5.1.2. L’aspect directement lié à la dimension rituelle de la technique d’ aikidô

Un autre aspect signifiant que la technique d’aikidô peut revêtir pour l’aikidoka est bien entendu à rechercher dans l’aspect directement lié à la dimension rituelledont nous avons déjà beaucoup parlée, d’abord en l’extrapolant puis en l’argumentant, et qu’il convient maintenant de valider définitivement en faisant appel aux données issues de notre enquête. Le point délicat en la matière est que le rituel fait tellement corps avec la pratique que l’aikidoka en parle relativement peu en détail, se cantonnant le plus souvent à le nommer en référence. Ainsi, dans les réponses apportées au questionnaire, on peut trouver des phrases de ce type : « Respecter l’étiquette et le rituel pour éviter de « sortir du cadre » » (QR_ 4). Pour un pratiquant, c’est suffisant pour décrire tout l’effet « cadre » présent dans la ritualité de l’aikidô du K.A.K.K.H.H. Néanmoins, quelques apports sont beaucoup plus explicites. Pour commencer, il nous a paru intéressant de resituer le rituel, comme nous l’avions fait dans notre première partie, dans la structure immuable qu’en donne Van Gennep et qui sera reprise par Turner : séparation, marge, agrégation. Autrement dit coupure avec le monde extérieur, période possédant son espace-temps particulier, puis retour dans l’espace et le temps séculiers. Dans le chapitre précédent, Jean-François décrivait très bien la coupure qu’il avait établie d’avec ce qui l’entourait, établissant ainsi la phase de séparation. La notion d’espace-temps particulier a déjà été abordée et le sera encore dans les chapitres qui suivront mais nous voudrions présenter un passage de l’entretien que nous accordé le même Jean-François qui illustre de manière parlante l’idée de retour au monde contenue dans la structure du rituel : « Un peu en dehors du monde, il y a comme un effort de concentration qui a duré deux heures, et une tension qui vous descend d’un coup, donc, comme des paliers à passer. Il y a, sortir du dojo, passer dans le couloir, aller dans le vestiaire, et rentrer dans le vestiaire, c’est une épreuve, enfin, pour moi, c’était une épreuve à ce moment là, rien que d’en parler, ça m’émeut encore parce que c’est un moment de retour à la réalité, au contact, alors que j’avais fait tout un voyage vers l’isolement intérieur, et vers ... et ce n’était pas facile pour moi à ce moment là ... même pour recevoir, plutôt des félicitations, parce qu’à ce moment là, les gens sont bienveillants ... mais le retour, c’est un moment très fort, émotionnellement, intérieurement.. J’ai vécu ça au deuxième dan, au troisième dan, au quatrième dan, moins au troisième dan, mais au quatrième dan, au deuxième, au cinquième dan, j’ai vraiment vécu ça, comme après, quelque chose qui dure, qui dure longtemps, et je suis encore dans cette émotion là, il y a un mois, un peu plus d’un mois ... cinq, six semaines, je ne sais plus ... et je ne suis pas encore ... je sens que j’ai des émotions, là, quand j’en parle, je le sens, elles sont là ! Ce que je vis au quotidien ... Il y a une émotion que je vis au quotidien dont je ne me suis pas débarrassé de ces moments-là, c’est quelque chose qui a une forte prégnance, vraiment une forte.. quelque chose d’imprimé de l’ordre de l’émotion, et de l’ordre ... Il y a deux choses en fait, j’étais très content d’avoir montré ce que je savais, ce que je ne savais pas, je me suis trouvé super conforme à ce que j’étais ... et ça, c’était très satisfaisant pour moi, et après, il fallait retourner dans la réalité ... ça, c’est un peu plus ... Moi, j’ai du mal à ... J’ai besoin de temps, j’ai besoin qu’on me laisse tranquille un moment ... ça me heurte, ça me touche, ça me ... Je suis un peu hyper sensible à ce moment là, oui, je peux dire ça ... Mais bon, je suis très heureux, et en même temps très ... Oui. Ça fragilise d’une certaine façon, je me sentais fragilisé, contrairement au quatrième dan où j’étais ... Je me sentais, mais, super fort, au cinquième dan, je me sentais ... comment ? Moi ! Vraiment moi, bien dans moi, et avec ma sensibilité qui est par moment un peu exacerbée et qui fait que j’ai du mal à me plonger comme ça dans le ... J’ai besoin de temps » (EE_ 24, Jean-François, p. 79). Evidemment, cette structure en trois temps, préliminaire, liminaire et postliminaire n’est pas aussi marquée dans le discours des autres impétrants. Des quatre, seul Jean-François la verbalise de manière aussi précise et aussi conforme au modèle ethnologique du rituel. Nous la devinons pourtant quelquefois au détour d’autres témoignages. Mais le cadre rituel propose plusieurs entrées possibles, nous l’avions vu également au début de cette thèse.

En nous référant à Marion Péruchon, nous avions abordé la théorie psychanalytique qui relevait la structure psychosomatique du rituel construite autour d’une triangulation corps / esprit / symbole. Cette théorie éclaire particulièrement une réponse à notre questionnaire qui voit dans l’aikidô : « Une mise en scène symbolique qui englobe et prend en compte toute la diversité des expressions (physique, mentale, émotionnelle, sensorielle) de chacun » (QR_ 5). Nous avions avancé que la mise en scène du « combat » entre shite et uke pouvait s’interpréter comme la « lutte » entre Eros et Thanatos, pulsion de Vie contre pulsion de mort, puisque, dans les deux cas, il était impératif qu’aucun des deux ne soit détruit mais que la face destructrice du second soit transformée de belle façon par le premier. Nous avions insisté sur le fait que le rituel pouvait être constructeur ou au contraire mortifère selon que sa répétition laissait ou non une place à l’expression, à une part d’inédit. Là encore cette approche apporte un éclairage intéressant sur certains contenus de notre corpus : « C’est aussi répéter inlassablement les mêmes gestes dans des conditions chaque fois différentes » (QR_ 6), « L'aikidô a ce « plus » à mon sens, que c'est l'expression de soi, par le geste sans cesse renouvelé, revisité dans la rencontre avec l'autre (uke) qui constitue le cœur même de la pratique » (QR_ 7), « Que le geste devienne un geste neuf pour l’autre, bien qu’on l’ait répété des centaines de fois avant, ce qui se passe réellement, tu le sais, quand on est sincère avec soi-même » (EE_ 25, Gilles, p. 76). Nous avions évoqué l’effet « catharsis » qui, s’appuyant sur une forme de régression chronologique de la psyché sous l’action de la prise en charge corporelle dont pouvait bénéficier le pratiquant tenant le rôle d’uke, permettait de réactiver des problématiques enfouies et de les traiter. Certaines données recueillies se situent visiblement dans cet espace de compréhension : « Meilleure gestion de micro-dépressions sur le tatami » (QR_ 8) dit une pratiquante en répondant à une question portant sur l’évolution de ses perceptions, de ses attitudes et de ses comportements au fur et à mesure de sa pratique. Il est question ailleurs de « L'action directe sur le corps qui draine les énergies » (QR_ 9). L’aspect thérapeutique potentiel de cette catharsis est évoqué encore à au moins deux reprises assez explicites : « Pour moi une des spécificités de ce qu’on pratique ou du moins de la façon dont on pratique, c’est que l’on arrive à remettre en question l’apparente irréversibilité de certaines pathologies ou de certains blocages (de tout ordre : physiques, psychologiques, modes de fonctionnement particuliers …) » (QR_ 10) et, dans un autre témoignage : « Moins fatiguée, déblocage de zones qui semblent verrouillées et qui me consomment une énergie importante » (QR_ 11). Mais l’entrée psychanalytique n’est pas la seule que l’on puisse convoquer pour la seconde fois. L’entrée éthologique que nous avions également retenue initialement en nous référant à Conrad Lorenz nous permet de mettre à nouveau en exergue quelques liens entre notre construction théorique et la parole des aikidoka.

Nous n’allons pas énumérer sous forme de « micro-citations » toutes les occurrences où les pratiquants répondent politesse et courtoisie lorsqu’on les interroge sur les règles ou les caractéristiques de leur art. Ce point rejoint parfaitement les travaux de Lorenz sur l’agressivité. Rites de politesse pour apaiser la pulsion agressive, rites de simulacre de combat pour la canaliser, sont en effet les deux principaux moyens à notre disposition pour nous préserver de la violence. Or, sous quelle forme se présente la pratique de l’aikidô ? : « La codification de l’affrontement, le schéma de la résolution du conflit » (QR_ 12), autrement dit le rituel de combat qui se substitue au combat réel et à ses conséquences funestes. La gestion de l’agressivité constitue une préoccupation essentielle pour les aikidoka et un élément constitutif de leur travail, au sens où nous avons défini ce dernier : « Développement d’une autre perception des conflits ; une occasion de rencontre qui nous met en face de notre propre agressivité ; maîtrise de la peur par reprise du centre de soi et de la relation » (QR_ 13). Le rituel de combat amène un apaisement certain, également souvent évoqué dans les réponses au questionnaire : « La pratique martiale qui permet de vivre et de laisser sortir petit à petit la pulsion agressive. Lever les inhibitions sur ce sujet est une grande libération qu’amène la pratique » (QR_ 14). La troisième entrée envisageait plutôt le rituel sous l’angle ethnologique. Nous y reviendrons spécialement un peu plus avant dans notre analyse. Auparavant, il nous paraît pertinent de développer un autre aspect primordial de la technique que nous avons abordé dans ce chapitre comme une caractéristique du rituel mais qui mérite dans notre contexte spécifique un chapitre en son entier : ce que Marion Péruchon nomme l’alliance psychosomatique.