5.2.3. La relation et les difficultés et obstacles qui peuvent venir la perturber

En analysant les réponses apportées à notre questionnaire, nous notons que le pratiquant tient souvent un discours qui reconnaît explicitement ses difficultés à surmonter certains blocages qu’il éprouve et contre lesquels il lutte incessamment : « L'acceptation de conflits internes qui m'animent et des résistances les plus coriaces », « 1) Connaître ses propres blocages par rapport à certaines situations 2) Modifier son comportement en face de ces blocages et les dépasser », « Oui, je suis en évolution, mais je n’ai pas fondamentalement changé. Il y a encore fort à faire et je me rends compte que c’est une bataille qu’il faut mener inlassablement … » (QR_ 69).  Le travail que cela implique est estimé très lourd, le but à atteindre considérablement éloigné mais la volonté d’y parvenir bien présente : « La barre est fixée haute. Je n’y arriverai peut-être jamais mais je veux travailler dans ce sens-là. Détermination » (QR_ 70). La manière possible d’intervenir positivement peut être entrevue : « Déjà, la prise de conscience de ma façon de fonctionner même si je ne sais pas encore fonctionner différemment. Je pense qu’il était déjà essentiel pour moi de « voir » qu’il y a une autre manière de fonctionner et que cela peut m’être possible si je m’y attelle » (QR_ 71). Généralement, c’est l’inconscient qui est mis au banc des accusés : « Ce qui fait la difficulté dans la pratique, dans les relations, dans les chutes et l’évolution de notre conscience, se sont toutes les réticences que notre inconscient met en place pour nous maintenir esclave de nos émotions et d’un système de fonctionnement » (QR_ 72). Quoi qu’il en soit, l’existence de ces blocages va perturber la relation.

Nous sommes nous-mêmes conscient qu’il semble y avoir un paradoxe apparent entre ce que nous avons déjà tenté d’expliquer en nous appuyant sur les théories de Damasio, la prise de décision au niveau corporel via l’émotion qui shunte en quelque sorte le circuit réflexif, et la demande que nous sommes en train de formuler de conscientisation de l’action. Pourtant, c’est la notion même de globalité de l’être corps/esprit, chère à Spinoza, qui nous paraît réfuter l’existence de ce paradoxe : si le psychisme est trop lent pour piloter seul une « machine » qui n’en est pas une au sens de l’automate cartésien puisqu’elle possède ses propres circuits de commande, il est important qu’il puisse vivre ce qui se passe, en être conscient pour pouvoir en tirer l’expérience, en emplir sa mémoire. N’oublions pas non plus que c’est lui qui a entraîné, préparé et mis en condition le corps, l’a déterminé dans ses actes et qu’il le fera encore. Le problème, c’est que quelquefois, il ne remplit pas vraiment son rôle en restant un peu « sur la touche ». C’est ce que, selon nous, évoque Jean-François à propos du tout début de son examen : « Les choses sortent, sans doute ... je ne sais pas ce qui est sorti en fait, sincèrement je ne saurai pas dire ce que j’ai montré là […] Oui. Les choses sortaient, mais ... mon sentiment aujourd’hui de ça, c’est que c’est la partie la moins maîtrisée du passage de grade, et la partie la plus floue, et peut-être la moins juste techniquement. J’ai cette impression-là » (EE_ 64, Jean-François, p. 27). Le corps répond en quasi toute autonomie, l’esprit est déconnecté ne suivant que de très loin l’action, la relation est par conséquent amputée de sa dimension consciente. C’est heureusement peu fréquent dans les exemples que nous avons recueillis au cours des entretiens qui nous ont permis de construire nos métarécits. La plupart du temps, au contraire, la conscience est bien présente et, pour le meilleur comme pour le pire, va avoir une certaine part d’influence, immédiate et non plus différée, sur l’action et, par voie de conséquence, sur la relation.

Dans ces conditions, quelles difficultés peut rencontrer précisément la relation dans ces actions où la conscience exerce son légitime droit de regard ? Peut-être déjà d’avoir du mal à s’établir quand, dans le cas d’un travail demandant le recours à plusieurs attaquants, un de ceux-ci demeure un peu « oublié » dans la gestuelle de shite, comme le relate Pascal : « Oui, de ne pas pouvoir, de ne pas être suffisamment dans l’action, parce qu’autant que je me souvienne j’étais derrière, et les actions ne m’arrivaient pas suffisamment, et j’ai essayé d’attaquer, d’avancer beaucoup plus pour pouvoir avoir une distance qui soit juste au contact » (EE_ 65, Pascal, p. 47). Cela peut être également une disparité au carrefour du physique et du comportemental entre les partenaires. En théorie, le travail de l’aikidoka devrait pouvoir se situer au-delà de ces contingences, mais nous avons vu en introduisant ce chapitre que si la perfection n’était pas de ce monde, elle ne l’est pas non plus du monde de l’aikidô. Ainsi, lors de l’épreuve de kaishi waza de l’examen de passage de grade de Catherine, celle-ci a rencontré un peu plus de résistance de la part de Camille que du fait des autres uke : « Camille, des fois, j’ai eu un peu plus de mal, je l’ai un peu bousculé, je me rappelle […] Ça veut dire, il faut les emmener faire chuter [...] Ils sont un peu plus lourds […] C’est vrai que par moment, j’ai un peu forcé, alors, disons, qu’idéalement, dans l’aikidô il ne faudrait pas » (EE_ 66, Catherine, p. 5). Règle-t-on cela en déployant plus de force musculaire ? « Non, pas du tout ! Plus de kime, plus de conviction … » (EE_ 67, Catherine, p. 6). La solution serait donc purement mentale ? « Non, c’est physique ! Je me rappelle, j’étais fatiguée » (EE_ 68, Catherine, p. 6). Corps et esprit sont mobilisés en même temps chacun à leur niveau, poussant et tirant pour aplanir tant bien que mal la difficulté. Mais cette dernière va resurgir de manière exacerbée sur une technique particulière, kaiten nage où une des mains de celui qui exécute le geste se positionne derrière la nuque du partenaire qu’il dirige vers le sol tandis que la seconde par une extension circulaire du bras, l’accule à la chute. Catherine réagit très mal lorsque Camille, à la demande de l’examinateur, lui applique cette technique, elle se contracte, résiste vainement, renonce, accepte finalement de se réfugier dans la chute mais achoppe sur cette dernière, mal préparée et, par conséquent mal réceptionnée. Le tout a duré au plus quelques unités de secondes. « J’ai résisté, je n'ai pas dit oui au kaiten nage […] Disons que sa manière de faire m’a surprise […] Assez rentre-dedans. Je ne m’y attendais pas et j’ai réagi comme … La nuque ! […] Ce n’est pas par hasard […] Je pense que c’est profond […] La réponse n’est plus technique […] On se dit : Ben zut alors ! Et après, bon, on fait marche arrière […] Je ne sais plus comment j’avais fait, j’avais cédé, je pense, oui je pense que j’ai passé un truc vague, c’était un peu en force, quoi. Et la fois d’après … je l’accepte » (EE_ 69, Catherine, p. 7). Le malaise a bien été partagé par Camille. Les deux partenaires identifient leurs responsabilités respectives dans cette altération, modifient conjointement leurs attitudes en fonction : « Assez rapidement, quasiment au premier, je sens que Catherine n’est pas très à l’aise ; c’est vrai que moi j’ai un physique dont je n’ai pas toujours pleinement conscience. […] c’est-à-dire, comme toujours, j’évite d’être dans l’opposition, mais d’être aussi dans la complaisance, et je n’ai peut être pas toujours conscience de ma force. Donc, à un moment donné, elle sent quand même ma présence, on va dire... Donc, j’essaye par la suite de faire un petit peu plus attention […] Sur le moment, non. Je sens simplement Catherine pas très à l’aise pour trouver les kaishi sur kaiten nage, et, une fois, deux fois, trois fois, et là, je me dis que moi, je suis peut être un petit peu trop présent sur la saisie. […] Mais après, en même temps c’est là où ça se joue à deux, c’est-à-dire que Catherine aussi, trouve des solutions, trouve des kaishi, donc ça devient tout de suite beaucoup plus fluide » (EE_ 70, Camille, p. 8). L’incident est clos et ne se renouvellera pas, l’écueil est écarté, la relation sauve.

Toujours dans le même examen, Catherine va rencontrer un autre problème mais, étrangement, va en être beaucoup moins affectée que son partenaire. Tout vient au départ de la demande de l’examinateur demandant à voir des variantes de kihon de jo bien précises. Or, si l’attaque de base de seme s’effectue pour la plupart de ces figures en tsuki, c’est-à-dire en coup d’estoc au niveau du sternum ou de la gorge, pour deux d’entre elles l’attaque se fait en shomen uchi, frappe de haut en bas au niveau du front. Et précisément, le Maître indique pour commencer ces variantes-là. Catherine fait erreur et s’apprête à effectuer pour débuter d’autres enchaînements que ceux demandés, par conséquent attend une attaque classique en tsuki : « Je me suis trompé de kihon parce que j’ai montré tsuki. On n’était pas d’accord avec David, David m’attaque shomen, mais je lui dis non tsuki et en fait, c’est lui qui avait raison, parce que le 6 le 7, c’est sur shomen […] Parce que j’étais persuadée d’avoir raison, donc ça ne m’a pas énervée, je me suis dit, mais qu’est-ce qu’il a ? Pourquoi il attaque shomen ? […] Et lui c’est adapté » (EE_ 71, Catherine, p. 15). Catherine n’a aucun doute sur ce qu’elle doit faire même si en réalité elle se trompe. Elle est sûre d’elle et, donc, met le comportement de David sur le compte d’une inexactitude de son fait. Lui, par contre, est complètement déstabilisé : « Déjà là, il y a un gros effort personnel à faire pour essayer de faire uke dans les meilleures conditions, pour faire les bonnes attaques, donc, d’après mes souvenirs, j’ai à peu près entrevu ces listes. Mais, avec Catherine, on ne s’est pas entendu, c’est évident, dès le départ, on n’est pas parti sur les mêmes choses. Donc là, c’est très difficile, c’est très déstabilisant parce que, on se demande si c’est moi qui me trompe, est-ce que c’est elle ? On est parti, on avait une idée des techniques qui allaient s’enchaîner, ce n’est pas le cas, alors, on est un peu perdu. C’est le souvenir de ce qui c’est passé. Alors après, on ne sait plus si la personne s’en est rendue compte et est revenue au départ, si on repart là dessus, si elle a une autre idée de l’ordre, malgré ce qu’elle... On essaie quand même d’adapter son action » (EE_ 72, David, p. 15). Après un moment de flottement, quelques tâtonnements, quelques techniques avortées, les enchaînements parviennent à se mettre en place tant bien que mal. « Sans réfléchir, à partir du moment où vraiment j’ai senti qu’on n’était pas dans le même ordre, qu’il y avait un truc qui déconnectait, je me suis dit, bon, ne focalise plus sur l’ordre, essaye de faire en sorte de réagir le plus vite possible, que tu puisses être à ce qu’elle fait. Voilà, bon ! J’ai trouvé que ça a mal marché. Je n’ai pas un bon souvenir là dessus, en tout cas […] C’est terrible, et là, notamment, puisqu’on passe un grade, là, ça pose problème, qu’est-ce que ce que tu fais n’est pas bon… là, c’est difficile, c’est pour cela que je me suis refocalisé là-dessus, parce que, tout le reste, j’ai trouvé que ça passait très bien. Et là, il y a eu vraiment… […] Je crois qu’on ne s’est pas entendu du premier kihon, dès le premier kihon, je crois que je suis parti… Je crois que c’était le sixième, si je ne me trompe pas, donc, j’ai attaqué en shomen, […] A partir de là, dès le départ, je ne sais plus vraiment ce qu’elle a fait, je crois qu’elle m’a même demandé une attaque, après quelque chose, et, paf ! Et, pas question de me parler... Donc, là, c’était vraiment difficile. […] On se sent mal, déjà, on se sent mal parce que, bon, je ne sais pas si c’est le cas de tout le monde, on pense surtout à ce qu’on fait, nous, même si on fait uke pour une personne. La première impression, c’est de se dire, qu’est-ce que j’ai fait qui ne va pas ? Est-ce que... c’est vraiment ça ? Le temps de penser à tout ça… ou se dire, bon, si ce n’est pas la bonne réaction, tout est en l’air, quoi, donc on met en l’air aussi le travail des autres, c’est un problème » (EE_ 73, David, p. 15-16). David est réellement en proie au malaise. Le doute l’a trop tenaillé, il ne parvient pas à retrouver confiance en lui, l’interaction lui laisse un goût amer. Catherine, en revanche, porte un regard beaucoup plus positif et serein sur cette interaction, certes loin d’être parfaite mais néanmoins parfaitement viable à son sens : «  Ils n’étaient pas tous placés… il me semble que ça n’allait pas trop mal […] Il y a eu quelques petits accrocs de temps en temps » (EE_ 74, Catherine, p. 15). Et le regard extérieur porté par l’examinateur lui donne raison ! : « Peut-être qu’il y a quelques interactions un peu brouillonnes, mais il y en a très peu, extrêmement peu, ce n’est pas symptomatique d’une pratique mal assumée, ce sont des accidents relationnels, comme il y en a toujours quand on implique le corps, et puis il y a aussi quelques fautes qui peuvent être faites par les uke, il semble me souvenir qu’il y en a eu une ou deux » (EE_ 75, Maître, p. 9). Contrairement à l’incident précédent, la relation entre les partenaires est dissymétrique, sans dysfonctionnement majeur pour l’une, que ce soit dans le sens de l’émission ou de la réception, entachée de confusion, et dans les deux sens également, pour l’autre qui doit lutter pour ne pas se laisser gagner par le « syndrome de Claude » dévolu habituellement à l’impétrant et qu’il a repris contre toute attente à son compte. Le fait que son niveau hiérarchique soit inférieur à celui de sa partenaire a sans doute également influé sur ce qu’il a vécu comme une mise en échec de ses propres capacités, pourtant intactes et attestées par ses actions, à tenir son rôle.

Cette différence marquée dans la manière de percevoir la relation, nous allons la retrouver à un niveau moins prononcé et, nous le verrons bien différent, dans le travail du kihon de ken dit « en alternance » qu’ont exécuté Guillaume et Patrick dans l’examen qui les réunissait avec Jean-François et Gilles. Pour Patrick, la relation du moment ne comporte apparemment pas d’oppositions manifestes et l’action se déroule sans heurts : « Je ne sais pas, on le connaissait tous les deux ... Il me semble que les enchaînements sont assez bien faits, surtout qu’on l’avait un peu travaillé en plus, sachant qu’on travaille d’abord uke soku seme. On change une fois de technique, une fois de rôle, et dans l’enchaînement on avait prévu aussi la possibilité de continuer l’enchaînement, en rechangeant de rôle et en rechangeant de technique après, c’est-à-dire, qu’en fin de compte, chacun faisait à tour de rôle 2 fois » (EE_ 76, Patrick, p. 38). De l’avis de Guillaume, beaucoup plus contrasté, les premières minutes ne sont pourtant pas exemptes de tentatives de chacun afin d’imposer à l’autre sa conception personnelle de l’exercice : « C’est vraiment les deux qui interagissent. Pendant l’échange chacun voulait mettre son point de vue … Il s’est passé des choses. […] C’est simple. On n’était pas tout à fait d’accord sur certains trucs » (EE_ 77, Guillaume, p. 39).Il est vrai que cet affrontement relatif et courtois a par la suite vécu, effacé par la bonne volonté d’entente mutuelle : « On s’entend, on regarde, on fait comme … On voit comme ça se passe … […] Et l’entente est venue. De toute façon, il y a des moments où il y en a un qui se met en attente et l’autre réattaque et c’est parti. […] Ça se passe bien, on ... jusqu’au bout, on le fait » (EE_ 78, Guillaume, p. 39). Est-ce à dire que l’on peut qualifier d’inopportune ou d’indésirable l’attitude précédente qui consistait à défendre son point de vue ? Est-ce bien là réellement un obstacle à la relation ? Le Maître revendique au contraire l’émergence de cette situation comme une résultante directe de l’enseignement dispensé, et qui plus est visé particulièrement par celui-ci : « On enseigne en appelant des situations qui sont des situations au départ, non résolues […] Donc on a une analyse, certains la prennent pour argent comptant, et la généralise à tout l’ensemble. Donc après, ils ont des problèmes, il y a des dissensions mais ça fait partie … de l’enseignement vraiment […] Ce qui fait qu’ils se retrouvent tous les deux dans la même situation, à avoir raison tous les deux mais avec des points de vue opposés. Ce qui à mon sens est tout à fait normal, c’est même souhaitable » (EE_ 79, Maître, p. 40). Un kihon n’est pas un kata 72 , chaque circonstance est unique et n’appelle pas le même traitement. De plus, chaque protagoniste possède sa propre logique interne, son propre cadre de référence qui l’incitent à proposer sa propre solution à un problème commun. Il est par conséquent tout à fait admissible que les solutions proposées se heurtent sans pour autant qu’il y en ait une de pleinement légitime et l’autre de totalement irréaliste. Ce sera une troisième solution, entièrement nouvelle, née de la rencontre des deux premières et non pas d’un compromis entre elles, qui va apparaître. Ce processus, en lequel tout chercheur en Sciences de l’Education reconnaîtra le conflit socio-cognitif à l’œuvre, est donc inhérent à la pratique de l’aikidô du K.A.K.K.H.H. et par conséquent « pimente » judicieusement la relation entre ses adeptes sans relever de l’ordre du dysfonctionnement.

Nous avons largement repris dans les chapitres précédents le terme de « colorié », que nous avions emprunté à Pascal, pour désigner les petites variations qui interviennent sur la relation selon les individus ou les circonstances. Nous pouvons poursuivre sur cette image en arguant que certains mélanges de couleurs sont plus difficiles à réaliser harmonieusement que d’autres, n’importe quel peintre pouvant sans doute nous le confirmer. Il en va de même pour les individualités, en aikidô comme ailleurs, et pour les techniques. Car c’est par le biais de la technique que s’établit la relation du moment de la technique, celle que nous étudions. Dans une relation minimale à un seul attaquant, nous sommes donc en présence de trois paramètres : les deux partenaires et la technique qui les relie. Quelquefois, la rencontre des trois peut poser des problèmes que nous appellerons, faute de mieux, technico-relationnels. L’œil de l’examinateur est particulièrement exercé à les repérer : « Ce que je sais c’est que ce genre de technique est pratiquement impossible sur Patrick M. C’est extrêmement difficile parce que l’approche de l’attaque est très précautionneuse et il a tendance à bloquer ses bras en attendant de voir ce qui se passe. Et donc, ça veut dire que c’est un très gros boulot pour celui qui veut faire ura en furikomi que de l’emmener dans une aspiration avec un mouvement de jambe. Donc, il est probable que Jean-François a eu une certaine difficulté » (EE_ 80, Maître, p. 54), ou encore : « Alors bon, ils ont tous les deux mauvais caractère. Ils s’emportent tous les deux, donc ça ne rend pas les choses forcément faciles. Gilles a dû être obligé de baisser un peu la tête et monter les épaules, se mettre un peu en déséquilibre, j’ai peut-être du faire des remarques sur cette posture […] Le choix de la technique n’est pas non plus … anodin. Pas du tout. Il choisit une technique dans laquelle il a confiance qu’il pourra mettre son sabre dessous et que donc même s’il n’arrive pas à faire un geste qui soit parfait du point de vue timing etc., il pourra remonter par-dessous, il sera … Enfin, l’attaquant, Claude là, sera obligé de céder à un moment. Il y a une certaine confiance en son geste à ce moment-là. Il ne le choisit pas par hasard. C’est un choix peut-être inconscient mais le choix est le bon parce qu’il s’en sort quand même » (EE_ 81, Maître, p. 56). Si la relation s’avère incertaine ou quelque peu figée sur un statu quo, c’est le choix judicieux de la technique qui peut l’émanciper. Ici la compréhension du problème ouvre directement sur le chemin de sa résolution, même si celle-ci demande une finesse et une expérience conséquentes.

En revanche, un problème majeur est beaucoup plus difficile à évacuer. Nous avons évoqué dès les premières lignes de ce chapitre, et nous l’avons repris par la suite, l’écart que reconnaissaient volontiers les aikidoka entre l’idéal de leur pratique et la manière dont ils pouvaient tout au plus s’en approcher. Dans le contexte des arts martiaux, l’aikidô occupe une place particulière qui exclut toute compétition, qu’elle soit formelle ou symbolique, au profit d’une Liberté de chacun dans une dynamique de coopération. Nous citerons une nouvelle fois une réflexion de pratiquant extraite des réponses à notre questionnaire : « Dans ces pratiques importées en occident, on a relevé surtout l’aspect compétitif, l’affrontement. L’aikidô va au-delà de cette approche primaire et handicapante. Il met toujours en coïncidence le choix que l’individu doit effectuer (entrer dans le conflit ou pas) par conséquent s’en dégage un idéal de Liberté et de conscience de l’individu face à une situation donnée » (QR_ 73). Mais, nous l’avons vu, dans l’occurrence d’un examen de passage de grade, il existe certains enjeux initiateurs d’une certaine tension et la non-compétition d’ordre symbolique, la non-opposition vis-à-vis du partenaire, deviennent très délicates à maintenir. Il y a nécessairement lutte interne chez l’aikidoka entre ce que lui a enseigné sa pratique et ce que lui a appris la culture dans laquelle il est né, a grandi et vit encore. Le Maître le souligne tout spécialement à propos de l’épreuve de kaishi waza du passage de grade de Patrick, Gilles, Jean-François et Guillaume : « Oui. Avec une grosse difficulté sur apprendre à céder. Ce n’est pas facile en examen aussi d’apprendre … enfin, de céder en examen. La tension. Ce n’est pas facile de voir que la victoire s’emporte, peut être acquise en cédant. Là, s’il y a une chose qui demande une éducation incroyable et en examen particulièrement, c’est …Ouh ! On a plutôt appris à se battre, à combattre, à lutter, à faire des pieds et des mains pour obtenir et surtout pas lâcher » (EE_ 82, Maître, p. 68). Céder est pourtant la tactique qu’emploie presque systématiquement Catherine, dans la même épreuve lors de son propre examen et après sa mésaventure avec les premiers kaiten nage,  lorsqu’elle achoppe à fournir sans attendre une réponse à la technique qui lui est appliquée : « D’abord recevoir » (EE_ 83, Catherine, p. 10). Dans le cas inverse, une fois encore, curieux paradoxe, la volonté trop exacerbée de réussir coûte que coûte peut constituer d’une certaine façon un frein à la véritable réussite en altérant la relation à l’autre.

Dans le cadre des difficultés qui peuvent survenir dans la relation, nous pouvons un instant revenir sur le problème du sentiment non partagé à son propos entre les personnes qui en constituent les pôles humains. Lorsque Gilles parle de ce qu’il a ressenti pendant sa démonstration d’un principe d’aikidô alors qu’il avait pour partenaire Pascal, il nous remémore un précepte que nous avons précédemment découvert et que Patrick M, entre autres, précise explicitement : « On n’est pas là en train de subir en disant je vais mourir, ou j’attaque en disant, c’est bon, je vais attaquer un petit peu en dessous pour éviter les coups, non » (EE_ 84, Patrick M, p. 71). La fonction de seme pendant l’attaque est d’attaquer, pas de penser déjà à subir ; cela viendra au moment opportun quand de seme il deviendra uke après inversion des rôles. Gilles perçoit chez Pascal quelque chose qui pourrait constituer une forme de léger manquement à cette règle : « J’avais eu perçu d’interactions plus complètes, je pense que c’était quand même intéressant […] Je pense qu’il s’adaptait un peu trop. Peut-être ça aurait donné un quelque chose de plus intéressant, s’il avait été déterminé, sans se soucier de la technique qu’il allait à avoir subir […] Peut-être qu’il ... qu’il anticipait un poil ... je suppose, il anticipait un tout petit peu la chute, et justement ça affaiblissait le concept de rien à tout, précisément, parce que je suppose que ça se voit sûrement, je l’ai senti comme ça » (EE_ 85, Gilles, p. 69). Mais Pascal, quant à lui, prétend tout d’abord à l’attitude contraire de sa part : « Le fait de donner ... d’y aller totalement pour qu’il puisse réaliser sa technique, réellement, c’est-à-dire, c’était vraiment la notion de ... pas à corps perdu, il ne faut pas exagérer non plus, mais ... vraiment une volonté, une volonté d’être dans l’attaque, d’avoir une disponibilité corporelle suffisamment importante de façon à ce qu’il puisse, lui, prouver et montrer ce qu’il avait envie de faire […] Agréable. Agréable » (EE_ 86, Pascal, p. 69). La sincérité de l’un comme de l’autre dans leurs ressentis respectifs et contradictoires ne nous semblent pas à devoir être remise en cause. Alors, d’où peut provenir cette divergence de perceptions ? La suite du discours de Pascal va nous éclairer : « C’est vrai que je m’attendais éventuellement à un carton, dans la mesure ou il y a quand même beaucoup d’émotions, et que le fait de vouloir prouver quelque chose, très souvent amène des tensions, alors que là, pas du tout […] Oui, oui, la peur de mal chuter, la peur d’être pris à contretemps, la peur de ... justement, j’allais dire, qui t’amène, c’est ce qu’on a vu aujourd’hui même, qui t’amène dans un espace bien autre que le tien, ou tu sois ... comment dirais-je ? l’impression de disparaître à soi même, l’impression de ne pas se retrouver... » (EE_ 87, Pascal, p. 69-70). L’appréhension de l’action en cours, de ses conséquences possibles, du point de vue du physique comme des effets psychiques qui l’accompagnent, avait bel et bien une réalité mais Pascal pensait l’avoir entièrement surmontée pour ne plus ressentir que « Quelque chose de totalement agréable ». Et sans doute en était-il ainsi à quelques nuances près, nuances infimes indétectables par la pensée introspective mais percevables au niveau corporel. Cela nous ramène à la mise au point du Maître reconnaissant que l’existence d’un danger potentiel dans ces circonstances n’a rien d’un fantasme.

Pour Claude, ce danger est à relativiser, le mot lui paraît un peu fort : « Danger ... Jamais il y a un réel danger. C’est vrai que ça peut toucher » (EE_ 88, Claude, p. 46). Patrick M en différencie des niveaux, celui qu’évoque Claude, le plus probable et qui ne mérite guère l’appellation de danger et un autre, plus conséquent mais qui résulterait d’une défaillance de seme dans le rôle qui lui est attribué : « Les gens contrôlent, même si ça touche, c’est généralement bénin […] Ça existe il faut être vigilant ... parce que de toute façon, si effectivement au niveau de l’attaque on ne maintient pas le niveau de l’énergie suffisant pour jouer son rôle, effectivement, ça peut devenir dangereux » (EE_ 89, Patrick M, p. 71). Pierre, moins expérimenté, a davantage peut-être maille à partir avec ce sentiment mais, d’une part, il le relativise lui aussi, et d’autre part il suit les principes de son aîné en se donnant tout entier à sa mission d’attaquant, tout en reconnaissant une part de responsabilité dans cette mise ne danger de part les petites erreurs d’appréciation qu’il a pu commettre : « J’ai eu la sensation de prendre beaucoup plus de risques au jo qu’au ken, d’être rentré beaucoup plus sur des attaques qui n’étaient pas forcément celles adaptées au kihon... Du coup, je suis rentré dans des situations périlleuses pour moi. […] Danger relatif. […] Ça passe, ça passe, on s’en sort, sans égratignure, et on se sent en danger, et en fait, effectivement, on est en danger à ce moment-là, on se sent en danger, mais encore, c’était bien fait, bien géré […] Celui qui attaque assure, chaque fois ça rentre, et quand tu es trop près... On ne peut pas appeler ça vraiment de la peur, c’est une sensation de… […] de danger, oui » (EE_ 90, Pierre, p. 18). Le danger résulte surtout d’un mauvais placement de l’un ou de l’autre à un moment donné de l’action mais comme le rappelle cet extrait des réponses à notre questionnaire, d’une manière générale, « Le placement est une chose difficile, car toujours en balance. Ce n’est jamais une position déterminée à l’avance donc à risque maximum. Equilibre à trouver entre ce qu’on reçoit et ce qu’on apporte. Toujours à reconsidérer en fonction de la relation avec la personne en face de soi ou le groupe ou les individus du groupe » (QR_ 74). L’interaction entre shite et seme est nécessairement dynamique et c’est quand l’un d’entre eux quitte cette dynamique commune que le danger apparaît en sanctionnant leur relation.

Pour clore ce chapitre mais ne certes pas épuiser son sujet, il nous paraît approprié de terminer sur un extrait de l’entretien que nous avons eu avec le Maître qui, à notre sens, montre bien l’étendue de la tâche qui peut être dévolue à un impétrant. On notera néanmoins qu’on parle ici d’un niveau de complexité encore supérieur aux bases que nous avons traitées puisqu’il est question de la capacité à gérer deux relations simultanément : « Dans l’idéal, il faudrait être capable de créer une inspiration sur l’un, pendant qu’on entre sur l’autre, ça veut dire qu’il faut créer un lien avec les deux, et que les deux liens soient conscients en permanence, et qu’aucun des deux liens n’empêche l’action qui est en train de se dérouler, il faut qu’on soit à la fois dans ce qui vient d’être, ce qui va être, et ce qui est, donc, on sait, quand on demande ce type d’enchaînements, qu’on va avoir, on va dire, la bonne réponse, c’est entre 60 et 80 % de bien assumé, mais… moi, quelqu’un qui fait 100 % là dessus, je ne l’ai jamais vu, et en plus, ce n’est pas ce qu’on cherche. On cherche à voir aussi, comment l’individu positionné au milieu, est capable de gérer cette situation, qui est quand même extrêmement complexe, extrêmement » (EE_ 91, Maître, p. 19). On comprend alors que le décalage dont nous avons traité ces dernières pages entre la relation telle qu’elle est recherchée, idéalisée, et la relation telle qu’elle peut parfois être vécue sur le tatami, ne soit en aucun cas le fruit d’une hypothétique incapacité rédhibitoire des aikidoka que nous vous avons présentés à aller jusqu’au bout de leur pratique. Cet écart est naturel et normal, l’idéal constitue une direction à prendre, un but à viser, pas nécessairement à atteindre. Dans la technique qu’exécute le pratiquant, dans ce qu’il en comprend et en ressent, dans ce qu’elle signifie pour lui au niveau de la relation, subsiste toujours, plus ou moins marquée selon son degré d’expertise et infime pour certains, une part d’aléatoire, d’incontrôlé.

Cet aspect de la technique parmi les multiples significations que peuvent prêter à celle-ci les aikidoka rejoint ceux que nous avons déjà dégagés, ceux plutôt centrés sur soi, contextuel, ritualisé, psychosomatique et différenciateur et ceux davantage tournés vers l’autre, vers la relation, recherchée et marquée par la filiation, et s’inscrit à leur suite dans la deuxième catégorie. Cela réalisé, il nous semble maintenant possible d’aborder directement les significations de la technique en fonction de notre thèse en nous plaçant délibérément du point de vue langagier.

Notes
72.

Se rapporter au sujet de cette distinction à la première partie de la thèse, chapitre 1.2.1. « Del’allégeance de Thanatos à l’expansion d’Eros : aspects psychanalytiques. »