Quel rapport entretient la technique avec le contexte ? Une phrase relevée dans les réponses à notre questionnaire résume assez bien pour nous ce rapport. L’aikidoka ne peut ignorer ce qui l’entoure et ce que cela peut induire en lui, « La pratique doit être harmonieuse et nécessite une vigilance par rapport à ce qui se passe autour de soi. Le ressenti est primordial dans la pratique » (QR_ 1). La réponse à apporter sera ensuite un choix de sa part. Cela veut dire que la technique s’inscrit toujours dans un contexte bien précis et qu’elle ne le fera pas de la même manière pendant un cours ou lors d’un examen de passage de grade. Plusieurs facteurs vont jouer dans cette dernière circonstance et tout d’abord les émotions et sentiments éprouvés par les impétrants sous l’influence de la situation d’examen, comprise comme Stimulus Emotionnellement Compétent. Nous avons déjà fait le constat que, d’une part les émotions étaient ressenties plus fortement, donc potentiellement plus opérantes qu’à l’ordinaire à informer l’acteur du passage de ce qui se déroule sur le plan corporel chez lui-même comme chez son partenaire, mais que, d’autre part, l’influence des enjeux liés à la situation d’examen, eux-mêmes beaucoup plus prégnants, venait perturber de manière plus ou moins marquée le traitement de cette information en donnant le jour à des sentiments inhibiteurs de l’action de type anxiogène. Dans leurs passages de grade respectifs, Catherine évoque brièvement cet aspect : « Avant le passage, c’était émotionnellement très fort … » (EE_ 1, Catherine, p.3) mais Jean-François s’étend beaucoup plus : « Je me sens tout seul là, dans un tuyau, dans un couloir, en fait, je suis angoissé, mais en même temps très concentré, c’est-à-dire qu’il peut ce passer n’importe quoi, je suis dans le truc, je crois que j’ai l’impression de regarder devant, et je deviens isolé, oui, je m’isole de ce qui se passe autour, je m’isole petit à petit de ce qui se passe autour, je suis angoissé par ... comment ça se traduit ? J’ai du mal à parler, ça se bloque un peu là. Et puis il n’y a plus qu’un truc qui compte, c’est ça, voilà, je suis dedans, voilà, ça se traduit comme ça » (EE_ 2, Jean-François, p. 24). L’image du couloir rend bien l’idée du processus général en train de s’accomplir. On peut se représenter, d’une part une réaction de défense amenant le repli sur soi, mais surtout, d’autre part, un système de re-direction de l’attention dans une direction bien précise, celle qui compte, celle de l’interaction à venir avec le ou les partenaires en excluant toute autre. Autrement dit, un procédé de sélection de l’information au niveau de l’écoute. Il n’empêche que les fonctions corporelles sont en alerte et que le danger de l’inhibition de l’action par surcharge volitive que nous avons appelée « syndrome de Claude » se profile. Sans jamais véritablement s’imposer, il transparaîtra plus ou moins à certains moments du passage chez Gilles, Patrick ou Jean-François. C’est d’ailleurs toujours ce dernier qui l’évoquera comme étant survenu à plusieurs reprises dans le déroulement de sa prestation : « La difficulté pour moi, à ce moment-là, c’était de faire le lien entre, clairement, je connaissais le mouvement, et puis le stress du moment qui me ... je le dis souvent, qui me raccourcit les bras, c’est-à-dire que sur les techniques, je suis un peu ... J’ai moins de disponibilités ». (EE_ 3, Jean-François, p. 27). Catherine y fera également mention en retraçant ses impressions au cours de son propre passage : « Parce qu’en aikidô, on a besoin de faire des gestes fluides, et, pour qu’ils soient fluides, rapides et fluides, il y a beaucoup de manipulations, si on est un peu tendu, ça accroche, ça se voit… » (EE_ 4, Catherine, p. 16). Mais revenons aux premières minutes de l’examen, tous ne vivent pas le moment de la même façon avec le même degré de stress. Ainsi Patrick :« Moi, j’ai été très bien parce que je savais que j’étais prêt, j’ai eu un petit moment, pas d’angoisse, mais ... On en a toujours, c’est quand même montrer ce que l’on sait faire, on n’a rien à prouver, mais c’est ... Il y a toujours, pendant ... j’allais dire ... deux minutes juste avant le passage, je dirais même juste avant de venir se placer, un petit moment d’appréhension, heureusement » (EE_ 5, Patrick, p. 24). Il est intéressant d’observer que l’on retrouve toujours à la base, même si ce témoignage semble beaucoup plus serein que le précédent, la présence d’une volition marquée qui hésite à dire son nom : « quand même montrer … », « rien à prouver mais … » apportant une certaine appréhension … pour ne pas dire angoisse.
Nous pouvons encore donner de nombreux exemples de cette tension propre au passage de grade évoquée par les impétrants, comme Gilles encore : « Pour ma part, comme souvent quand je passe un grade ... un petit peu ... de la pression, il y a des moments, on essaye de faire le vide, on y arrive, ça va, mais globalement l’impression est un peu tendue » (EE_ 6, Gilles, p. 24) mais également par les uke comme Paolo : « La première chose, c’est la tension. On ressent des tensions parce qu’effectivement faire uke, c’est une responsabilité » (EE_ 7, Paolo, p.27). Les enjeux ne sont peut-être pas tout à fait les mêmes du côté des « passeurs 71 », mais ils sont bel et bien présents et principaux facteurs de mise en tension, selon le processus que nous avons décrit à maintes reprises en nous appuyant sur notre modèle cognito-affectif. Paolo a cité la responsabilité qui incombe à l’uke, nous nous sommes efforcé d’en rendre l’importance dans nos métarécits et nous allons revenir plus en détails sur ceux qui assument cette responsabilité dans les pages qui vont suivre. Mais il y a aussi l’image de soi que l’on se doit de donner en tant que représentant d’une certaine hiérarchie, un devoir d’exemple. Jean-Michel a failli se blesser en voulant se montrer trop disponible après un trop long temps d’attente en seiza pour cela : « Il y avait une forte assistance, un peu de tension, parce que c’est un passage de grade élevé, donc ... Ça fait partie du jeu aussi. Quand on est cinquième dan, et qu’on ne bouge pas en seiza, on ne bouge pas, quoi. On y reste. Surtout si on est un peu sur la scène » (EE_ 8, Jean-Michel, p. 47). Poids de la responsabilité, devoir d’exemple mais également, Jean-Michel vient d’y faire allusion, présence ressentie du regard de l’autre, du regard des autres : sempai et kohai, acteurs et spectateurs.
Pour Jean-Paul, ce n’est pas quelque chose de vraiment trop prégnant mais il ne peut l’ignorer non plus : « Pas trop mais forcément, quand on se tourne on voit, on voit aussi, il y avait l’examinateur … Puisque d’un côté il y avait les dizaines de personnes qui regardaient et de l’autre, il y avait l’examinateur. On est au milieu. On ne peut pas faire abstraction complète. Forcément » (EE_ 9, Jean-Paul, p. 44). C’est à ce niveau que nous pouvons mesurer toute la pertinence de la stratégie déployée par Jean-François en tout début de passage. En parvenant à réduire dès le départ son écoute à la relation shite / uke-seme, il élimine une bonne fois pour toutes ce nouveau facteur de stress :« Pour moi, je ne les ai pas vus. Je ne voyais personne ! A part Sensei et les uke, j’étais dans la partie du dojo, complètement ... il n’y aurait pu avoir personne ... Je n’ai pas senti tout ça, je n’ai pas senti du tout le poids du regard » (EE_ 10, Jean-François, p. 78). Gilles aura lui plus de difficulté à faire abstraction de ce regard porté sur lui. Seule l’action elle-même, probablement parce qu’elle exige cette polarisation sur la relation entre partenaires qu’a accomplie Jean-François de prime abord, parvient à lui faire oublier ce regard : « J’ai remarqué que ... le fait qu’il y ait beaucoup de gens qui regardent, en fait ça me ... ça me met la pression, plus que je ne pensais. J’ai découvert que ça a joué plus que je le croyais. Juste au début ! Dans l’action, il n’y a plus personne qui ... bien que je suis sûr que ça ... ça amène une charge énorme. Mais je ne m’en préoccupais plus du tout pendant le passage » (EE_ 11, Gilles, p. 80). Cette situation d’examen que, somme toute, la grande majorité d’entre nous connaît bien mais qui prend une dimension singulière lorsque le corps est particulièrement sollicité dans la réalisation d’une gestuelle hautement complexe comme c’est le cas pendant un passage de grade du K.A.K.K.H.H., se différencie de la situation de pratique régulière de l’aikidô par d’autres caractéristiques. « C’est une situation qui peut être extrêmement stressante. Mais surtout, il y a double stress ; il y a le stress de l’examen et il y a le groupe qui est là, qui regarde, et il y a des enjeux quand même par rapport au groupe qui sont importants, surtout à des positions aussi élevées. Et puis il y a le stress de l’attaque, qui est rapide, qui est forte » (EE_ 12, Maître, p. 34). « Ce sont des attaques qui sont sévères et puis les attaquants sont des sérieux, quoi, ils ne font pas semblant. Ils appliquent à la lettre la règle de « j’attaque vraiment, j’attaque vraiment ». Donc, ça peut vite devenir dangereux, donc les angoisses sont fondées. Enfin, elles ne sont pas … Le détachement qu’il faut là, ce n’est pas une vue de l’esprit. Il faut vraiment un travail … » (EE_ 13, Maître, p.51).Et il est vrai que dans l’occurrence d’un examen de ce niveau, les attaques sont particulièrement puissantes et rapides. Cela constitue un des premiers devoirs de seme, comme l’exprime très bien Jean-Michel « En même temps, la nécessité d’être dans une attitude martiale, et d’attaquer vraiment, de ne pas être faux, ni dans les distances ni dans les timing ni dans les façons d’attaquer, que l’attaque soit vraiment quelque chose qui donne à faire » (EE_ 14, Jean-Michel, p.49). La pratique de l’aikidô ne peut se détacher de l’aspect martial au sens du bûdô. Rappelons que, dans les réponses à notre questionnaire, l’entrée correspondante a particulièrement retenu l’attention des pratiquants de 5ème et 6ème dan.
Jean-Michel parle alors de l’aikidô comme d’un « travail corporel et relationnel sans opposition ni violence en restant une discipline martiale (situations de combat) ». Ce travail permet de « se confronter à des situations « vitales » sans risques de blessures graves. Vérité martiale toujours recherchée pour se confronter à elle dans la pratique » (QR_ 2). Cette dimension est primordiale dans le travail demandé à seme car, sans elle, l’action que l’on attend de shite ne peut émerger. Le contexte de l’examen de passage de grade va spécialement accentuer ce caractère martial recherché. En effet, lorsqu’on est en situation de démontrer, on tend à rechercher pour que la démonstration soit la plus probante possible les paramètres les moins susceptibles d’être contestés, autrement dit les plus proches de la réalité. Le Maître ne manque pas de le souligner : « C’est dans ses situations-là qu’on peut montrer quelque chose de réel puisque l’efficacité, elle est proche de la réalité. Il faut être le plus proche possible de la réalité pour être efficace » (EE_ 15, Maître, p. 81). Patrick, en tant qu’impétrant renchérit : « Le but du jeu de l’uke, c’est aussi de jouer le rôle et de ne pas faire semblant, donc. C’est ce qu’on leur demande » (EE_ 16, Patrick, p. 30). Un autre aspect possible de la réalité peut aussi être exploré lorsque l’examen est très long et que la fatigue s’installe et se mêle au fait quelque peu déstabilisant d’ignorer toujours ce qui va suivre, ce qui va être demandé. Comme l’exprime Jean-François : « Oui. C’est long, et puis, tu ne sais pas du tout l’épreuve d’après quoi ! C’est épreuve sur épreuve, un peu les douze travaux d’Astérix, tu vois ! Ça fait un peu cet effet là, et là, je ne sais pas ce qu’il y avait à la suite » (EE_ 17, Jean-François, p. 75). La maîtrise de ce double facteur de temps et de niveau d’incertitude constitue un outil pour l’examinateur. Il l’utilisera de manière très marquée pour le passage de Patrick, Gilles, Jean-François et Guillaume.
Le contexte de l’examen est donc sur bien des points différent de la situation de cours. Mais, et ce fait est particulièrement relevé par Jean-Paul, cette différence se situe plutôt sur le plan d’une mise en relief d’éléments présents d’ordinaire, ainsi que d’attitudes résultant de la conscience de l’importance de l’événement, de ces enjeux : « Je pense qu’on était dans le contexte d’examen. Donc, l’enjeu est un peu différent du travail ordinaire. En même temps on retrouve les mêmes choses dans ce contexte-là que dans le travail ordinaire […] Dans un travail ordinaire, on peut se permettre de relâcher un moment, je ne sais pas, de lancer une blague ou de rigoler. Là, non parce qu’on est quand même dans quelque chose qui … Démontrer. Démontrer et donc, on est dans un travail » (EE_ 18, Jean-Paul, p. 45). Nous avons déjà souvent utilisé le mot travail pour désigner ordinairement la pratique des pratiquants du K.A.K.K.H.H.. Il revient beaucoup dans le champ lexical qu’ils partagent avec leur enseignant. Ce n’est pas un simple us de langage, il est chargé de sens, notamment le sens que lui confèrent les réponses au questionnaire : idée de recherche personnelle, d’individuation et de socialisation imbriquées au prix d’une pratique assidue se comptant en décennies. Ce travail garde toujours ces mêmes orientations, que l’on soit en cours ou dans un contexte de passage de grade. Il exige nous dit-on : « Respect, lâcher prise sur la volonté d’agir sur l’autre, agir en soi d’abord pour avoir un résultat avec l’autre » (QR_ 3). Ce qui n’est pas vraiment facile à concilier avec une situation d’examen où on est appelé à démontrer, alors que peut-être relativement moins ardu à atteindre en absence d’enjeux fortement identifiés. Cette difficulté supplémentaire due au contexte n’a pas échappé à Pascal : « Il est évident que la relation qu’on peut avoir lorsqu’on travaille ensemble, tranquillement j’allais dire, et la relation qu’on peut avoir lorsqu’il y a un passage de grade, est obligatoirement coloriée de façon complètement différente » (EE_ 19, Pascal, p. 51). Un autre point important qui vient se surajouter à ceux que nous avons déjà mis en évidence, et que nous avions d’ailleurs abordé dans les chapitres précédents, nous paraît maintenant corroboré lui aussi par le témoignage de Jean-François.
Nous parlions du passage de grade comme de l’opportunité d’un glissement de l’itératif au narratif. « Il faut sortir quelque chose de nouveau, quelque chose que tu n’as jamais travaillé et qu’il faut qui sorte là, tu as je ne sais combien de personnes qui te regardent, tu as Sensei qui est là qui te regarde, il faut que tu sortes le truc, tu vois. Il ne faut pas que tu aies l’air d’un nase ! C’est un peu tout ça qui se passe à ce moment-là, c’est l’écart qui est entre tout ce que tu as travaillé, tout ce que tu sais, tout ce qu’on te demande… » (EE_ 20, Jean-François, p. 32). L’émergence possible d’un apprentissage nouveau ici et maintenant que nous avions avancée à titre herméneutique pour argumenter le choix du cadre du passage de grade en tant qu’objet de notre recherche portant sur la pratique de l’aikidô est confirmée par les dires d’un impétrant, tout d’abord, de l’examinateur ensuite : « Pour Jean-François, j’ai trouvé qu’à ce moment-là, il s’était dépassé. J’ai le souvenir qu’il s’est dépassé. Il a fait mieux que ce que j’attendais à ce moment-là. […] Il a donné quelque chose qu’il ne savait pas faire juste avant » (EE_ 21, Maître, p. 46). Bien sûr ce bond en avant, pour reprendre la terminologie que nous avions employée n’apparaît pas sous cette forme « idéale » à tout coup. Il est du ressort de celui qui dirige l’examen de gérer la transition entre répétition du connu et création inédite pour ne pas griller les étapes, en sauvegardant des repères. C’est ce qui s’est produit en début de passage de Catherine : « J’ai imposé des techniques au départ pour que le cadre soit ferme, et qu’elle puisse s’appuyer, et je pense que ça a bien marché » (EE_ 22, Maître, p. 4). Enfin, à la lueur de ce que nous venons d’énumérer, nous sommes à même de considérer sous un jour nouveau une réflexion de Pascal à propos des uke :« Il y a toujours quelque chose qui me sidère dans les passages de grade, c’est la capacité à potentialiser de l’énergie, d’un côté comme de l’autre ! Ça peut se comprendre pour celui qui passe un grade, c’est logique, c’est toujours des expériences excessivement importantes, par contre, c’est toujours impressionnant aussi de la part des uke, qui, a priori, n’ont pas grand chose à voir, a priori, dans cette histoire-là » (EE_ 23, Pascal, p. 70). Si cette dynamique d’investissement colossale peut effectivement questionner, nous avons déjà vu que plusieurs éléments peuvent la justifier et tout particulièrement le sentiment de responsabilité du « passeur » qui participe pour partie à l’aura d’affects qui nimbe le passage.
Le stress des uns et des autres, les conditions de l’examen plus « proches » de la réalité que pendant les cours, les enjeux particuliers, la relation à l’autre qui s’en ressent, les apprentissages émergents dans l’ici et le maintenant, forment un premier système interactif dans lequel va prendre place la technique d’aikidô. Ce premier « espace-temps » d’accueil, celui du contexte propre à la situation d’examen, va bien évidemment donner à la technique une signification particulière.
L’utilisation du terme renvoie naturellement à l’approche que fait Martin de la Soudière de ceux qui favorisent, président ou aidentau passage. Nous nous y sommes référé dans notre première partie au chapitre 1.3.1. « Le paradigme du passage et l’examen de passage de grade. »