Le corps est au centre de la pratique de l’aikidô, c’est par son truchement que la technique naît formellement. C’est à la fois une matrice et son unique et irremplaçable outil d’expression. Le soigner, l’entretenir, le connaître, le rendre opérationnel, l’éduquer même dirons-nous, sont pour le pratiquant des préoccupations quotidiennes, d’autant plus qu’il est perçu comme la clef d’un certain bien-être, d’un plaisir existentiel : « Etre bien dans son corps. Se sentir vivre » (QR_ 15), « Avoir une bonne perception de son corps et pouvoir agir et vivre avec joie » (QR_ 16), « Bien être dans sa corporalité et ses relations sociales et affectives » (QR_ 17), « Avoir un corps qui fonctionne et qui soit un support adapté à nos activités. Un esprit libre » (QR_ 18). Les deux dernières citations amorcent la réflexion à propos du lien qui rattache pour les aikidoka la corporalité à l’affect et à la pensée. Nous allons en explorer quelques facettes. Si nous cherchons à visualiser ce lien, à le rendre apparent et observable, la toute première cible vers laquelle nous dirigerons nos regards, imitant en cela l’examinateur lors des passages de grade que nous avons relatés, sera l’aspect global du corps, autrement dit la posture. Lorsqu’un pratiquant répond à une question concernant les bénéfices éventuels qu’il a retirés de son travail sur le tatami : « Modification de ma posture » (QR_ 19), c’est pour lui bien autre chose qu’un détail anecdotique. La posture est perçue dans l’enseignement de l’aikidô du K.A.K.K.H.H. comme l’expression directe de l’interaction entre le corps et l’esprit, sachant qu’intervenir sur l’un implique inévitablement l’apparition d’un effet sur l’autre. En conséquence, un changement de posture traduit le résultat d’un travail effectué. Ce peut être même tout l’enjeu du passage de grade comme cela a été le cas pour Catherine, de l’avis du Maître : « Oui, chez elle, enfin, chez elle comme chez tous, il y a quelque chose qui est primordial, la stabilité mentale, c’est quelque chose qui s’exprime dans la posture, si on a une posture qui est ondulante, avec un axe vertical médian qui a tendance à osciller, si le pratiquant s’appuie sur une jambe, sur l’autre, s’il piétine, etc., on sait qu’il y a une agitation mentale, et donc, ce que je regarde au départ, c’est qu’elle est stable, elle a une bonne posture, et elle la tient relativement bien, elle est relativement autocentrée, ce qui est difficile quand on est mis à l’épreuve, quand on est attaqué, on est souvent décentré, on a tendance à courir un peu à gauche, à droite. Elle est stable, elle est bien placée dans l’espace, elle contrôle le centre de l’espace, donc interactionnelle, et puis elle est bien centrée, elle est sur elle » (EE_ 26, Maître, p. 4). Le corps constitue en quelque sorte le miroir de l’esprit mais cela va encore plus loin en admettant, comme le font les aikidoka, que la réciproque soit vraie et que les changements corporels initiés par des exercices ou des mises en situations particulières puissent intervenir incontinent sur le psychisme.

Un corollaire à cette lecture de l’interaction entre corporalité et pensée implique l’intérêt d’une étude poussée orientée en direction de la fonctionnalité du corps en fonction de cette hypothèse : « Mieux connaître mon corps et être plus attentif à ses réactions. Tendre à utiliser mon corps dans le sens de la détente (relâcher) plutôt que de la tension » (QR_ 20), « Le travail sur et dans le sens du corps, des articulations et des chaînes musculaires » (QR_ 21). Des résultats en termes de ressentis accrus des messages en provenance de la chair pour une meilleure opérationnalité de l’organisme sont attestés : « Meilleure perception du corps en mouvement, notamment dans la chute » (QR_ 22), « Affinement des perceptions » (QR_ 23), « Développement d’une grande perception physique et sensorielle » (QR_ 24). Cet espace élargi de perception va pouvoir donner naissance, et c’est du moins de cette manière que le conçoivent les aikidoka, à une certaine autonomie dans l’action de la structure corporelle vis-à-vis de la structure mentale : « Précision du geste, énergie adaptée à la réponse technique et prise de décision au niveau corporel » (QR_ 25). Rappelons que, suivant en cela les théories de Damasio, nous avions admis cette dernière possibilité et nous l’avons développée dans notre deuxième partie traitant du rôle de l’affect dans les apprentissages. Ces décisions du corps qui commandent l’action font dire à Catherine : « Oui, la technique apparaît » (EE_ 27, Catherine, p. 7) comme si celle-ci naissait de manière complètement indépendante d’elle. En réalité, notre modèle nous autorise à penser que seul est activé pleinement le circuit « émotionnel » de commande de l’action et que le circuit « intellect » reste plus ou moins vacant après avoir donné l’impulsion de départ. C’est ce que décrit également Guillaume : « Je prends mon jo, je commence et je ne savais toujours pas ce que j’allais faire, je me souviens bien, et puis j’ai démarré et c’est vrai que là c’est sorti comme au boken, j’ai pris mon jo non pas comme on fait d’habitude, une garde devant, je l’ai gardé sous le bras et je suis parti … […] J’ai voulu partir comme ça et puis après, je me suis retrouvé à faire des mouvements … Après coup, j’ai réalisé parce qu’il fallait expliquer aux gens. J’ai essayé de prendre après coup ce que je venais de faire pour le refaire. […] J’ai cherché à construire mais je n’ai pas réussi. C’est vraiment au moment de faire, je ne savais pas encore ce que j’allais faire » (EE_ 28, Guillaume, p.33). Mais si la technique n’obéit pas directement à la pensée, sur quelles bases les décisions sont-elles prises par le corps ?

Nous y avons déjà répondu : par le réseau complexe d’informations transmises par le canal émotionnel et ces informations ne concernent pas seulement le propre corps du pratiquant mais aussi celui de son ou de ses partenaires. Cela implique que l’aikidoka, pour progresser dans son art va devoir cultiver sa capacité à ressentir ces messages en provenance de l’autre via sa structure corporelle. Les témoignages en ce sens sont nombreux : « Meilleurs contacts, recherche plus riche » (QR_ 26), « Perception de mes résistances corporelles dans la relation à l’autre, dont je n’avais pas conscience. Essai de rencontre avec l’autre, et de prise de conscience du « lien » : il m’arrive encore trop rarement de le sentir, mais je progresse » (QR_ 27), « L'apprentissage du geste le plus juste et le plus souple dans la situation d'interaction avec le partenaire, avec toutes les perceptions, les informations, les ressentis que cette situation entraîne et conséquemment le regard plus affiné qu'elle permet de poser sur soi-même » (QR_ 28), « Plaisir de la complexité gestuelle et de la finesse relationnelle » (QR_ 29). Et si cette capacité est fondamentale pour tout pratiquant, elle l’est d’autant plus pour ceux qui ont des responsabilités d’enseignant qui exigent d’eux-mêmes une perception plus fine encore de ce qui se joue entre leurs différents élèves et en eux. « Le champ des perceptions s’est élargi de par la fonction d’enseignant qui en est largement le support » (QR_ 30), « L’aikidô n’est pas seulement une technique. Par ce moyen, il nous est possible de percevoir les émotions qui traversent le corps du partenaire. Travailler dans l’esprit de compréhension me permet de percevoir (au moins un peu) ces choses-là et de trouver les mots et les actes qui provoquent le changement dans les élèves » (QR_ 31). Le lien que nous cherchions à souligner entre le corporel et l’affect nous semble largement mis en évidence mais qu’en est-il de celui qui les relie à l’intellect, jusque là un peu dédaigné ?

Tout d’abord, la décision de pratiquer semble constituer, pour la majorité des aikidoka dont nous avons recueilli les témoignages, la conséquence d’une recherche personnelle, donc d’un acte de pensée : « Cette recherche concerne une quête identitaire et ce qui touche la relation corps/esprit. Il y a donc un aspect très personnel et un autre que je dirais plus intellectuel » (QR_ 32). Tout ce qui va motiver la pratique est, tout au moins au départ, un pur produit de la cognition, même si c’est la globalité de l’être qui est recherchée : « Je suis attiré par une certaine globalité dans l’approche de la connaissance de l’être humain, c’est pourquoi l’aikidô, où le corps compte tant, mais aussi le mental, mais aussi la spiritualité, m’attire » (QR_ 33), « La pratique de l’aikidô permet de réintégrer le corps dans la dyade corps-esprit qui dans notre société tend uniquement vers l’esprit » (QR_ 34). C’est également au niveau de la pensée que se prend la décision d’entraîner, de préparer le corps au travail qui l’attend. C’est le mental qui insiste pour persévérer dans ce travail lorsque le corps comme l’esprit sont fatigués : « Lutter contre l’inertie tant corporelle que psychique » (QR_ 35), et c’est lui qui reçoit les consignes. C’est encore lui qui mémorise la technique avant que le corps prenne le relais. C’est enfin lui qui s’interroge sur le sens à donner à tout cela. Il est toujours avant et après l’action. Intellect, affect et physique interviennent tous trois chacun à leur niveau, c’est peut-être d’ailleurs la grande particularité de l’aikidô : « Vaste question. Peut-être de travailler sur différents niveaux : au niveau corporel, au niveau psychique et au niveau énergétique. Les différentes pratiques que j’ai pu approcher jusqu’à maintenant, me semblent aborder qu’un seul de ces points, deux au maximum » (QR_ 36). « Il ne me semble pas impossible de trouver une discipline où l’on trouve des perspectives dans autant de domaines tels que développement physique, psychique, émotions, intuition,…, mais cela me paraît difficile » (QR_ 37). Mais c’est souvent en termes de résultats obtenus que cette triple alliance, à laquelle se rattachent différentes composantes : énergétique, relationnelle, perceptive, apparaît dans les discours, au demeurant parfois très élaborés : « Après plusieurs années de pratique, les changements sont visibles, tant au niveau corporel qu’au niveau énergétique, psychique, relationnel » (QR_ 38). « La résistance à l’effort, à la fatigue, la souplesse, le fait d’être moins ou plus du tout sujet à certains problèmes physiques ou psychiques chroniques » (QR_ 39).  « Avoir une approche moins strictement « mentale » (analytique) des faits et situations que je vis. Sentir une meilleure « mobilité » de perception et appréhension des choses » (QR_ 40). « Arrêter de « vivre dans le phantasme ». Habiter son corps » (QR_ 41). « Au début, je travaillais beaucoup mon corps ; je n’étais pas bête mais je n’y pensais pas. Ensuite mon esprit s’est mis à vagabonder. Conscientiser mes réflexions dans ma gestuelle, c’est ce que j’essaie de faire à chaque cours » (QR_ 42). « En pratiquant notre corps au travers des techniques, nous faisons le lien entre notre forme et notre fond, entre notre structure physique et notre mental, notre pensée se reconnaît comme à la croisée de tout cela et notre intellect peut alors la formuler précisément ». « La pratique d'aiki, engageant la totalité corps/esprit, permet une expression authentique de soi » (QR_ 43). Cette dimension de la technique d’aikidô, que nous avons reliée à l’alliance psychosomatique particulièrement présente dans le rituel, ainsi que l’a souligné Marion Péruchon, ne doit pas nous faire oublier que nous nous étions promis de revenir à la troisième entrée par laquelle nous avions envisagé le rituel, l’angle ethnologique, qui nous avait renvoyé curieusement à un modèle psychologique commun au groupe et à l’individu.