5.2.2. La relation d’ aikidô vue sous l’angle de la filiation

La technique d’aikidô, en tant qu’objet signifiant, est bien évidemment chargée d’historicité, nous en avons retracé les grandes lignes dans notre première partie : « L'aikidô n'est pas seulement une pratique corporelle, c'est une voie liée à un enseignement traditionnel - étranger puisque japonais  » (QR_ 63). Corollairement, c’est une « Ouverture sur une culture autre » (QR_ 64). Elle constitue par conséquent le résultat en cours d’un processus d’acculturation, donc d’une transmission d’un tissu complexe de savoir-faire et de significations pragmatiques et symboliques. Le vecteur premier de cette transmission est évidemment l’enseignant qui devient ainsi sur le plan culturel, mentor et révélateur. La relation qui va unir cet initiateur à celui qui va être initié, c’est tout particulièrement à propos des questions portant sur l’affirmation de soi que permettait éventuellement de développer la pratique de l’aikidô, que les personnes qui ont répondu à notre questionnaire l’ont évoquée : « Ce que m’apporte l’aikidō dans ce registre : je ne sais pas si c’est l’aikidô qui me l’apporte ou bien si c’est mon enseignant : il s’agit de la confiance que l’on me fait » (QR_ 65). Cetteconfianceressentietransparaît tout au long des entretiens que nous avons effectués dans le cadre de la construction des métarécits. Lorsque nous demandions aux pratiquantssi seule l’aikidô était en mesure de permettre une affirmation de soi comparable à celle qu’il pouvait ressentir, il nous a été notamment répondu : «  Non, mais il en été le déclencheur. Bien d’autres moyens permettraient de le développer ; simplement c’est celui ci qui est arrivé au bon moment au bon endroit avec la bonne personne. Ce n’est pas l’aikidô en lui-même qui développe ce sentiment d’affirmation de soi, mais la personne qui l’enseigne » (QR_ 66), ou bien encore : «  Toute pratique ou art en tant que tel est susceptible de développer ce sentiment. Il est clairement lié au questionnement, à la remise en question et aussi à la mise en situation. L’aikidō apporte ses techniques, son cadre rituel (qui n’est pas censé convenir à tout le monde) et surtout, sous-tend la relation de Maître à élève qui est un des vecteurs les plus puissants vers la connaissance de soi. Mais sous tous ces aspects, il n’est bien entendu pas le seul art possible » (QR_ 67). Dans une autre partie du questionnaire, une réponse va également dans le même sens : « Je suis attiré par une certaine globalité dans l’approche de la connaissance de l’être humain, c’est pourquoi l’aikidô, où le corps compte tant, mais aussi le mental, mais aussi la spiritualité, m’attire. Toute pratique qui saurait concilier ces trois aspects est susceptible de m’intéresser, mais je crois qu’il peut-être trompeur de parler de pratique, ce qui compte, ce sont les hommes et les femmes qui savent les faire vivre et transmettre » (QR_ 68).Pour paraphraser, toute proportion gardée, Claude Nougaro qui, dans son poème symphonique « La plume d’ange », soutient que « La foi est plus belle que Dieu », il semblerait que pour les aikidoka, ou tout au moins l’ensemble de ceux qui se sont exprimés sur la question, nous pourrions dire que la relation Maître / élève se place au-dessus de l’art lui-même. Mais il demeure important de préciser que cette relation est toujours basée sur une liberté mutuelle. Le Maître n’ordonne pas, il propose un travail ; l’élève s’engage dans ce travail parce qu’il a confiance, nous l’avons dit, dans le Maître et, par conséquent, en la pertinence de ce que celui-ci lui propose. Il conserve toutefois la direction de son apprentissage en se gardant la nécessaire possibilité – celle-ci restant une possibilité et en aucun cas une obligation pour déterminer l’existence de la liberté – de poursuivre sa voie indépendamment de celui qu’il avait choisi comme mentor, seul ou sous un autre guidage. Cette relation n’est d’ailleurs pas fondamentalement différente de celle qui unit un doctorant avec son directeur de thèse. Par ailleurs, l’idée qu’exprime Patrick lorsqu’il est interrogé sur ce thème à la fin de son examen de passage de grade, c’est que ce type de lien perdure dans le temps même en cas de séparation physique et sociale : « On restait l’enseignant de son élève, même quand l’élève était parti, et j’ai fortement pensé à mon premier professeur, qui lui, est parti, qui suit une autre voie ... et qui ... Je me suis dit, il n’y a pas de possibilité de couper une relation comme ça. Je pense que tout le monde n’a pas compris dans l’assistance, mais, c’est toujours pareil, j’ai commencé avec lui, il y a longtemps que je ne suis plus ses cours, que je ne suis plus son enseignement, mais ... Il y a eu un point de départ, et j’en suis là où j’en suis parce que j’ai commencé avec lui, quand j’étais troisième kyu, j’ai faillit arrêter, et c’est lui qui m’a dit de continuer, j’aurai peut-être arrêté à ce moment-là, s’il ne m’avait pas dit de continuer, je ne serais pas là » (EE_ 51, Patrick, p. 80). Cette reconnaissance qui fait suite à la confiance que nous avons un jour placé en un enseignant en retour de celle qu’il nous témoignait et qui subsiste à travers le temps et les changements d’orientation personnelle de chacun valide une certaine attitude, une certaine pratique, de part et d’autre. Lorsque le Maître, un Shihan ou toute autre personne habilité à cette fonction passe du cadre du cours à celui de l’examen de passage de grade, il ne transforme pas pour autant son statut d’enseignant en celui de contrôleur : « Quand on fait un examen, on a comme devoir d’être bienveillant, on est là pour que les gens réussissent, on n’est pas là pour les mettre en échec, ça ne veut pas dire pour autant qu’on leur facilite tout, mais ça veut dire que…. on sait aussi les aider, parce que quand on les aide ils le perçoivent, et donc, ils savent à quel endroit on touche » (EE_ 52, Maître, p. 4). Le contexte de l’examen est un terrain d’apprentissage avant que d’être un espace de vérification. Cela s’est particulièrement vérifié pour Jean-François : « Là, j’ai adoré ce qui s’est passé, c’est-à-dire que c’était un peu sous forme de cours, Sensei me disait mais là, ce n’est pas la bonne solution, etc. C’était d’abord très valorisant pour moi, et là, j’ai beaucoup apprécié dans ce passage de grade ... Oui, j’ai vraiment vécu cela comme très positif, à savoir que même si tu ne sais pas, tu n’es pas jugé par le fait que tu ne saches pas, mais on s’en sert pour donner au groupe et puis pour ... Sensei nous a – moi en tout cas, personnellement j’ai vécu ça – J’ai été mis dans une situation très valorisante, et ni humiliante, ni d’échec, pour moi c’est un truc important parce que je sais que c’est un truc que je vis toujours assez mal, et que je perds facilement, je perds facilement mes moyens dans ces cas-là. » (EE_ 53, Jean-François, p. 45). Cette relation à l’examinateur devant qui va s’exécuter la technique constitue en conséquence un autre élément qui s’ajoute au réseau des significations qu’elle revêt aux yeux du pratiquant. Mais cette dimension didactique de la confiance ne transite pas uniquement par l’enseignant, elle est épaulée par le rôle incontournable de relais de la transmission joué par les sempai, les « anciens ».

Plus qu’un partenaire, qu’il est toutefois de plein droit, le sempai est une référence et peut-être un guide. Il relaie la bienveillance sans complaisance de l’enseignant comme il le fait de sa gestuelle et de sa technicité. C’est à nouveau Jean-François qui évoque ce qu’il ressent à propos de la manière dont il vit sa relation avec un de ses sempai : « Paolo était très ... je l’ai trouvé ... je l’ai remercié après pour ça ... à mon service. Au service de la démonstration, et il était complètement dans ... mais même les autres. Même les autres, mais là, particulièrement, ça se sentait bien, complètement dans le ... comment dire ? au service de la démonstration, et à mon service, pourvu que je puisse valoriser ce que je faisais, ça, moi j’aime beaucoup. […] Oui, vraiment, cette espèce de bienveillance, une forme de bienveillance dans l’action. […] Je ne me sentais pas du tout en danger par Paolo, je me sentais complètement libre, je me disais je vais pouvoir montrer sans avoir de difficulté dans sa réaction etc. ... Je sais qu’il va attaquer, qu’il sera sincère, je savais qu’il serait sincère dans l’action et donc que je pourrais faire ce que j’ai à faire. J’aurais plus de mal avec quelqu’un qui ... que je n’aurais pas senti sincère, tu vois. Mais enfin là, il ne devait pas y avoir de gens pas sincères à ce moment là, je pense que quand tu fais un passage de cinquième dan, et que tu fais uke, tu vas donner quoi. Surtout avec tout le monde qui regarde. Paolo, oui, parce que pour moi, Paolo, dans mon imagination, le grand frère, pour moi, c’est un peu mon grand frère, oui, c’est un peu mon grand frère quelque part, et donc, il y a une forme de bienveillance, je sens toujours la bienveillance. […] et quand j’ai des questions je peux lui poser ... Je sais que lui répondra, s’il ne sait pas il le dira, il ne se foutra pas de ma gueule, ou je ne sais pas quoi ! ou il ne dira pas ... il ne répondra pas à côté, quoi. Il répondra. Une forme de bienveillance que j’aime beaucoup avec Paolo … Qui est rassurante pour moi, et c’était bien qu’il soit uke, là » (EE_ 54, Jean-François, p. 61-62). Lors de l’examen de passage de grade de Patrick, Gilles, Jean-François et Guillaume, l’examinateur a mis en place une pratique peu courante :  il a demandé aux impétrants de choisir leurs uke. Le terme choisir est adéquat puisqu’il s’agit bien pour le candidat au passage de faire des choix mais il doit s’entendre, et ainsi le fut-il selon toutes apparences, comme le fait d’aller solliciter des sempai et non de réquisitionner des attaquants lambda.

Cette spécificité va donner lieu à plusieurs attitudes comportementales possibles de la part des impétrants, qui raisonnant plus en terme de compétences ou d’affinités, qui davantage en terme d’étiquette, qui encore en prenant en compte ces deux facteurs de décisions. Ainsi, Guillaume se refuse à opérer une sélection trop élective lorsqu’il faut choisir plusieurs uke : « J’ai choisi plutôt ... Si, j’ai choisi des personnes, mais j’ai choisi le haut de la colonne, comme ça. On va travailler. mais sans dire ... c’est clair que tout le monde était ... après je n’allais pas sauter des gens, ou je ne sais pas » (EE_ 55, Guillaume, p. 41). L’idée de paraître mettre ostensiblement un sempai à l’écart lui répugne. La décision est beaucoup plus libre quand il suffit d’inviter un seul « ancien », plus personnelle par le fait, comme l’explique Patrick : « Et comme Patrick M c’est une personne que j’aime bien, autant au niveau humain que technique, c’est ... le fait de prendre des gens comme uke, c’est autant un remerciement qu’on leur fait ... Enfin, moi, c’est comme ça que je le ressentais, un remerciement que je peux faire avec eux, d’avoir travaillé avec eux avant, et puis d’être là aussi, un peu grâce à eux » (EE_ 56, Patrick, p. 30). La relation au sempai, telle que nous l’avons brossée ci-dessus peut s’exprimer de cette manière. L’invitation formulée prend ainsi tout son sens, que l’on pourrait traduire approximativement par : « veuillez m’apporter vos compétences d’expert », mais aussi : « je vous remercie pour l’avoir déjà fait et vous remercie d’avance pour le faire à nouveau » quand la rencontre a déjà eu lieu auparavant. Les mots ne sont pas prononcés mais implicitement compris de part et d’autre, cela fait partie de la culture commune aux pratiquants.

Ainsi, reconnaissance du degré d’expertise, reconnaissance des qualités relationnelles, de la technicité et de la disponibilité, sont contenues dans l’invite. Pour preuve, les sempai ne s’y trompent pas, Claude, par exemple mais il n’est pas le seul, l’admet sans peine : « Et bien, le fait d’être choisi, c’est toujours très gratifiant. Faut dire ce qui est. Après ... C’est un énorme plaisir, il faut avouer, que d’être choisi comme uke, de dire.. on a toujours un peu cette appréhension là quand on est en position d’uke, et que le Maître décide de dire, vous choisissez votre uke. On a toujours un petit truc, en son âme et conscience on aimerait bien être choisi quand même, c’est quand même une satisfaction personnelle, c’est quelque chose de très valorisant ... » (EE_ 57, Claude, p. 43). Le choix s’effectue en toute connaissance de cause, un certain type de relation que l’impétrant estime bénéfique pour lui est reconnu et apprécié à sa juste valeur. Le candidat au passage sait ce qu’il vient chercher auprès de son aîné en qui il place sa confiance. Paolo le souligne : « La chose, le fait que les uke … les personnes qui ont à faire le passage de grade choisissent les uke, c’est très particulier dans le sens où s’est mise en place une relation qui est déjà expérimentée. Evidemment. Et en plus il y a quelque chose qui sort à ce moment-là, qu’il y a à la base sur des relations qui sont passées entre les élèves » (EE_ 58, Paolo, p. 43). Cette confiance en l’autre peut parfois prendre un peu au dépourvu un sempai de fait qui ne penserait pas qu’il puisse l’avoir fait naître, particulièrement si l’épreuve pour laquelle il est convié n’est pas forcément son « point fort ». C’est ce que nous révèle Jean-Michel : « Du moment que j’y étais, je m’y attendais un peu, mais, vu la nature du travail qui se faisait, et comme je ne suis pas vraiment un expert aux armes, je n’étais pas sûr d’être pris. Par contre, j’ai assez apprécié qu’il me demande quand même » (EE_ 59, Jean-Michel, p. 47). La satisfaction n’en est que plus grande. Pareil événement est advenu à Catherine lorsqu’elle a été sollicitée par Guillaume : « Ecoute, j’ai été surprise, parce que, comme il n’ y avait que des armes, je n’osais pas y aller, de toute façon, des fois il y a des ... Après, j’ai été choisie, bien sûr, c’est différent quand on est choisi, et là, évidemment, j’étais contente, c’était une surprise »( EE_ 60, Catherine, p. 58). Le Maître retiendra d’ailleurs ce choix comme parfaitement fin et judicieux, d’une part au nom de la compétence certaine de la jeune femme à assumer la fonction en présentant des caractéristiques mentales et comportementales très bien adaptées à la technique à démontrer, d’autre part en vertu de son aspect symbolique : « Et puis en même temps, de la part de Guillaume, il y a toujours une certaine élégance dans les relations, toujours de la politesse etc., donc c’est aussi ça, c’est la reconnaître comme haut gradé etc. et qu’elle ne reste pas sur la touche pendant que les hommes s’expliquent entre eux » (EE_ 61, Maître, p. 58). C’est aussi une volonté délibérée du Maître de l’Ecole qui trouve ici un écho dans la démarche de Guillaume : le statut de sempai même à un niveau assez élevé n’est pas réservé au sexe masculin. « C’est un peu contre les habitudes du métier. Généralement, dans la plupart des écoles, on cantonne les femmes à des grades inférieurs, c’est rare qu’elles dépassent deuxième dan. Bon, moi j’ai fait le choix inverse, j’ai fait le choix de les faire travailler beaucoup plus que ce qu’on les fait travailler en général, et essayer de les faire monter jusque là »( EE_ 62, Maître, p. 20). Nous avons d’ailleurs abordé plus en détail cette question du genre dans un des commentaires qui ponctuent les métarécits. Enfin, pour clore provisoirement ce chapitre consacré aux significations que peut revêtir la technique en se colorant de ce que peuvent lui apporter la relation Maître / élève et la relation sempai / kohai, notons que l’impétrant peut également choisir de demander le soutien d’un de ces anciens pour des raisons techniques bien précises. Ce fut notamment le cas lorsque Patrick vint solliciter Claude à un moment bien précis de l’examen. Celui-ci l’accueillit sans l’ombre d’une surprise : « Je m’y attendais parce qu’il n’y a pas longtemps que Patrick me demande les quatre kihon d’aikiken en frappe yokomen et qu’on s’entraîne là-dessus. […] Quand il est venu me chercher, j’étais sûr que c’était ça. J’étais sûr qu’il allait vouloir, justement, montrer ces quatre techniques d’aikiken, parce qu’on les avait déjà pas mal travaillées avant, voilà. Donc c’est vrai, je n’ai pas été surpris du tout. » (EE_ 63, Claude, p. 72). L’état d’esprit que l’on peut être encouragé à déceler sous cette demande, la complicité sous-jacente qu’elle semble révéler, nous amène à discerner d’une part la dimension verticale de la relation, formelle et hiérarchique, ainsi que le cadre et l’étiquette la mettent en place, et, d’autre part la dimension horizontale de pratiquant à pratiquant, unis dans la même recherche. Il nous paraît de ce fait intéressant de rapprocher une fois encore cette structure de celle que nous avions précédemment évoquée dans notre première partie, en assimilant un groupe constitué par des aikidoka travaillant régulièrement ensemble à une communitas au sens où l’entendait Turner. Mais il semblerait illusoire de penser que tout se passe toujours dans une concordance parfaite entre les uns et les autres dans un monde idyllique où n’interviendrait jamais aucun heurt, aucune ambiguïté, aucune incompréhension. Ce sont sur ce type de dysfonctionnements possibles que nous allons maintenant nous pencher.