lui rend son salut en signe d’acceptation. Voici venu l’ultime étape de l’examen de passage de grade, celle de la question posée à chacun. Le premier appelé est Guillaume, l’ordre de bienséance voulu par l’étiquette, du plus jeune au plus âgé, s’appliquant.
Il se tient seul, assis en seiza face à son Maître, quelque peu agité. Il écoute la question. Celle-ci porte sur les principes directeurs à appliquer dans l’enseignement de l’aikidô mais comme elle a été formulée mezza-voce, les spectateurs n’ont pu en saisirle sens. Guillaume tente de répondre, son examinateur reformule pour clarifier la réponse. Il y est question de respect, d’étiquette, de rituel et de lutte contre l’inertie. Mais le Maître attend encore de voir aborder un autre concept, son regard, interrogatif et patient, demeure posé sur Guillaume, Ce dernier se donne une contenance en montrant tous les signes extérieurs d’une intense réflexion alors qu’intérieurement il ne parvient pas à rassembler ses pensées. Il ressent en lui une impression de vide et ne cherche plus. Les minutes s’écoulent, le temps se fige, une idée émerge de ce néant. Il faut se poser les bonnes questions. Qu’est-ce que je vais faire de ce que j’ai appris ? Qu’est-ce que je vais faire de ce que je ne sais pas ? Qu’est-ce que je vais faire avec l’aikidô ? Comment je vais m’y prendre pour le développer, pour l’enseigner ? En définitive, Guillaume a l’impression que, pour lui, tout le passage était centré autour de cette problématique. Ainsi, même s’il achoppe sur la question finale, ce n’est en aucun cas un échec. Plusieurs minutes plus tard, il salue et se retire sans avoir repris la parole. Jean-François prend sa place.
Lui aussi est sous le joug d’une forte pression. L’examen a été éprouvant en termes d’enjeux. Sa longueur a beaucoup joué, en revanche le regard des spectateurs n’a pas eu d’influence notable. La présence des observateurs a été proprement gommée, occultée dès le départ par Jean-François. Le Maître pose la question qui lui destinée : « Qu’est-ce qu’un élève doit savoir le premier jour où il monte sur un tatami ? ». Et là, la réponse s’impose immédiatement à l’impétrant. Il pourrait l’énoncer séance tenante mais, par pudeur peut-être, laisse un délai qu’il estime raisonnable avant de la délivrer, pour ne pas donner l’impression qu’elle soit le produit imbécile d’un quelconque bachotage mais bien ce qu’elle est réellement, une phrase capitale qui l’a beaucoup touchée lorsqu’un jour, il a entendu le Maître la prononcer. « On est un cas particulier que pour soi-même. ». Cette réflexion, Jean-François l’utilise volontiers depuis dans ses propres cours, elle est chargée de sens et il s’efforce de transmettre son message aux élèves qui suivent son enseignement. La réponse donnée, il salue et rejoint sa place au shimozeki, l’examinateur s’estimant apparemment pleinement satisfait de celle-ci. Jean-François est maintenant un peu en dehors du monde, la tension qu’il a subie s'efface et se dissout. Mais il lui reste encore des paliers à franchir, sortir du dojo, passer dans le couloir, entrer dans les vestiaires, accueillir les félicitations bienveillantes, et tout cela alors qu’il est en proie à un sentiment intense, difficile à identifier mais qui le laisse fragilisé, hypersensible à tout contact qui vient le heurter. Il faudra plusieurs semaines avant que cet état s’estompe complètement et qu’il revienne à la réalité. Certes, il est heureux de ce qu’il a montré de lui-même et qui lui ressemble vraiment mais, plus que tout, il a maintenant besoin qu’on le laisse un peu en paix pour permettre au temps d’accomplir son œuvre d’incorporation de l’expérience.
En attendant c’est à Gilles de se prêter à ce dernier exercice où le dire ne s’appuie plus directement et concomitamment sur le faire. Contrairement à Jean-François, il a très fortement ressenti la présence de l’assistance au début de l’examen bien qu’il soit parvenu à en faire abstraction par la suite. Il n’en reste pas moins que la charge était lourde à porter. Pour l’heure, il se sent rempli, dans le même état d’esprit que celui qui prévalait pendant les meilleurs moments du passage de grade. Il a la sensation d’avoir montré au jury ce qu’il était véritablement, par conséquent, quelle que soit la décision finale, il l’accueillera avec sérénité, elle ne peut être que parfaitement recevable pour lui. En attendant, la question qui lui est posée le prend un petit peu au dépourvu : « Quand tu as un élève qui pratique depuis dix ans, que lui dis-tu ? ». Il a l’impression de ne pas du tout en comprendre toute la signification et ce que le Maître attend de lui. Il essaie néanmoins de s’exprimer sur le thème qui lui est proposé mais ne se leurre pas, il est probablement hors sujet. Qu’importe, l’idée fera son chemin et c’est cela l’essentiel. Si une réponse ne peut advenir aujourd’hui, certaines viendront en leurs temps. Il salue et quitte le devant de la scène pour le laisser à Patrick.
L’examinateur l’interroge sur la relation entre enseignant et élève. Pour Patrick la réponse à cette question comporte deux aspects, l’un qu’il décline sur-le-champ à l’attention de son vis-à-vis, sincèrement, et l’autre qui nourrit son discours sans pour autant être formulé directement en tant qu’événement traversé. Il pense à sa relation avec son premier professeur d’aikidô qui a, quelques années auparavant, quitté le groupe. C’est cet homme qui l’a encouragé à poursuivre la pratique quand il avait fortement envisagé à l’abandonner. Sans lui, il ne serait probablement pas ici aujourd’hui. Une telle relation ne peut disparaître. On reste l’enseignant de l’élève même quand l’élève est parti. Ce sont ces réflexions qui l’habitent tandis qu’il s’exprime. Le Maître l’écoute puis ils se saluent. C’est terminé. Patrick se sent bien, très bien même. Cet examen, il l’a préparé plusieurs années durant, il savait que tous ses condisciples – et le Maître lui-même – attendaient particulièrement sa prestation mais il se pensait prêt. Bien sûr, il a quelques petits regrets de n’avoir pas pu présenter tels ou tels enchaînements qu’il avait préparés mais ces techniques qu’il croyait particulièrement justes ne l’étaient peut-être pas tant que cela en définitive, auquel cas, il est possible que leur omission fut un bien. Le souvenir immédiat qui le marque davantage, c’est d’avoir vécu des bons moments. Il sera heureux plus tard en échangeant avec uke et spectateurs d’apprendre qu’eux aussi les ont ressentis et appréciés. S’il a pu servir un peu de « modèle » à un moment donné aux seconds, il s’en réjouit mais c’est sans aucun doute grâce aux premiers qu’il peut considérer la marge de progression qui, comparativement, sépare encore son travail du leur. Quant à celui du Maître … le chemin semble infini.
Précisément, celui-ci voit défiler en esprit les meilleures images de cet examen, actions rapides, puissantes, bien exécutées et qui concernent les quatre impétrants sans exception. Pourtant l’épreuve dans son ensemble était longue et difficile, ce n’était certainement pas une formalité. Cette rétrospective rapide permet de revoir Gilles parfois aux limites du déséquilibre, au sens propre comme au figuré, courir après son but et y parvenir en fin de compte, même au prix d’une intense activité de gestion des affects. Elle fait un retour visuel sur Jean-François, un peu plus sûr de lui, mais néanmoins comme légèrement surpris de savoir faire ce qu’il fait. Elle montre également à nouveau la gestuelle de Guillaume, pareille à lui-même, indiscutablement modeste et efficace et Patrick y apparaît comme à son habitude, autrement dit brillant. Le travail des uke n’est pas oublié et met en valeur leur capacité à incarner sur le tatami ce qu’ils sont aussi dans la vie, des personnes entières, refusant le compromis, surtout avec eux-mêmes. Ils attaquent sincèrement, franchement et c’est indispensable pour servir le candidat au passage. Pour que celui-ci puisse se montrer efficace, il faut que les conditions de la réalité de l’action soient présentes. L’attaquant se doit par conséquent d’être dur, sévère, mais tout à la fois empli de bienveillance avec le souci que l’attaqué puisse montrer, s’exprimer. C’est cet alliage délicat et fort qui conditionne le caractère éthique et esthétique propre au geste de l’art d’aiki.
Sur ces réflexions, le Maître donne le signal de clôture de l’examen. Chacun rectifie sa posture et le groupe en son entier sa disposition. Les saluts finaux mettent le terme ultime à cet examen et aux passages avérés des quatre impétrants, arrivés au bout d’une épreuve qui a duré près de deux heures.
Le travail entrepris avec les métarécits pourrait certes se continuer en prenant pour supports d’autres passages de grade. Cela ne nous paraît pas absolument indispensable au stade où nous nous trouvons. Suffisamment d’éléments se corroborent les uns les autres et surtout éclairent d’une manière forte la lecture interprétative des données que nous avions construites dans la partie précédente. Cette dernière lecture à laquelle nous allons maintenant procéder se veut inspirée largement de la méthodologie vygotskienne en retenant le principe d’une décomposition d’un ensemble en unités de base.
Posture appelée en d’autres lieux « en tailleur » et seule posture assise « décontractée » admise par l’étiquette dans un dojo.
Claude sera nommé 6ème dan moins de deux mois plus tard.
Patrick M sera également nommé 6ème dan le même jour que Claude.
Jean-Paul sera lui aussi élevé au garde de 6ème dan peu après Claude et Patrick M.