5.1.4. L’aspect différenciateur de la technique d’ aikidô

A la suite de Turner, nous avons assimilé le groupe de pratiquants à une communitas. Là encore, les éléments qui viennent à l’appui de ce rapprochement sont diffus mais suffisamment présents dans les dires des pratiquants pour maintenir la correspondance. Ce qui mérite davantage que nous nous y attardions se situe plus, à notre sens au niveau du parallèle que nous avions établi alors avec la structure de l’individu et de son équivalent groupal telle que la théorisait José Bleger. Nous postulions que le rituel permettait l’avènement d’une communitas qui agissait comme un renforcement culturel d’un processus constitutif de l’humain, processus représentant un premier étayage dans une construction collective sui generis d’être sociaux et individués. Mais il nous semble que ce processus que le rituel vient renforcer, au-delà de son implication dans le rite, représente lui aussi un aspect à part entière des significations que l’aikidoka est susceptible de percevoir dans la technique qu’il étudie et demande donc également à ce titre d’apparaître parmi les différents aspects particuliers que revêt celle-ci. Rappelons le schéma qui résume la théorie de Bleger. Il s’applique de manière identique à la construction de l’individu et à celle du groupe. Au centre, le « noyau » syncrétique où rien n’est différencié, entouré d’une première couronne où se jouent les mécanismes de projection et d’introjection. La deuxième couronne qui vient cercler le tout représente les véritables relations interpersonnelles. Cette image s’entend à la fois comme construction historique, du centre à la périphérie, et comme structure dynamique homéostatique fonctionnelle au quotidien. La question de la connaissance de soi et de l’individuation est, nous l’avons vu, et qui plus est de manière quasi unanime, centrale chez les aikidoka.« Le premier but était la circulation de l'énergie dans le corps par le mouvement. C'est devenu une quête de soi, une recherche d'identité » (QR_ 44). Nous aurions pu avoir recours à bien d’autres citations extraites des réponses au questionnaire pour illustrer l’idée. Le rapport entre le groupe et l’individu est également au premier plan d’une forme d’analyse de la pratique : « La pratique de l’aikidô n’est pas une pratique solitaire… Elle favorise donc un équilibre entre l’individu et le groupe » (QR_ 45). Une tension entre le fusionnel, faire partie du groupe, se définir en tant qu’un de ses éléments, et le différencié, être un individu à part, unique, semble résider au cœur du problème dès lors que l’on s’interroge sur ce rapport. Les aikidoka connaissent visiblement ce type d’interrogation et paraissent trouver dans leur art une voie vers sa résolution : « Le besoin de plaire et d’harmonie m’oblige souvent à m’effacer vis-à-vis du groupe. Cela se traduisait par un excès d’exubérance (c’est un paradoxe). Je pense avoir trouvé plus de tranquillité, ce qui me permet de mieux gérer la relation avec les autres » (QR_ 46). A ce besoin d’avoir en soi une partie indifférenciée et conjointement une individualité unique, la théorie de Bleger apporte une réponse plausible qui permet d’éclairer d’autres réflexions de pratiquants : « Reconnaître le groupe et ses contours, c’est aussi, en se plaçant à l’intérieur une façon de se reconnaître différent des autres membres du groupe et donc de préciser les contours et limites de nous-mêmes » (QR_ 47). Du point de vue « existentiel » du pratiquant, c’est en effet en termes de limites que se pose concrètement la question. Qu’est-ce qui est moi, qu’est-ce qui est l’autre ?

Dans l’examen de passage de grade de Patrick, Gilles, Jean-François et Guillaume, un moment très particulier, le début de l’épreuve de kaishi waza, est analysé par l’examinateur en se référant à cette problématique : « Un moment plus noué. Où les personnalités sont moins détachées les unes des autres, moins visibles, où il y a une sorte d’intrication qui pourrait avoir lieu et qui ne permet pas de voir de belles techniques, qui ne permet pas de voir de beaux gestes mais ça s’est corrigé après. Ça a évolué, après il y a eu de beaux gestes, il y a eu au contraire un repositionnement des individus les uns par rapport aux autres. C’est vrai que ce fonctionnement de kaishi en groupe avec une sorte de « tour », d’alternance, c’est un fonctionnement qui crée des implications personnelles, pas uniquement envers un individu avec lequel on travaille mais envers le groupe. Il y a un inconscient groupal qui est très fort et la tendance au début, c’est vraiment l’intrication. Alors bon, entre l’intrication et puis le désengagement, il y a un équilibre à trouver. Mais ils y sont parvenus. Il y a eu des moments où il y a eu de beaux gestes » (EE_ 29, Maître, p. 68). Cette « lutte » entre relation syncrétique au niveau du groupe et relation interpersonnelle n’est pas sans rappeler dans son principe celle de Thanatos avec Eros que nous avons évoquée à deux reprises et que nous avions comparé métaphoriquement au « combat » ritualisé entre seme/uke et shite. Là encore, l’un doit servir l’autre mais la co-existence et la co-action des deux sont indispensables au processus. Mais, de même que, dans le cas où la pulsion de mort prenait le dessus dans le rituel, celui-ci devenait mortifère, si l’aspect syncrétique déborde de son rôle d’étayage pour dominer la relation, le rapport à l’autre devient aliénant. Chaque instance est nécessaire mais se doit d’occuper la place qui lui revient et uniquement celle-ci. Pour cela, chaque chose doit être repérée et définie et en tout premier lieu ce qui est moi et ce qui est l’autre, même, et c’est bien là la difficulté, si moi c’est construit à partir d’une indifférenciation avec l’autre : « La pratique nécessite d’intégrer l’autre, sans destruction de soi, elle permet donc de définir ces deux entités et de créer un équilibre entre les deux sans lequel la technique n’est pas faisable » (QR_ 48). Cette exigence de séparation par la définition des limites de chacun nous amène à mieux comprendre le témoignage de Paolo à propos de la manière dont il s’est acquitté de sa fonction d’uke dans le passage de grade de ses quatre kohai.

Lors d’un travail avec Jean-François, le shihan italien évoque la relation qu’il a eue avec lui et ne peut s’empêcher de se montrer a posteriori très critique avec lui-même, peu satisfait de sa prestation : « D’un point de vue mental, j’ai été trop présent dans l’action, trop présent d’un point de vue relationnel […] J’avais l’impression d’être là pour donner quelque chose et ne pas comprendre ce que j’avais à donner. Effectivement, c’est trop relationnel, la chose. Je ne suis pas arrivé à libérer d’un point de vue mental et donner quelque chose sur la sensation. […] Maintenant, je pense que là, je suis trop relationnel, dans la relation. Evidemment la façon dont on attaque, l’attaque, il n’y a pas plusieurs choses à penser. Mais là, pour faire, je pensais : maintenant, on va lui montrer quelque chose et j’ai été très attentif. Trop attentif et je ne sais pas si ça, il l’a … » (EE_ 30, Paolo, p. 62). Il peut sembler étrange de se reprocher d’avoir été trop dans l’action, trop dans la relation, trop attentif à l’autre, toutes choses que l’on assimilerait plutôt à des qualités précieuses. Mais le problème résidait précisément pour Paolo dans le trop. Trop dans l’autre et, par conséquent, pas suffisamment en soi, à sa place. La technique d’aikidô appelle à une séparation marquée entre les partenaires ; quand cette dernière, pour une raison ou pour une autre, n’est pas suffisamment établie, la technique ne peut porter pleinement l’expression de l’action. Cette mésaventure peut encore advenir à des aikidoka de très haut niveau, c’est le cas ici, l’important réside dans le fait que celui qui rencontre, à des degrés divers, de manière plus ou moins fréquente, ce type de problème, puisse l’identifier et s’efforcer de le traiter par une pratique assidue en toute conscience de cause. Diverses réponses au questionnaire font état de cette conscience et du travail qui l’accompagne : « La pratique m'a aidé à être moins dans la projection (au sens psychologique du terme) et mieux faire la part de ce qui m'est propre et ce qui ne m'appartient pas dans la relation » (QR_ 49), « Je me sens pouvoir aller plus facilement vers les personnes différentes de moi et y trouver un enrichissement alors que j'avais tendance à n'être qu'avec des gens qui me ressemblaient, voire même rechercher des relations fusionnelles » (QR_ 50), « La nécessité d’être centré sur soi pour percevoir l’autre. L’obligation de faire une distinction entre ses émotions et celles de l’autre, entre ses tensions et celles de l’autre. Ce processus de défusionnalisation, d’individuation est synonyme d’affirmation de soi » (QR_ 51), ou encore, en annonçant le chapitre suivant : « Être plus conscient de ce « jeu d'alternance » entre être centré sur soi et centré sur l'autre » (QR_ 52). Car si la technique d’aikidô requiert, et donc développe, la capacité à se séparer de l’autre, elle exige en complémentarité de nouer un lien avec lui, d’autant plus fort que la séparation a été plus distincte.